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Ainsi il est admiré non seulement pour les beau- | du sublime; choquant, par son indifférence et son indécision, les ames impérieuses et décisives; obscur et fatigant en mille endroits, faute de méthode; en un mot, malgré tous les charmes de sa naïveté et de ses images, très foible orateur, parcequ'il ignoroit l'art nécessaire d'arranger un discours, de déterminer, de passionner et de conclure.

tés réelles de ses ouvrages, mais aussi pour les défauts de ses imitateurs. Les hommes sont faits de manière qu'ils ne jugent guère que par comparaison; et jusqu'à ce qu'un genre ait atteint sa véritable perfection, ils ne s'aperçoivent point de ce qui lui manque ; ils ne s'aperçoivent pas même qu'ils ont pris une mauvaise route, et qu'ils ont manqué le génie d'un certain genre, tant que le vrai génie et la vraie route leur sont inconnus. C'est ce qui a fait que tous les mauvais auteurs qui ont primé dans leur siècle ont passé incontestablement pour de grands hommes, personne n'osant contester à ceux qui faisoient mieux que les autres qu'ils fussent dans le bon chemin.

V.

Sur Montaigne et Pascal.

Montaigne pensoit naturellement et hardiment; il joignoit à une imagination inépuisable un esprit invinciblement tourné à réfléchir. On admire dans ses écrits ce caractère original qui manque rarement aux ames vraies; on y retrouve par-tout ce génie qu'on ne peut d'ailleurs refuser aux hommes qui sont supérieurs à leur siècle. Montaigne a été un prodige dans des temps barbares; cependant on n'oseroit dire qu'il ait évité tous les défauts de ses contemporains; il en avoit lui-même de considérables qui lui étoient propres, qu'il a défendus avec esprit, mais qu'il n'a pu justifier, parcequ'on ne justifie point de vrais défauts. Il ne savoit ni lier ses pensées, ni donner de justes bornes à ses discours, ni rapprocher utilement les vérités, ni en conclure. Admirable dans les détails, incapable de former un tout, savant à détruire, foible à établir; prolixe dans ses citations, dans ses raisonnements, dans ses exemples; fondant sur des faits vagues et incertains des jugements hasardeux; affoiblissant quelquefois de fortes preuves par de vaines et inutiles conjectures, se penchant souvent du côté de l'erreur pour contrepeser l'opinion; combattant par un doute trop universel la certitude; parlant trop de soi, quoi qu'on dise, comme il parloit trop d'autre chose; incapable de ces passions altières et véhémentes qui sont presque les seules sources

Pascal n'a surpassé Montaigne ni en naïveté, ni en imagination. Il l'a surpassé en profondeur, en finesse, en sublimité, en véhémence; il a porté à sa perfection l'éloquence d'art que Montaigne ignoroit entièrement, et n'a point été égalé dans cette vigueur de génie par laquelle on rapproche les objets et on résume un discours; mais la chaleur et la vivacité de son esprit pouvoient lui donner des erreurs dont le génie ferme et modéré de Montaigne n'étoit pas aussi susceptible.

VI.

Sur la poésie et l'éloquence.

M. de Fontenelle dit formellement, en plusieurs endroits de ses ouvrages, que l'éloquence et la poésie sont peu de chose, etc... Il me semble qu'il n'est pas trop nécessaire de défendre l'éloquence. Qui devroit mieux savoir que M. de Fontenelle, que la plupart des choses humaines, je dis celles dont la nature a abandonné la conduite aux hommes, ne se font que par la séduction? c'est l'éloquence qui non seulement convainc les hommes, mais qui les échauffe pour les choses qu'elle leur a persuadées, et qui par conséquent se rend maîtresse de leur conduite. Si M. de Fontenelle n'entendoit par l'éloquence qu'une vaine pompe de paroles, l'harmonie, le choix, les images d'un discours, encore que toutes ces choses contribuent beaucoup à la persuasion, il pourroit cependant en faire peu d'estime, parcequ'elles n'auroient pas grand pouvoir sur des esprits fins et profonds comme le sien. Mais M. de Fontenelle ne peut ignorer que la grande éloquence ne se borne point à l'imagination, et qu'elle embrasse la profondeur du raisonnement qu'elle fait valoir, ou par un grand art et par une régulière netteté, ou par une chaleur d'expression et de génie qui entraîne les esprits les plus opinia

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I

de cette sagesse de conduite pour chercher des situations et des peintures pathétiques, tandis que nos ouvrages de raisonnement, où on n'a recherché que la méthode et la vérité, sont la plupart si peu vrais et si peu méthodiques. C'est donc par la foiblesse naturelle de l'esprit humain que quelques poëtes manquent de conduite, et non parceque le défaut de conduite est propre à l'esprit poétique. Je suis fàché qu'un esprit supérieur comme M. de Fontenelle veuille bien appuyer de son autorité les préjugés du peuple contre un art aimable, et dont le génie est donné à si peu d'hommes. Tout génie qui fait concevoir plus vivement les choses humaines, comme on ne peut le refuser à la poésie, doit porter par-tout plus de lumière. Je sais que ce sont des lumières de sentiment, qui ne serviroient peut-être pas toujours à bien discuter les objets; mais n'y a-t-il point d'autre manière de connoître que par discussion? Et peut-on conclure quelque chose contre la justesse d'un esprit qui ne sera pas propre à discuter? Qu'y a-t-il après tout d'estimable dans l'humanité? Sera-ce les connoissances physiques et l'esprit qui sert à les acquérir? Mais pourquoi donner cette préférence à la physique? Pourquoi l'esprit qui sert à connoître l'esprit lui-même, ne sera-t-il pas aussi estimable que celui qui recherche les causes naturelles avec tant de lenteur et d'incertitude? Le plus grand mérite des hommes est d'avoir la faculté de connoître; et la connoissance la plus parfaite et la plus utile qu'ils puissent acquérir peut bien être celle d'eux-mêmes. Je supplie ceux qui sont persuadés de ces vérités, de me pardonner les preuves que j'en apporte ; elles ne peuvent être regardées comme inutiles, puisque la plus grande partie des hommes les ignorent, et que le plus grand philosophe de ce siècle veut bien favoriser cette ignorance.

tres. L'éloquence a encore cet avantage qu'elle | prenant que la poésie se soit si souvent écartée rend les vérités populaires, qu'elle les fait sentir aux moins habiles, et qu'elle se proportionne à tous les esprits. Enfin, je crois qu'on peut dire qu'elle est la marque certaine de la vigueur de l'esprit, et l'instrument le plus puissant de la nature humaine... A l'égard de la poésie, je ne crois pas qu'elle soit fort distincte de l'éloquence. Un grand poëte 1 la nomme l'éloquence harmonieuse je me fais honneur de penser comme lui. Je sais bien qu'il peut y avoir dans la poésie de petits genres qui ne demandent que quelque vivacité d'imagination et l'art des vers; mais dira-t-on que la physique est peu de chose parcequ'il y a des parties de la physique qui ne sont pas d'une grande étendue ou d'une grande utilité? La grande poésie demande nécessairement une grande imagination, avec un génie fort et plein de feu. Or, on n'a point cette grande imagination et ce génie vigoureux, sans avoir en même temps de grandes lumières et des passions ardentes qui éclairent l'ame sur toutes les choses de sentiment, c'està-dire sur la plus grande partie des objets que l'homme connoît le mieux. Le génie qui fait les poëtes est le même qui donne la connoissance du cœur de l'homme. Molière et Racine n'ont si bien réussi à peindre le genre humain, que parcequ'ils ont eu l'un et l'autre une grande imagination. Tout homme qui ne saura pas peindre fidèlement les passions, la nature, ne méritera pas le nom de grand poëte. Ce mérite si essentiel ne le dispense pas d'avoir les autres un grand poëte est obligé d'avoir des idées justes, de conduire sagement tous ses ou vrages, de former des plans réguliers et de les exécuter avec vigueur. Qui ne sait qu'il est peut-être plus difficile de former un bon plan pour un poëme que de faire un système raisonnable sur quelque petit sujet philosophique? Je sais bien qu'on m'objectera que Milton, Shakspeare et Virgile même n'ont pas brillé dans leurs plans: cela prouve que leur talent peut subsister sans une grande régularité; mais il ne prouve point qu'il l'exclue. Combien peu avonsnous d'ouvrages de morale et de philosophie où il règne un ordre irréprochable! Est-il sur

1 Voltaire. B.

Je sais bien que les grands poëtes pourroient employer leur esprit à quelque chose de plus utile pour le genre humain que la poésie. Je sais bien que l'attrait invincible du génie les empêche encore d'ordinaire de s'appliquer à d'autres choses; mais n'ont-ils pas cela de commun avec ceux qui cultivent les sciences? Parmi un si grand nombre de philosophes, combien

peu s'en trouve-t-il qui aient inventé des choses utiles à la société, et dont l'esprit n'eût pu être mieux employé ailleurs, s'il eût été capable pour d'autres choses de la même application! Est-il nécessaire, d'ailleurs, que tous les hommes s'appliquent à la politique, à la morale et aux connoissances les plus utiles? N'est-il pas au contraire infiniment mieux que les talents se partagent? Par-là tous les arts et toutes les sciences fleurissent ensemble; de ce concours et de cette diversité se forme la vraie richesse des sociétés. Il n'est ni possible ni raisonnable que tous les hommes travaillent pour la même

fin.

VII.

L'homme vertueux dépeint par son génie.

Quand je trouve dans un ouvrage une grande imagination avec une grande sagesse, un jugement net et profond, des passions très hautes mais vraies, nul effort pour paroître grand, une extrême sincérité, beaucoup d'éloquence, et point d'art que celui qui vient du génie, alors je respecte l'auteur; je l'estime autant que les sages ou que les héros qu'il a peints. J'aime à croire que celui qui a conçu de si grandes choses n'auroit pas été incapable de les faire. La fortune qui l'a réduit à les écrire me paroît injuste. Je m'informe curieusement de tout le détail de sa vie; s'il a fait des fautes, je les excuse, parceque je sais qu'il est difficile à la nature de tenir toujours le cœur des hommes audessus de leur condition. Je le plains des piéges cruels qui se sont trouvés sur sa route, et même des foiblesses naturelles qu'il n'a pu surmonter par son courage. Mais lorsque, malgré la fortune et malgré ses propres défauts, j'apprends que son esprit a toujours été occupé de grandes pensées, et dominé par les passions les plus aimables, je remercie à genoux la nature de ce qu'elle a fait des vertus indépendantes du bonheur, et des lumières que l'adversité n'a pu éteindre.

VIII.

Sur Molière.

Un des plus grands traits de la vie de Sylla est d'avoir dit qu'il voyoit dans César, encore enfant, plusieurs Marius, c'est-à-dire un esprit

plus ambitieux et plus fatal à la liberté. Molière n'est pas moins admirable d'avoir prévu, sur une petite pièce de vers que lui montra Racine au sortir du college, que ce jeune homme seroit le plus grand poëte de son siècle. On dit qu'il lui donna cent louis pour l'encourager à entreprendre une tragédie. Cette générosité de la part d'un comédien qui n'étoit pas riche, me touche autant que la magnanimité d'un conquérant qui donne des villes et des royaumes. Il ne faut pas mesurer les hommes par leurs actions, qui sont trop dépendantes de leur fortune, mais par leurs sentiments et leur génie.

IX.

Sur les mauvais écrivains.

Il y a, ce me semble, une chose qui domine dans les écrivains sans génie : c'est l'envie d'avoir de l'esprit, et la fatigue que ce soin leur coûte, car il est naturel que ces ouvrages de la volonté portent l'empreinte de leur origine. On voit un auteur qui travaille d'abord pour penser, et qui, après avoir formé quelques idées, toujours imparfaites, et bien plus subtiles que vraies, s'efforce de persuader ce qu'il ne croit pas; de faire sentir ce qu'il ne sent pas; d'enseigner ce que lui-même ignore; qui, pour développer ses réflexions, dit des choses tout aussi foibles et aussi obscures que ses pensées mêmes: car ce qu'on conçoit vivement, on n'a pas besoin de le commenter; mais ce qui est pensé sans justesse, on l'exprime sans précision. L'esprit se peint dans la parole qui est son image; et les longueurs du discours sont le sceau des esprits stériles et des imaginations ténébreuses: aussi remarque-t-on dans les ouvrages de ceux dont je parle bien du remplissage et très peu de pensées utiles. S'il falloit en juger par leurs écrits, un livre n'est pas un tableau où les yeux s'attachent d'eux-mêmes et saisissent avidement les fortes images du vrai ce n'est pas l'invention. d'un homme, qui par son travail nous épargne à nous-mêmes la peine de nous appliquer pour nous instruire cela devroit être; il n'est pas. Un homme modeste est obligé lui-même de se fatiguer pour trouver le mérite d'un ouvrage où l'on n'a voulu quelquefois que le divertir'; et comme il n'imagine pas qu'un gros volume

puisse ne contenir que peu de matière, ou que ce qui a coûté visiblement tant de travail soit si dépourvu d'agréments, il croiroit volontiers que c'est sa faute s'il n'est pas plus amusé ou plus instruit. Je voudrois que ceux qui écrivent, poëtes, orateurs, philosophes, auteurs en tout genre, se demandassent du moins à euxmèmes : Les pensées que j'ai proposées, les sentiments que j'ai voulu inspirer, cette conviction, cette lumière, cette évidence de la vérité, ces passions que j'ai tâché de faire naître, étoient-elles dans mon propre esprit? Je voudrois qu'ils gravassent en gros caractère dans leur atelier Que l'auteur est pour le lecteur, mais que le lecteur n'est pas fait pour admirer l'auteur qui lui est inutile.

X.

Sur les philosophes modernes.

Le but des anciens philosophes étoit de porter les hommes à la vertu. Le dessein caché des modernes est de nous en détourner, en nous insinuant que nous en sommes incapables; et moi, je leur dis que nous en sommes capables. Car, quand je parle de la vertu, je n'entends point ces qualités imaginaires que la philosophie a inventées, et qu'il lui est facile de détruire, puisqu'elles ne sont que son ouvrage ; je parle de cette supériorité des ames fortes que l'éternel auteur de la nature a daigné accorder à quelques hommes; je parle d'une grandeur de rapport, qui est cependant très réelle, car il n'y a point d'objets dans la nature qui n'aient des rapports nécessaires, et qui ne soient grands ou petits, forts ou foibles, bons ou mauvais, relativement les uns aux autres. Toute langue n'est que l'expression de ces rapports, et tout l'esprit du monde ne consiste qu'à les bien connoître. Que nous enseignent donc les philosophes, en disant qu'il n'y a ni vertu, ni grandeur, ni vice, ni force dans les hommes? Veulent-ils nier ces rapports et ces proportions immuables? Non; cela seroit trop absurde. Prétendent-ils seulement que tout est petit et frivole dans le fini comparé à l'infini? Est-ce là le mystère de leurs ouvrages? et n'ont-ils que cela à nous apprendre? Peut-on abuser du langage avec au

tant de témérité, et se rendre plus ridicule par plus de folie?

Si quelqu'un s'avisoit de faire un livre pour prouver qu'il n'y a point de nains ni de géants, fondé sur ce que les uns et les autres demeureroient en quelque manière confondus à nos propres yeux, si nous les comparions à la distance de la terre aux astres, mes amis, ne diriez-vous pas de cet ouvrage qu'il est la rêverie de quelque pédant, et le plus inutile de tous les écrits?

Mais si vous demandiez à un médecin un remède contre la fièvre, et qu'il vous répondit que tous les hommes sont destinés à mourir. Si vous commandiez un habit bien large à votre tailleur, et qu'il eût la sottise de vous dire qu'il n'y a rien de large en ce monde, que l'univers même est étroit?.... J'ai honte d'écrire de telles impertinences; mais il me semble que c'est à-peuprès les discours de nos philosophes. Nous leur demandons les chemins de la sagesse, et ils nous disent que tout est folie! Nous voudrions être encouragés à la vertu, et ils raisonnent à perte de vue sur la foiblesse de l'esprit humain ! Pensent-ils que nous ignorons cette foiblesse? Mais vous-même, me diront-ils, croyez-vous qu'on ne sache pas ce que vous dites? Pratiquez-le donc, si vous le savez! et ne m'obligez pas de vous redire ce qu'on vous a dit, et dont vous profitez si peu; car, tant que vous parlerez comme vous faites, je croirai qu'on peut vous apprendre ce que vous croyez savoir, et je vous traiterai comme le peuple, qui comprend très peu ce qu'il croit, qui fait rarement ce qu'il sait, et qui emprunte, selon ses besoins, des circonstances et ses mœurs et ses opinions.

XI.

Sur la difficulté de peindre les caractères.

Lorsque tout un peuple est frivole et n'a rien de grand dans ses mœurs, un homme qui hasarde des peintures un peu hardies doit passer pour un visionnaire. Ses tableaux manquent de vraisemblance, parcequ'on n'en trouve pas les modèles dans le monde. Car l'imagination des hommes se renferme dans le présent, et ne trouve de vérité que dans les images qui lui représentent ses expériences. Il faudroit donc,

quand on veut peindre avec hardiesse, attacher | à peindre ni les gens du monde, ni les ridicules des grands,

quoiqu'on sache combien ces peintures sont plus propres à flatter ou la vanité, ou la malignité, ou la curiosité du peuple. L'auteur a préféré, autant qu'il a pu, ce qui convient en général à tous les hommes, à ce qui est particulier à quelques conditions; il a plus négligé le ridicule que toute autre chose, parceque le ridicule ne présente ordinairement défauts; qu'en faisant sortir vivement ce qu'il y a de vain et les hommes que d'un seul côté, qu'il charge et grossit leurs de foible dans la nature, il en déguise toute la grandeur, et qu'enfin il contente peu l'esprit d'un philosophe, plus touché de la peinture d'une seule vertu que de toutes ces petites défectuosités, dont les esprits foibles sont si avides.

de telles peintures à un corps d'histoire, ou du moins à une fiction, qui pût leur prêter, avec la vraisemblance de l'histoire, son autorité. C'est ce que La Bruyère a senti à merveille. Il ne manquoit pas de génie pour faire de grands caractères; mais il ne l'a presque jamais osé. Ses portraits paroissent petits, quand on les compare à ceux du Télémaque ou des Oraisons de Bossuet. Il a eu de bonnes raisons pour écrire comme il a fait, et on ne peut trop l'enon auroit aimé à développer en quelques endroits, non louer. Cependant c'est être sévère que d'obliger tous les écrivains à se renfermer dans les mœurs de leur temps ou de leur pays. On pourroit, si je ne me trompe, leur donner un peu plus de liberté, et permettre aux peintres modernes de sortir quelquefois de leur siècle, à condition qu'ils ne sortiroient jamais de la nature.

XII.

Sur les Anciens et les Modernes.

Un Athénien pouvoit parler avec véhémence de la gloire à des Athéniens; un François à des François, nullement: il seroit honni. L'imitation des Anciens est fort trompeuse. Telle hardiesse qu'on admire avec raison dans Démosthènes, passeroit pour déclamation dans notre bouche. J'en suis fort fàché; nous sommes un peu trop philosophes. A force d'avoir ouï dire que tout étoit petit ou incertain parmi les hommes, nous croyons qu'il est ridicule de parler affirmativement et avec chaleur de quoi que ce soit. Cela a banni l'éloquence des écrits modernes : car l'unique objet de l'éloquence est de persuader et de convaincre. Or, on ne va point à ce but quand on ne parle pas très sérieusement. Celui qui est de sang-froid n'échauffe pas, celui qui doute ne persuade pas; rien n'est plus sensible. Mais la maladie de nos jours est de vouloir badiner de tout; on ne souffre qu'à peine un autre style.

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CARACTÈRES.

PRÉFACE.

Ceux qui n'aiment que les portraits brillants et les satires ne doivent pas lire ces nouveaux caractères. On n'a cherché

seulement les qualités du cœur, mais même ces différences

fines de l'esprit qui échappent quelquefois aux meilleurs yeux.

Mais, parceque de tels caractères auroient été des définitions plutôt que des portraits, on a pas osé s'y arrêter.

Les hommes ne sont vivement frappés que des images; et ils entendent toujours mieux les choses par les yeux que par les oreilles.

On a imité Théophraste et La Bruyère autant qu'on l'a pu; mais parcequ'on l'a pu très rarement, à peine s'apercevra-t-on que l'auteur se soit proposé ces grands modèles.

L'éloquence de La Bruyère, ses tours singuliers et harchoses qu'on puisse imiter. Théophraste est moins délicat, dis, et son caractère toujours original, ne sont pas des moins orné, moins fort, moins sublime: ses portraits, chargés de détails, sont quelquefois un peu traînants; mais la simplicité et la vérité de ses images les ont fait passer jusqu'à nous. Tout auteur qui peint la nature est sûr de durer autant que son modèle, et de n'être jamais atteint par ses copistes.

Si j'osois reprocher quelque chose à La Bruyère, ce seroit d'avoir trop tourné et trop travaillé ses ouvrages. Un peu plus de simplicité et de négligence auroit donné

peut-être plus d'essor à son génie, et un caractère plus

haut à ses expressions fières et sublimes.

Théophraste a d'autres défauts: son style me paroît moins varié que celui du peintre moderne; et il n'en a connu ni la hardiesse, ni la précision, ni l'énergie. hommes de leur siècle, qu'ils ont imitées l'un et l'autre avec la plus naïve vérité. La Bruyère, qui a vécu dans un siècle plus raffiné et dans un royaume puissant, a peint une nation polie, riche, magnifique, savante et amoureuse de l'art. Théophraste, né au contraire dans une petite république, où les hommes étoient pauvres et moins fastueux, a fait des portraits qui, aujourd'hui, nous paroissent un peu petits.

Al'égard des mœurs qu'ils ont décrites, ce sont celles des

S'il m'est permis de dire ce que je pense, je ne crois pas que nous devions tirer un grand avantage de ce raffinement ou de ce luxe de notre nation. La grandeur du faste ne peut rien ajouter à celle des hommes. La politesse même et la délicatesse, poussées au-delà de leurs bornes, font regretter aux esprits naturels la simplicité qu'elles détruisent. Nous perdons quelquefois bien plus en nous écartant de la nature, que nous ne gagnons à la polir. L'art peut devenir plus barbare que l'instinct qu'il croit corriger.

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