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de l'esprit que pour lui; il ne laisse pas même aux autres le temps d'en avoir pour lui plaire. Si quelqu'un d'étranger chez lui a la hardiesse de le contredire, Lisias continue à parler; ou s'il est obligé de lui répondre, il affecte d'adresser la parole à tout autre que celui qui pourroit le redresser. Il prend pour juge de ce qu'on lui dit quelque complaisant qui n'a garde de penser autrement que lui. Il sort du sujet dont on parle, et s'épuise en comparaisons. A propos d'une petite expérience de physique, il parle de tous les systèmes de physique. Il croit les orner, les déduire, et personne ne les entend. Il finit en disant qu'un homme qui invente un fauteuil plus commode, rend plus de service à l'État que celui qui fait un nouveau système de philosophie. Ainsi il méprise lui-même les choses qu'il se pique cependant d'avoir apprises, car il lit jusqu'aux voyageurs, et jusqu'aux relations des missionnaires. Il raconte de point en point les coutumes d'Abyssinie et les lois de l'empire de la Chine. Il dit ce qui fait la beauté en Ethiopie, et il conclut que la beauté est arbitraire, puisqu'elle change selon les pays. Sa conversation est un étalage perpétuel de son érudition et de son éloquence. Ses années et ses dignités lui ont inspiré cet orgueil qui lui fait dédaigner l'esprit des autres. Moins bien établi dans le monde, il parloit quelquefois pour plaire et se faire mieux écouter; mais l'âge, en fixant la fortune et les espérances des hommes, détruit leurs vertus.

mande le nom d'un officier de son régiment qui est de garde, Thersite affecte de répondre qu'il le connoît bien, mais qu'il ne se souvient pas de son nom. Il est empressé, officieux, familier, et pourtant très bas avec tous les grands de l'armée. Il est l'ami des capitaines, de leurs gardes et de leurs secrétaires. Il leur vend des chevaux et des fourgons, et gagne leur argent au jeu. S'il y a malheureusement de la désunion entre les chefs, il tâche de tenir à tous les partis. Il fait sa cour chez les deux maréchaux, et raconte le soir chez Fabius ce qu'il a ouï dire le matin dans l'autre camp. Personne ne sait mieux que lui les tracasseries de l'armée. Il est de ces soupers de société où l'on se divertit des maux publics, et où l'on jette finement du ridicule sur tous ceux qui font leur devoir. Thersite a toujours dans sa poche les cartes du pays où l'on fait la guerre ; il étend une de ces cartes sur la table, et il fait remarquer avec le doigt les fautes qu'on a faites. Il parle ensuite d'un projet de campagne qu'il a fait lui-même, et dit qu'il écrit des mémoires de toutes les opérations dont il a pu être témoin. Il est nouvelliste, il est politique. Il n'y a point de talent ni de mérite dont il ne se pique; celui qu'il possède le mieux est l'art de railler la vertu, et de se faire supporter des gens en place. Il n'y a point de si vil service qu'il ne soit tout prêt de leur rendre; et s'il se trouve chez le duc Eugène, lorsque celui-ci se débotte, Thersite fait un mouvement pour lui présenter ses souliers; mais comme il s'aperçoit qu'il y a autour de lui beaucoup de monde, il laisse prendre les souliers à un valet et rougit en se relevant.

v.

Lisias, ou la fausse éloquence.

Lisias sait orner ce qu'il pense, et raconte mieux qu'il ne juge. Il aime à parler; il écoute peu; il se fait écouter long-temps et s'étend sur des bagatelles, afin d'y placer toutes ses fleurs. Il ne pénètre point ceux à qui il parle; il ne cherche point à les pénétrer. Bien loin d'aspirer à flatter leurs passions ou leurs espérances, il paroît supposer que tous les hommes ne sont nés que pour l'admirer, et pour recueillir les paroles qui daignent sortir de sa bouche. Il n'a

VI.

Le mérite frivole.

Un homme du monde est celui qui a beaucoup d'esprit inutile, qui sait dire des choses flatteuses qui ne flattent point, des choses sensées qui n'instruisent point, qui ne peut persuader personne quoiqu'il parle bien; doué de cette sorte d'éloquence qui sait créer ou embellir les bagatelles, et qui anéantit les grands sujets; aussi pénétrant sur le ridicule et sur tous les dehors des hommes, qu'il l'est peu sur le fond de leur esprit; un homme riche en paroles et en extérieur, qui, ne pouvant primer par le bon sens, s'efforce de paroître par la singularité; qui, craignant de peser par la raison, pèse par son inconséquence et ses écarts; qui a besoin de

changer sans cesse de lieux et d'objets, et ne | tant il est difficile de lui échapper. Il tourne, il peut suppléer par la variété de ses amusements manie un esprit, il le feuillette, si j'ose ainsi le défaut de son propre fonds.

VII.

Trasille, ou les gens à la mode.

Trasille n'a jamais souffert qu'on fit de réflexions en sa présence et que l'on eût la liberté de parler juste. Il est vain, caustique et railleur, n'estime et n'épargne personne, change incessamment de discours, ne se laisse ni manier, ni user, ni approfondir, et fait plus de visites en un jour que Dumoulin, ou qu'un homme qui sollicite pour un grand procès. Ses plaisanteries sont amères. Il loue rarement; il y a même peu de louanges qu'il daigne écouter. Il est dur, avare, impérieux. Il a de l'ambition par arrogance, et quelque crédit par audace. Les femmes le courent; il les joue. Il ne connoît pas l'amitié. Il est tel que le plaisir même ne peut l'attendrir un moment.

VIII.

Théophile, ou la profondeur.

Théophile a été touché dès sa jeunesse d'une forte curiosité de connoître le genre humain et le différent caractère des nations. Poussé par ce puissant instinct, et peut-être aussi par l'erreur de quelque ambition plus secrète, il a consumé ses beaux jours dans l'étude et dans les voyages; et sa vie, toujours laborieuse, a toujours été agitée. Son goût s'est tourné de bonne heure du côté des grandes affaires et de l'éloquence solide. Il est simple dans ses paroles, mais hardi et fort. Il parle quelquefois avec une liberté qui ne peut lui nuire, et qui écarte cependant la défiance de l'esprit d'autrui. Il paroît d'ailleurs comme un homme qui ne cherche point à pénétrer les autres, mais qui suit la vivacité de son humeur. Lorsqu'il veut faire parler un homme froid, il le contredit quelquefois pour l'animer; et si celui-ci dissimule, sa dissimulation et son silence parlent à Théophile: car il sait quelles sont les choses que l'on cache,

1 Dumoulin, dont le vrai nom est Molin (N.), célèbre méde

cin, mort à Paris en 1755, à l'âge de quatre-vingt-neuf ans, sans postérité, et riche de seize cent mille livres. B.

dire, comme on discute un livre qu'on a sous les yeux, et qu'on ouvre à divers endroits, et cela d'un air si naïf, si peu préparé, si rapide. que ceux qu'il a surpris par ses paroles se flattent eux-mêmes de lire dans ses plus secrètes pensées. Sa simplicité leur impose: son esprit profond ne peut être ainsi mesuré. La force et la droiture de son jugement lui suffisent pour pénétrer les autres hommes; mais il échappe à leur curiosité sans artifice, par la seule étendue de son génie. Théophile est la preuve que l'habileté n'est pas uniquement un art, comme les hommes faux se le figurent. Une forte imagination, un grand sens, une ame éloquente, subjuguent sans effort et sans finesse les esprits les plus défiants; et cette supériorité des grands génies les cache bien plus sûrement que le mensonge, ou que la dissimulation, toujours inutiles aux fourbes contre la prudence.

IX.

Turnus, ou le Chef de parti.

Turnus est le médiateur de ceux qui, par le caractère de leurs sentiments ou par la disposition de leur fortune, ont besoin d'un milieu qui les rapproche et qui concilie leurs esprits. Deux hommes qui ne se comprennent point, trouvent tous les deux près de lui la justice qu'ils se refusent et l'estime qui leur est due. Sans sortir de son caractère, il atteint naturellement et sans effort à l'esprit et aux sentiments des autres hommes. Ses insinuations pleines de force lui assujettissent le cœur de ceux que l'autorité de ses emplois a déja attachés à sa fortune. S'il est à l'armée, en voyage, s'il s'arrête un seul jour dans une ville, il s'y fait dans ce peu de temps des créatures. Quelques uns abandonnent leur province dans la seule espérance de le retrouver et d'en être protégés dans la capitale. Hs ne sont point trompés dans leur attente; Turnus les reçoit parmi ses amis, et il leur tient lieu de patrie. Il ne ressemble point à ceux qui, capables par vanité et par industrie de se faire des créatures, les perdent par légèreté ou par paresse, qui promettent toujours plus qu'ils ne tiennent, et ne retirent de leurs

artifices qu'une réputation plus pernicieuse que | treprises du consul qui commande en chef. On

la vérité. Turnus ne cultive les hommes que pour satisfaire son génie bienfaisant et accessible, pour jouir de cet ascendant que la nature donne à la bonté sur les cœurs. Il est amoureux de l'empire que l'on peut acquérir par la vertu, ou par les séductions de l'éloquence. Son esprit flexible sait prendre des formes trompeuses; mais son ame est droite et sincère.

X.

Lentulus, ou le factieux.

Lentulus se tient renfermé dans le fond d'un vaste édifice qu'il a fait bâtir, et où son ame austère s'occupe en secret de projets ambitieux et téméraires. Là le peuple dit qu'il travaille le jour et la nuit pour tendre des piéges à ses ennemis, pour éblouir les étrangers par des écrits et amuser les grands par des promesses. Sa maison quelquefois est pleine de gens inconnus, qui attendent pour lui parler, qui vont et qui viennent. Quelques uns n'y entrent que la nuit et travestis, et on les voit sortir devant l'aurore. Lentulus fait des associations avec des grands qui le haïssent, pour se soutenir contre d'autres grands dont il est craint. Inaccessible aux hommes inutiles, il a des agents parmi le peuple qui ménagent pour lui sa bienveillance; et quand il se montre en public, ses émissaires, zélés pour sa gloire, excitent les enfants à l'applaudir. Lentulus porte jusque dans les armées et dans le tumulte des camps, cette application infatigable qui le cache aux hommes oisifs; et pendant qu'il est obsédé de ses créatures, qu'il donne des ordres, ou qu'il médite des intrigues, le peuple volage des centurions se lasse à sa porte et laisse échapper des murmures contre un général invisible. On croit qu'il emploie sa retraite à traverser secrètement les en

Il y a dans le manuscrit deux variantes de ce caractère. La seconde ne diffère de celle-ci que dans les phrases qui suivent, et qui terminent ainsi le caractère: Turnus ne cultive les hommes que pour satisfaire son génie bienfaisant et accessible, pour les dominer par l'esprit, pour les surpasser en vertu, pour jouir de cet ascendant que la nature donne à la bonté sur les cœurs. Il est amoureux de l'empire que l'on pent acquérir par la raison et par les séductions de l'éloquence; ses paroles sont plus aimables que ses bienfaits memes, et sa haute naissance moins considérée que ses qualités personnelles.

1

dit qu'il fait en sorte que les subsistances manquent au quartier-général, pendant que tout abonde dans son propre camp. Le consul appuie lui-même ces bruits injurieux, et toute l'armée se partage entre ses deux chefs désunis. S'il arrive alors que les troupes de la répu blique reçoivent quelque échec de l'ennemi, aussitôt les courriers de Lentulus font retentir la capitale de ses plaintes contre le consul; le peuple s'assemble dans les places par pelotons, et les créatures de Lentulus ont grand soin de lire des lettres, par lesquelles il paroît qu'il a sauvé l'armée d'une entière défaite; toutes les gazettes répètent les mêmes bruits, et le consul est obligé de se défendre par des manifestes. Le sénat ne peut prononcer entre deux si grands capitaines. Il dissimule les mauvais offices qu'ils veulent se rendre, afin de les forcer par la douceur à servir à l'envi la république. Leurs talents lui sont plus utiles que leur jalousie n'est nuisible. C'est cette ambition des grands hommes qui fait la grandeur des États.

XI.

Clazomène, ou la vertu malheureuse. Clazomène a fait l'expérience de toutes les misères de l'humanité. Les maladies l'ont assiégé dès son enfance, et l'ont sevré dans la fleur de son âge de tous les plaisirs. Né pour des chagrins plus secrets, il a eu de la hauteur et de l'ambition dans la pauvreté ; il s'est vu méconnu dans ses disgraces de ceux qu'il ai

seconde, qui ne diffère qu'en cet endroit, le caractère finit Le manuscrit renferme également deux variantes. Dans la ainsi : Il n'y a point de bruit que l'envie n'adopte avidement contre les hommes qui sont nés supérieurs aux autres. S'il arrive alors que les troupes de la république reçoivent quelque échec de l'ennemi, aussitôt les courriers de Lentulus font retentir la capitale de ses plaintes contre le consul; le peuple s'assemble dans les places par pelotons, et les créatures de Lentulus ont grand soin de lire des lettres par lesquelles il paroît qu'il a sauvé l'armée d'une entière défaite; toutes les gazettes répe tent les mêmes bruits, et le consul est obligé de se défendre par des manifestes. Ceux qui savent la vérité, et qui ne sont point entraînés par des motifs particuliers, rendent cette justice à Lentulus, qu'en agissant quelquefois contre ses ennemis personnels, son ame, attachée à sa gloire, a toujours res pecté l'État. Mais l'ambition, la hauteur, et, plus que tout cela, les grands talents, révoltent aisément la multitude; le soupçon et la calomnie suivent le mérite éclatant, et le peuple cherche des crimes à ceux qu'il estime assez courageux pour les entreprendre, et assez habiles pour les ea

cher.

moit; l'injure a flétri sa vertu, et il a été offensé | celles qu'on possède. Sujet en effet à se dégoûde ceux dont il ne pouvoit prendre de vengeance. Ses talents, son travail continuel, son attachement pour ses amis, n'ont pu fléchir la dureté de sa fortune; sa sagesse même n'a pu le garantir de commettre des fautes irréparables. Il a souffert le mal qu'il ne méritoit pas, et celui que son imprudence lui a attiré. La mort l'a surpris au milieu d'une si pénible carrière, dans le plus grand désordre de sa fortune. Il a eu le regret de quitter la vie sans laisser assez de bien pour payer ses dettes, et n'a pu sauver sa vertu de cette tache. Le hasard se joue du travail et de la sagesse des hommes; mais la prospérité des hommes foibles ne peut les élever à la hauteur que la calamité inspire aux ames fortes, et ceux qui sont nés courageux, savent vivre et mourir sans gloire.

que

XII.

Timocrate, ou le scélérat1. Timocrate est venu au monde avec cette haine inflexible de toute vertu et ce mépris féroce de la gloire qui couvrent la terre de crimes. Ni la prospérité ni la misère qu'il a éprouvées tour-à-tour n'ont pu lui enseigner l'humanité. Fastueux et violent dans le bonheur; téméraire et farouche dans l'adversité, il a été cruel jusdans ses plaisirs, et barbare après ses vengeances. Ministre de la cruauté et de la corruption des autres hommes, esclave insolent des grands, ambitieux, séducteur audacieux de la jeunesse, il ne se commet point de meurtres ni de brigandages où son noir ascendant ne le fasse tremper. Son génie violent et hardi l'a mis à la tête de tous les débauchés et les scélérats, et préside en secret à tous les crimes qui sont ensevelis dans les ténèbres. Une main cachée, mais puissante, le dérobe aux rigueurs de la justice; entouré d'opprobres, il marche la tête levée ; il menace de ses regards les sages et les vertueux ; sa témérité insolente triomphe

des lois.

XIII.
Alcipe.

Alcipe a pour les choses rares cet empressement qui témoigne un goût inconstant pour C'est à peu près le même que Phalante, dans les Œuvres.

ter des plus solides, parcequ'il a moins de passion que de curiosité pour elles; peu propre par stérilité à tirer long-temps des mêmes choses et des mêmes hommes de nouveaux usages; sobre et naturel dans son goût, mais touché quelquefois dans ses lectures du bizarre et du merveilleux ; laissant emporter son esprit, qui manque peut-être un peu d'assiette, au plaisir rapide de la surprise; dominé volontairement par son imagination, et cherchant dans le changement, ou par le secours des fictions, des objets qui éveillent son ame trop peu attentive et vide de grandes passions; cependant, très ami du vrai, capable de sentir le beau, et de s'élever jusqu'au grand, mais trop paresseux et trop volage pour s'y soutenir; hardi dans ses projets et dans ses doutes, mais timide à croire et à faire; défiant avec les habiles, par la crainte qu'ils n'abusent de son caractère sans précantions et sans artifice; fuyant les esprits impérieux, qui l'obligent à sortir de son naturel pour se défendre et font violence à sa timidité et à sa modestie; épineux par la crainte d'être dupe: comme il hait les explications par timidité ou par paresse, il laisse aigrir plusieurs sujets de plainte sur son cœur, trop foible également pour vaincre et pour produire ces délicatesses tels sont ses défauts les plus cachés. Quel homme n'a pas ses foiblesses? Celui-ci joint à l'avantage d'un beau naturel un coup d'œil fort vif et fort juste: personne ne juge plus sainement des choses au degré où il les pénètre; il ne les suit pas assez loin; la vérité échappe trop promptement à son esprit, naturellement vif, mais foible, et plus pénétrant que profond; son goût, d'une justesse rare sur les choses de sentiment, saisit avec peine celles qui ne sont qu'ingénieuses; trop naturel pour être affecté de l'art, il ignore jusqu'aux bienséances; estimable par cette grande et précieuse simplicité, par la droiture de ses sentiments, et par ces clartés imprévues d'un heureux instinct que la nature n'a point accordées aux esprits subtils et aux cœurs nourris d'artifices. XIV.

Le flatteur insipide.

Un homme parfaitement insipide est celui qui

loue indifféremment tout ce qu'il croit utile de louer; qui, lorsqu'on lui lit un roman protégé d'une société, le trouve digne de l'auteur du Sopha, et feint de le croire de lui; qui demande à un grand seigneur qui lui montre une ode, pourquoi il ne fait pas une tragédie ou un poëme épique; qui, du même éloge qu'il donne à Voltaire, régale un auteur qui s'est fait siffler sur les trois théâtres; qui, se trouvant à souper chez une femme qui a la migraine, lui dit tristement que la vivacité de son esprit la consume comme Pascal, et qu'il faut l'empêcher de se tuer un homme qui n'a point d'avis à soi, qui fait profession de suivre l'avis des autres ; qui sait même, dans le besoin, associer les contraires pour ne contredire personne; enfin un esprit subalterne, qui est né pour céder, pour fléchir, et pour porter le joug des autres hommes par inclination et par choix.

XV.

Timagène, ou la fausse singularité ».

Qui croiroit qu'on trouvât des hommes complaisants par goût et avec dessein, pendant que tant d'autres évitent de se rencontrer avec le vulgaire, et se piquent grossièrement de singularité dans leurs idées. Ne parlez jamais d'éloquence à Timagène; ou, si vous voulez lui complaire, ne lui nommez pas Cicéron, il vous feroit d'abord l'éloge d'Abdallah, d'Abutales et de Mahomet, et vous assureroit que rien n'égale la sublimité des Arabes. Lorsqu'il est question de la guerre, ce n'est ni le vicomte de Turenne, ni le grand Condé qu'il admire; il leur préfère d'anciens généraux dont on ne connoît que les noms et quelques actions contestées; en tel genre que ce puisse être, si vous lui citez deux grands hommes, soyez sûr qu'il choisira toujours le moins illustre. Timagène croit follement qu'on peut se rendre original à force d'affectation, et c'est là ce qu'il ambitionne; il affecte de n'être point suivi dans ses discours, comme un homme qui ne parle que par inspiration et par saillies: dites-lui quelque chose de sérieux, il répond par une plaisanterie : parlezlui de choses frivoles, il entame un discours

Roman de Crébillon le fils. B.

Le même que Phocas.

sérieux; il dédaigne de contredire, mais il interrompt; il voudroit vous faire comprendre que son imagination le domine; que, d'ailleurs, vous ne dites rien qui l'intéresse, parcequ'il est trop supérieur à vos conceptions. Ses discours, son ton, ses manières, son silence et sa distraction, tout vous avertit qu'il n'y a rien qui ne soit usé pour un homme qui pense et qui sent comme lui. XVI.

Midas, ou le sot qui est glorieux.

Le sot qui a de la vanité est ennemi des talents. Si Midas est chez une femme, et qu'il entre un homme d'esprit qu'elle lui présente, Midas le salue légèrement et ne répond point. Si cet homme d'esprit ne s'en va pas, et qu'il attire au contraire l'attention à lui, Midas s'asseoit seul près d'une table, et compte des je tons ou mêle des cartes. Comme il paroît dans le monde un livre qui fait quelque bruit, Midas jette les yeux d'abord sur la fin, et puis vers le milieu du livre; ensuite il prononce que l'ouvrage manque d'ordre et qu'il est impossible de l'achever. On parle devant lui d'une victoire que le héros du Nord a remportée; et, sur ce qu'on raconte des prodiges de sa capacité et de sa valeur, Midas assure positivement que disposition de la bataille a été faite par M. de Rottembourg, qui n'y étoit pas. Il ne peut entrer dans sa tête, qu'un prince qui aime les arts, et qui honore de quelque bonté ceux qui les cultivent, soit capable de concevoir de grandes choses et de les exécuter avec sagesse.

XVII.

Dracon, ou le petit homme 3.

la

Je pourrois nommer d'autres hommes qui ne méprisent pas les lettres comme celui-ci, mais qui leur font plus de tort: ce sont ceux qui les cultivent avec peu de goût et avec un esprit très limité. Ceux-ci admirent les vers de La Mothe, l'Histoire romaine de Rollin, les Allégories de Dracon, et beaucoup d'autres pareils

Il faudroit, s'assied.

2 Nom par lequel Voltaire a souvent désigné FREDERIC LE GRAND. B.

3 Le même que LACON.

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