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Je n'oserois pousser plus loin mes réflexions à la tête | voir prévu, des marques de sa compassion. Si d'un si petit ouvrage. La négligence avec laquelle on a tous les hommes, dit Aceste, vouloient s'enécrit ces caractères, le défaut d'imagination dans l'expres-tr'aider, il n'y auroit point de malheureux; mais

sion, la langueur du style, ne permettent pas d'en hasarder un plus grand nombre. Il faudroit peut-être avoir honte de laisser paroître le peu qu'on en ose donner.

I.

l'affreuse et inexorable dureté des riches retient tout pour elle, et la seule avarice fait toutes les misères de la terre.

II.

L'Important.

Un homme qui a médiocrement d'esprit et beaucoup d'amour-propre, appréhende le ridicule comme un déshonneur; quoiqu'il soit pénétré de son mérite, la plus légère improbation l'aigrit, et la plaisanterie la plus douce l'embarrasse; lui-même a cependant cette sincérité désagréable qui vient de l'humeur et de la sécheresse de l'esprit, source de la raillerie la plus

dans ses expressions que dans ses idées; la roideur de son caractère fait haïr ses sincérités et sa probité fastueuse : ses manières dures l'ont aussi empêché de réussir auprès des femmes. Ce sont là les plus grands chagrins qu'il ait éprouvés dans sa vie ; mais ils ne l'ont pu corriger de ses défauts: suivi de toutes les erreurs de la jeunesse dans un âge déja avancé, il joue encore l'important parmi les siens, et ne peut se passer du monde qui est son idole.

Aceste, ou le Misanthrope amoureux. Aceste se détourne à la rencontre de ceux qu'il voit venir au-devant de lui; il fuit les plaisirs qui le cherchent; il pleure et il cache ses larmes. Une seule personne qui ne l'aime pas, cause toute sa rêverie et cette profonde tristesse. Aceste la voit en dormant, lui parle, se croit écouté; il croit voyager avec elle dans un bois, à travers des rochers et des sables brûlants; il arrive avec elle parmi des barbares : ce peu-amère. Il a l'esprit net, mais étroit, et plus juste ple s'empresse autour d'eux, et s'informe curieusement de leur fortune. Aceste se trouve à une bataille, et, couvert de blessures et de gloire, il rêve qu'il expire dans les bras de sa maîtresse; car l'imagination d'un jeune homme agite son sommeil de ces chimères que nos romanciers ne composent qu'après bien des veilles. Aceste est timide avec sa maîtresse; il oublie quelquefois en la voyant ce qu'il s'est préparé de lui dire plus souvent encore il lui parle sans préparation, avec cette impétuosité et cette force que sait inspirer la plus vive et la plus éloquente des passions. Sa grace et sa sincérité. l'emportent enfin sur les vœux d'un rival moins tendre que lui; et l'amour, le temps, le caprice, récompensent des feux si purs. Alors il n'est plus ni timide ni inquiet, ni vain ni jaloux; il n'a plus d'ennemis; il ne hait personne; il ne porte envie à personne : on ne peut dépeindre sa joie, ses transports, ses discours sans suite, son silence et sa distraction; tous ceux qui dépendent de lui se ressentent de son bonheur : ses gens, qui ont manqué à ses ordres, ne le trouvent à leur retour ni sévère, ni impatient; il leur dit qu'ils ont bien fait de se divertir, qu'il ne veut troubler la joie de personne. Le premier misérable qu'il rencontre est comblé, sans l'a

1 Quelques personnes ont cru trouver une faute dans ce mot;

cependant l'auteur a bien écrit Aceste, et non pas Alceste, comme ces personnes ont paru le croire. B.

III.

Pison, ou l'Impertinent.

Ceux qui sont insolents avec leurs égaux s'échappent aussi quelquefois avec leurs supérieurs, soit pour se justifier de leur bassesse, soit par une pente invincible à la familiarité et à l'impertinence, qui leur fait perdre très souvent le fruit de leurs services, soit enfin par défaut de jugement, et parcequ'ils ne sentent pas les bienséances. Tel s'est fait connoître Pison, jeune homme ambitieux et sans mœurs, sans pudeur, sans délicatesse; d'un esprit hardi, mais peu juste, plus intempérant que fécond, et plus laborieux que solide; patient néanmoins, complaisant, capable de souffrir et de se modérer; très brave à la guerre, où il avoit mis l'espérance de sa fortune, et propre à ce métier par son activité, par son courage et par son tem

pérament inaltérable dans les fatigues. Trop ami | regarde sa montre, il se lève et il se rasseoit : cependant du faste; engagé par ses espérances on sent qu'il n'est point à sa place, et que quelà une folle et ruineuse profusion; accablé de que chose lui manque. Il lui faut un théâtre, dettes contre l'honneur; peu sûr au jeu, mais une école, et un peuple qui l'environne; là il sachant soutenir avec impudence un nom équi- parle seul et long-temps, et parle quelquefois voque; sachant sacrifier les petits intérêts, et avec sagesse. Les obligations indispensables de la réputation même, à la fortune; incapable de sa place, ses études, ses distractions, ses attenconcevoir qu'on pût parvenir par la vertu; tions scrupuleuses pour les grands, la préoccuprivé de sentiment pour le mérite, esclave des pation de son mérite, ne lui laissent pas le loisir de grands, né pour les servir dans le vice, pour cultiver ses amis, ni même d'avoir des amis. Il les suivre à la chasse et à la guerre, et vieillir est ivre de ses talents et de la faveur du public. parmi les opprobres, dans une fortune mé- Le commerce des grands qui le recherchent diocre. lui a fait perdre le goût de ses égaux. Il s'ennuie de ceux qu'il estime, lorsqu'ils n'ont que de l'agrément et du mérite, quoiqu'il ne prime luimême que par cet endroit. Il n'honore que la vertu, et ne néglige que les vertueux. Laborieux d'ailleurs, pénétrant, d'un esprit facile et orné, fécond par sa vivacité et sa mémoire, mais sans invention; tel qu'il faut pour tromper les yeux du peuple et pour captiver ses suffrages.

IV.

Ergaste, ou l'Officieux par vanité.

Ergaste n'avoit ni esprit ni passions, mais une excessive vanité qui lui tenoit lieu d'ame, et qui étoit le principe de tout ce qu'on voyoit en lui, sentiments, pensées, discours; c'étoit là tout son fonds et tout son être. Il n'aimoit ni les femmes, ni le jeu, ni la musique, ni la bonne chère; tous les hommes, tous les pays, tous les livres, lui étoient égaux ; il n'aimoit rien. Tout ce qui donnoit dans le monde de la considération lui étoit également propre, et il n'y cherchoit que cela. Empressé par cette raison à faire valoir ses talents; servant beaucoup de gens sans obliger personne; facile et léger, il promettoit en même temps à plusieurs personnes ce qu'il ne pouvoit tenir qu'à une seule. Un étranger arrivoit dans la ville qu'Ergaste ne connoissoit point, il alloit le voir le premier, lui offroit ses chevaux et sa maison, et faisoit redemander à son ami un remise qu'il l'avoit forcé de prendre peu auparavant. Toujours vain et précipité dans ses actions, et aussi peu capable de bien faire que de bien penser.

ར.

Calistène.

Calistène ne connoît pas le plaisir qu'il peut y avoir dans un entretien familier, et à épancher son cœur dans le secret. S'il est seul avec une femme ou avec un homme d'esprit, il attend avec impatience le moment de se retirer. Quoiqu'il soit assez vif, il paroît froid. Quoiqu'il soit grand parleur, il ne parle point; il bâille, il

VI.

Cotin, ou le bel esprit.

Cotin se pique d'estimer les grandes choses, parcequ'il est vain. Il affecte de mépriser l'éloquence de l'expression et la justesse même des pensées, qui, à ce qu'il dit quelquefois, ne sont point essentielles au sublime. Il ignore que le génie ne se caractérise en quelque sorte que par l'expression. La seule éloquence qu'il aime est l'ostentation et l'enflure. Il réclame ces vers pompeux et ces magnifiques tirades qu'on a tant vantés autrefois :

Serments fallacieux, salutaire contrainte,
Que m'imposa la force et qu'accepta ma crainte.
Heureux déguisements d'un immortel courroux.
Vains fantômes d'État, évanouissez-vous!

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VIII.

Le critique borné.

passions, ni leur désordre éloquent, ni leurs. hardiesses, ni ce sublime simple qu'elles cachent dans leurs expressions naturelles; car les hommes vains n'ont point d'ame, et croient la Il n'y a point de si petit peintre qui ne porte grandeur dans l'esprit. Ils aiment les sciences son jugement du Poussin et de Raphaël. De abstraites, parcequ'elles sont épineuses et sup-même un auteur, tel qu'il soit, se regarde, sans posent un esprit profond. Ils confondent l'éru- hésiter, comme le juge de tout autre auteur. dition et l'étalage avec l'étendue du génie. Par- S'il rencontre des opinions dans un ouvrage qui tisans passionnés de tous les arts, afin de per- anéantissent les siennes, il est bien éloigné de suader qu'ils les connoissent, ils parlent avec convenir qu'il a pu se tromper toute sa vie. la même emphase d'un statuaire, qu'ils pour- Lorsqu'il n'entend pas quelque chose, il dit que roient parler de Milton. Tous ceux qui ont ex-l'auteur est obscur, quoiqu'il ne soit pour d'aucellé dans quelque genre, ils les honorent des tres que concis; il condamne tout un ouvrage mêmes éloges; et si le métier de danseur s'éle-sur quelques pensées, dont il n'envisage quelvoit au rang des beaux-arts, ils diroient de quelque sauteur, ce grand homme, ce grand génie; ils l'égaleroient à Virgile, à Horace, et

à Démosthènes.

VII.

Egée, ou le bon esprit.

Egée, au contraire, est né simple, paroît ne se piquer de rien, et n'est ni savant, ni curieux; il hait cette vaine grandeur que les esprits faux idolâtrent, mais la véritable l'enchante et s'empare de tout son cœur. Son ame, obsédée des images du sublime et de la vertu, ne peut être attentive aux arts qui peignent de petits objets. Le pinceau naïf de Dancourt le surprend sans le passionner, parceque cet auteur comique n'a saisi que les petits traits et les grossièretés de la nature. Ainsi il met une fort grande différence entre ces peintures sublimes, qui ne peuvent être inspirées que par les sentiments qu'elles expriment, et celles qui n'exigent ni élévation, ni grandeur d'esprit dans les peintres, quoiqu'elles demandent autant de travail et de génie. Egée laisse adorer, dit-il, aux artisans l'artisan plus habile qu'eux; mais il ne peut estimer les talents que par le caractère qu'ils annoncent. Il respecte le cardinal de Richelieu comme un grand homme, et il admire Raphaël comme un grand peintre; mais il n'oseroit égaler des vertus d'un prix si inégal. Il ne donne point à des bagatelles ces louanges démesurées que dictent quelquefois aux gens de lettres l'intérêt ou la politique; mais il loue très sincèrement tout ce qu'il loue, et parle toujours comme il pense.

quefois qu'un seul côté. Parcequ'on déméle aujourd'hui les erreurs 'magnifiques de Descartes, qu'il n'auroit jamais aperçues de luimême, il ne manque pas de se croire l'esprit bien plus juste que ce philosophe; quoiqu'il n'ait aucun sentiment qui lui appartienne, presque point d'idées saines et développées, il est persuadé cependant qu'il sait tout ce qu'on peut savoir; il se plaint continuellement qu'on ne trouve rien dans les livres de nouveau ; et si on y met quelque chose de nouveau, il ne peut ni le discerner, ni l'apprécier, ni l'entendre : il est comme un homme à qui on parle un idiome étranger qu'il ne sait point, incapable de sortir de ce cercle de principes connus dans le monde, qu'on apprend, en y entrant, comme sa langue.

IX.

Batylle, ou l'auteur frivole.

Batylle cite Horace et l'abbé de Chaulieu pour prouver qu'il faut égayer les sujets les plus sérieux, et mêler le solide à l'agréable; il donne pour règle du style ces vers délicats et légers :

Qu'est-ce qu'esprit ? raison assaisonnée.
Par ce seul mot la dispute est bornée.
Qui dit esprit, dit sel de la raison :

Donc sur deux points roule mon oraison :
Raison sans sel est fade nourriture;
Sel sans raison n'est solide pâture.

De tous les deux se forme esprit parfait;
De l'un sans l'autre un monstre contrefait.
Or, quel vrai bien d'un monstre peut-il naître?
Sans la raison, puis-je vertu connoitre?
Et, sans le sel dont il faut l'appréter,
Puis-je vertu faire aux autres goûter?

J.-B. ROUSSEAU, Épître à clément
Marot, livre I, épitre III.

Selon ces principes qu'il commente, il n'ose- | mode, il n'estime pas de tels personnages, qui roit parler avec gravité et avec force, sans bi- n'ont été grands que par instinct, et les traite garrer son discours de quelque plaisanterie hors de petits génies, avec quelques femmes de ses de sa place: car il ne connoît pas les agréments amies qui ont de l'esprit comme les anges. En qui peuvent naître d'une grande solidité. Ba- un mot, il est convaincu qu'on ne fait de véritylle ne sait donner à la vérité ni ces couleurs tablement grandes choses que par réflexion, et fortes qui sont sa parure, ni cette profondeur rapporte tout à l'esprit, comme tous ceux qui et cette justesse qui font sa hauteur; ses pensées manquent par le cœur, et qui, croyant ne défrivoles ont besoin d'un tour ingénieux pour se pendre que de la raison, sont éternellement produire; mais ce soin de les embellir en fait les dupes de l'opinion et du plus petit amourmieux sentir la foiblesse. Une grande imagina-propre. tion aime à se montrer toute nue, et sa simplicité, toujours éloquente, néglige les traits et les fleurs.

X.

Ernest, ou l'esprit présomptueux.

Un jeune homme qui a de l'esprit n'estime d'abord les autres hommes que par cet endroit ; et, à mesure qu'il méprise davantage ce que le monde honore le plus, il se croit plus éclairé et plus hardi; mais il faut l'attendre. Lorsqu'on est assez philosophe pour vouloir juger des principes par soi-même, il y a comme un cercle d'erreurs par lequel il est difficile de se dispenser de passer. Mais les grandes ames s'éclairent dans ces routes obscures où tant d'esprits justes se perdent ; car elles ont été formées pour la vérité, et elles ont des marques pour noître qui manquent à tous ceux qui l'ont reçue de la seule autorité des préjugés.

la recon

VARIANTES'.

I.

Titus, ou l'activité.

Titus se lève seul et sans feu pendant l'hiver; bre, ils trouvent déja sur sa table plusieurs letet quand ses domestiques entrent dans sa chamtres qui attendent la poste. Il commence à la fois plusieurs ouvrages qu'il achève avec une rapidité inconcevable, et que son génie impatient ne lui permet pas de polir. Quelque chose qu'il entreprenne, il lui est impossible de la retarder; une affaire qu'il remettroit l'inquiétedre. Incapable de se fixer à quelque art, ou à roit jusqu'au moment qu'il pourroit la repren Ernest, dans un âge qui excuse tout, ne pro- quelque affaire, ou à quelque plaisir que ce met pas cependant cet heureux retour; né avec puisse être, il cultive en même temps plusieurs de l'esprit, il sert de preuve qu'il y a des vérités sociétés et plusieurs études. Son esprit ardent qu'on ne connoît que par le cœur. Semblable à et insatiable ne lui laisse point de repos; la conceux qui n'ayant point d'oreille font des systè-lui. Il ne parle point, il négocie, il intrigue, il versation même n'est pas un délassement pour mes ingénieux sur la musique ou prennent le parti de nier l'harmonie, et disent qu'elle est arbitraire et idéale, Ernest ose assurer que la vertu n'est qu'un fantôme; il est très persuadé que les grands hommes sont ceux qui ont su le plus habilement tromper les autres. César, selon lui, n'a été clément, Marius sévère, Scipion modéré, que parcequ'il convenoit ainsi à leurs intérêts. Il croit que Caton et Brutus auroient été de petits-maîtres dans ce siècle, parcequ'il leur eût été plus honorable et plus utile.

Si on lui nomme M. de Turenne ou le maréchal de Vauban, si sincèrement vertueux malgré la

flatte, il cabale; il ne comprend pas que les hommes puissent parler pour parler, ou agir bienséances le retient inutilement en quelque seulement pour agir, et quand la tyrannie des bienséances le retient inutilement en quelque endroit, ses pensées s'égarent ailleurs, ses yeux sont distraits, son visage est sensiblement altéré, et on voit sans beaucoup de peine que son ame souffre. S'il recherche quelque plaisir, il affaires les plus sérieuses; et cet usage qu'il fait n'y emploie pas moins de manége que dans les affaires les plus sérieuses; et cet usage qu'il fait

Ces Variantes se rapportent aux Caractères déja donnés dans les œuvres de Vauvenargues.

de son esprit l'occupe plus vivement que le plaisir même qu'il poursuit. Sain et malade, il conserve la même activité; l'âge même ne peut éteindre cette ardeur inquiète qui use ses jours, ni donner des bornes à son ambition, à ses voyages et à ses intrigues.

II.

Le Paresseux.

changement des saisons; le printemps n'avoit à ses yeux aucune grace: s'il alloit quelquefois à la campagne, c'étoit pendant la plus grande rigueur de l'hiver, afin d'être seul, et de méditer plus profondément quelque chimère. Il étoit triste, inquiet, rêveur, extrême dans ses espérances et dans ses craintes, immodéré dans ses chagrins et dans ses joies; peu de chose abattoit son esprit violent, et les moindres succès le relevoient. Si quelque lueur de fortune le flattoit de loin, alors il devenoit plus solitaire, plus distrait et plus taciturne : il ne dormoit plus ; il ne mangeoit point; la joie consumoit ses entrailles comme un feu ardent qu'il portoit au fond de lui-même. Les soucis ou les espérances le tenoient toujours aliéné. Sa cruelle et triste ambition dévoroit la fleur de ses jours; et, dans sa plus grande jeunesse, si quelqu'un, trompé par son âge, essayoit de le divertir et d'ouvrir son ame à la joie, il sentoit aussitôt en lui je ne sais quelle humeur hautaine qui inspiroit de la retenue et qui repoussoit le plaisir. Ses amis ne pénétroient point le profond secret de son cœur; et la médiocrité de sa fortune, l'ayant obligé de cacher l'étendue de son ambition, ce sérieux inquiet et austère passoit pour sagesse:

Au contraire, un homme pesant se lève le plus tard qu'il peut, dit qu'il a besoin de sommeil, et qu'il faut qu'il dorme pour se porter bien. Il est toute la matinée à se laver la bouche; il tracasse en robe de chambre, prend du thé à plusieurs reprises, et ne sort jamais qu'à la nuit. S'il va voir une jeune femme, que cette visite importune, mais qui ne veut pas que personne sorte mécontent d'auprès d'elle, il lui laisse toute la peine de l'entretenir, ne s'aperçoit pas que lui-même parle peu, ou ne parle point, et n'imagine pas qu'il y ait au monde quelqu'un qui s'ennuie. Il rêve, il sommeille, il digère, il sue d'être assis; et son ame, qui est entièrement ramassée dans ses durs organes, pèse sur ses yeux, sur sa langue, et sur les imaginations les plus actives de ceux qui l'étant les hommes sont peu capables de se concoutent. Malheureux d'ignorer les craintes, les cevoir les uns les autres! desirs et les inquiétudes qui agitent les autres hommes, puisqu'il ne jouit du repos qu'au prix plus touchant des plaisirs!

III.

Cléon, ou la folle ambition.

Cléon a passé sa jeunesse dans l'obscurité, entre la vertu et le crime. Vivement occupé de sa fortune avant de se connoître, et plein de projets chimériques dès l'enfance, il se repaissoit de ces songes dans un âge mûr. Son naturel ardent et mélancolique ne lui permettoit pas de se distraire de cette sérieuse folie. Il comprenoit à peine que les autres hommes pussent être touchés par d'autres biens; et s'il voyoit des gens qui alloient à la campagne dans l'automne, pour jouir des présents de la nature, il ne leur envioit ni leur gaieté, ni leur bonne chère, ni leurs plaisirs. Pour lui il ne se promenoit point, il ne chassoit point, il ne faisoit nulle attention au

IV.
Thersite.

Thersite a soin de ses cheveux et de ses dents. Il aime une excessive propreté, et il est élégant dans sa parure, autant qu'il est permis de l'être dans un camp. Il monte à cheval dès le matin; il accompagne exactement l'officier de jour, et ne néglige aucune des pratiques qui peuvent le faire connoître de ceux qui commandent. Il affecte de s'instruire par ses propres yeux des moindres choses: le major général ne dicte jamais l'ordre que Thersite ne le voie écrire; et comme il est le premier à marcher de sa brigade, et qu'on le cherche par-tout, on apprend qu'il est volontaire à un fourrage qui se fait sur les derrières du camp, et un autre marche à sa place. Ses camarades ne l'estiment point, ne l'aiment point; mais il ne vit pas avec eux; il les évite; et si quelque officier général lui de

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