V. Ceux qui jugent d'un ouvrage par règle sont, à l'égard des autres, comme ceux qui ont une montre à l'égard de ceux qui n'en ont point. L'un dit: Il y a deux heures que nous sommes ici. L'autre dit: Il n'y a que trois quarts d'heure. Je regarde ma montre; je dis à l'un: Vous vous ennuyez; et à l'autre : Le temps ne vous dure guère; car il y a une heure et demie ; et je me moque de ceux qui me disent que le temps me dure à moi, et que j'en juge par fantaisie : ils ne savent pas que j'en juge par ma montre. VI. Il y en a qui parlent bien, et qui n'écrivent pas de même. C'est que le lieu, les assistants, etc., les échauffent, et tirent de leur esprit plus qu'ils n'y trouveroient sans cette chaleur. VII. Ce que Montaigne a de bon ne peut être acquis que difficilement. Ce qu'il a de mauvais (j'entends hors les mœurs) eût pu être corrigé en un moment, si on l'eût averti qu'il faisoit trop d'histoires, et qu'il parloit trop de soi. VIII. C'est un grand mal de suivre l'exception au lieu de la règle. Il faut être sévère et contraire à l'exception. Mais, néanmoins, comme il est certain qu'il y a des exceptions de la règle, il faut en juger sévèrement, mais justement. IX. Il y a des gens qui voudroient qu'un auteur ne parlat jamais des choses dont les autres ont parlé ; autrement on l'accuse de ne rien dire de nouveau. Mais si les matières qu'il traite ne sont pas nouvelles, la disposition en est nouvelle. Quand on joue à la paume, c'est une même balle dont on joue l'un et l'autre ; mais l'un la place mieux. J'aimerois autant qu'on l'accusât de se servir des mots anciens : comme si les mêmes pensées ne formoient pas un autre corps de discours par une disposition différente, aussibien que les mêmes mots forment d'autres pensées par les différentes dispositions. X. On se persuade mieux, pour l'ordinaire, par les raisons qu'on a trouvées soi-même, que par celles qui sont venues dans l'esprit des autres. XI. L'esprit croit naturellement, et la volonté aime naturellement; de sorte que, faute de vrais objets, il faut qu'ils s'attachent aux faux. XII. Ces grands efforts d'esprit où l'ame touche quelquefois, sont choses où elle ne se tient pas. Elle y saute seulement, mais pour retomber aussitôt. XIII. L'homme n'est ni ange, ni bête; et le malheur veut que qui veut faire l'ange, fait la bête. XIV. Pourvu qu'on sache la passion dominante de quelqu'un, on est assuré de lui plaire, et néanmoins chacun a ses fantaisies contraires à son propre bien, dans l'idée même qu'il a du bien; et c'est une bizarrerie qui déconcerte ceux qui veulent gagner leur affection. XV. Un cheval ne cherche point à se faire admirer de son compagnon. On voit bien entre eux quelque sorte d'émulation à la course; mais c'est sans conséquence: car, étant à l'étable, le plus pesant et le plus mal taillé ne cède pas de même parmi les hommes : leur vertu ne se pour cela son avoine à l'autre. Il n'en est pas satisfait pas d'elle-même, et ils ne sont point contents s'ils n'en tirent avantage contre les autres. XVI. Comme on se gâte l'esprit, on se gâte aussi le sentiment. On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations. Ainsi les bonnes ou les mauvaises le forment ou le gâtent. Il importe donc de tout bien savoir choisir pour se le former et ne point le gâter; et on ne sauroit faire ce choix, si on ne l'a déja formé et point gâté. Ainsi cela fait un cercle, d'où bienheureux sont ceux qui sortent. XVII. Lorsque dans les choses de la nature, dont la connoissance ne nous est pas nécessaire, il y en a dont on ne sait pas la vérité, il n'est peutètre pas mauvais qu'il y ait une erreur commune qui fixe l'esprit des hommes, comme, par exemple, la lune, à qui on attribue les changements de temps, les progrès des maladies, etc. Car c'est une des principales maladies de l'homme, que d'avoir une curiosité inquiète pour les choses qu'il ne peut savoir; et je ne sais si ce ne lui est point un moindre mal d'être dans l'erreur pour les choses de cette nature, que d'être dans cette curiosité inutile. trouve si propres, qu'on gâteroit le discours, il faut les laisser, c'en est la marque, et c'est la part de l'envie qui est aveugle, et qui ne sait pas que cette répétition n'est pas faute en cet endroit : car il n'y a point de règle générale. XXII. Ceux qui font des antithèses en forçant les mots sont comme ceux qui font de fausses fede nêtres pour la symétrie. Leur règle n'est pas parler juste, mais de faire des figures justes. XXIII. Une langue à l'égard d'une autre est un chiffre où les mots sont changés en mots, et non les lettres en lettres; ainsi une langue inconnue est déchiffrable. XXIV. Il y a un modèle d'agrément et de beauté, qui consiste en un certain rapport entre notre nature foible ou forte, telle qu'elle est, et la chose qui nous plaît. Tout ce qui est formé sur ce modèle nous agrée: maison, chanson, discours, vers, prose, femmes, oiseaux, rivières, arbres, chambres, habits. Tout ce qui n'est point sur ce modèle déplaît à ceux qui ont le goût bon. XXV. Comme on dit beauté poétique, on devroit dire aussi beauté géométrique, et beauté médicinale. Cependant on ne le dit point: et la raison en est qu'on sait bien quel est l'objet de la géométrie et quel est l'objet de la médecine; mais on ne sait pas en quoi consiste l'agrément, qui est l'objet de la poésie. On ne sait ce que c'est que ce modèle naturel qu'il faut imiter; et,. faute de cette connoissance, on a inventé de certains termes bizarres : siècle d'or, merveilles de nos jours, fatal laurier, bel astre, etc.; et on appelle ce jargon beauté poétique. Mais qui s'imaginera une femme vêtue sur ce modèle, verra une jolie demoiselle toute couverte de miroirs et de chaînes de laiton; et au lieu de la trouver agréable, il ne pourra s'empêcher d'en rire, parce qu'on sait mieux en quoi consiste l'agré ment d'une femme que l'agrément des vers. Mais ceux qui ne s'y connoissent pas l'admireront peut-être en cet équipage; et il y a bien des villages où on la prendroit pour la reine; et | miration par la ressemblance des choses dont c'est pourquoi il y en a qui appellent des son- on n'admire pas les originaux ! nets faits sur ce modèle, des reines de village. XXVI. Quand un discours naturel peint une passion, ou un effet, on trouve dans soi-même la vérité de ce qu'on entend, qui y étoit sans qu'on le sût, et on se sent porté à aimer celui qui nous le fait sentir; car il ne nous fait pas montre de son bien, mais du nôtre; et ainsi ce bienfait nous le rend aimable: outre que cette communauté d'intelligence que nous avons avec lui incline nécessairement le cœur à l'aimer. XXVII. Il faut qu'il y ait dans l'éloquence de l'agréable et du réel; mais il faut que cet agréable soit réel. XXVIII. Quand on voit le style naturel, on est tout étonné et ravi; car on s'attendoit de voir un auteur, et on trouve un homme. Au lieu que ceux qui ont le goût bon, et qui, en voyant un livre, croient trouver un homme, sont tout surpris de trouver un auteur: plus poetice quam humane locutus est. Ceux-là honorent bien la nature, qui lui apprennent qu'elle peut parler de tout, et même de théologie. XXIX. La dernière chose qu'on trouve, en faisant un ouvrage, est de savoir celle qu'il faut mettre la première. XXX. Dans le discours, il ne faut point détourner l'esprit d'une chose à une autre, si ce n'est pour le délasser; mais dans le temps où cela est à propos, et non autrement: car qui veut délasser hors de propos, lasse. On se rebute et on quitte tout là tant il est difficile de rien obtenir de l'homme que par le plaisir, qui est la monnoie pour laquelle nous donnons tout ce qu'on veut. XXXI. XXXII. Un même sens change selon les paroles qui l'expriment. Les sens reçoivent des paroles leur dignité, au lieu de la leur donner. Les astrologues, les alchimistes, etc., ont Quelle vanité que la peinture, qui attire l'ad- quelques principes; mais ils en abusent. Or, l'a bus des vérités doit être autant puni que l'introduction du mensonge. XLI. Je ne puis pardonner à Descartes: il auroit bien voulu, dans toute sa philosophie, pouvoir se passer de Dieu; mais il n'a pu s'empêcher de lui faire donner une chiquenaude pour mettre le monde en mouvement; après cela il n'a plus que faire de Dieu. ARTICLE XI. Sur Épictète et Montaigne'. I. Épictète est un des philosophes du monde qui ait le mieux connu les devoirs de l'homme. Il veut, avant toutes choses, qu'il regarde Dieu comme son principal objet ; qu'il soit persuadé qu'il gouverne tout avec justice; qu'il se soumette à lui de bon cœur ; et qu'il le suive volontairement en tout, comme ne faisant rien qu'avec une très grande sagesse : qu'ainsi cette disposition arrêtera toutes les plaintes et tous les murmures, et préparera son esprit à souffrir paisiblement les événements les plus fàcheux. « Ne « dites jamais, dit-il, J'ai perdu cela; dites plu«tôt, Je l'ai rendu : mon fils est mort, je l'ai « rendu ma femme est morte, je l'ai rendue. « Ainsi des biens, et de tout le reste. Mais celui qui me l'ôte est un méchant homme, direz« vous : pourquoi vous mettez-vous en peine par qui celui qui vous l'a prêté vient le redemander? Pendant qu'il vous en permet l'usage, ayez-en soin comme d'un bien qui appartient « à autrui, comme un voyageur fait dans une « hôtellerie. Vous ne devez pas, dit-il encore, « desirer que les choses se fassent comme vous « le voulez ; mais vous devez vouloir qu'elles se fassent comme elles se font. Souvenez-vous, ajoute-t-il, que vous êtes ici comme un ac«teur, et que vous jouez votre personnage dans : ■ Tout cet article sur Épictète et Montaigne est extrait d'un dialogue de Pascal avec Sacy, extrait dans lequel on a conservé seulement les pensées de Pascal. Ceux qui voudront lire le dialogue même pourront consulter le père Desmolets, tome V de la continuation des Mémoires d'histoire et de littérature, ou les Mémoires de Fontaine, tome II. une comédie, tel qu'il plaît au maître de vous le donner. S'il vous le donne court, jouez-le <court; s'il vous le donne long, jouez-le long: ‹ soyez sur le théâtre autant de temps qu'il lui plaît; paroissez-y riche ou pauvre, selon qu'il l'a ordonné. C'est votre fait de bien jouer le personnage qui vous est donné; mais de le <choisir, c'est le fait d'un autre. Ayez tous les jours devant les yeux la mort et les maux qui << semblent les plus insupportables; et jamais « vous ne penserez rien de bas, et ne desirerez <rien avec excès. » a Il montre en mille manières ce que l'homme doit faire. Il veut qu'il soit humble; qu'il cache ses bonnes résolutions, sur-tout dans les commencements, et qu'il les accomplisse en secret: rien ne les ruine davantage que de les produire. Il ne se lasse point de répéter que toute l'étude et le desir de l'homme doivent être de connoître la volonté de Dieu, et de la suivre. : Telles étoient les lumières de ce grand esprit qui a si bien connu les devoirs de l'homme heureux s'il avoit aussi connu sa foiblesse ! Mais après avoir si bien compris ce qu'on doit faire, il se perd dans la présomption de ce que l'on peut. Dieu, dit-il, a donné à tout homme les <moyens de s'acquitter de toutes ses obliga<tions; ces moyens sont toujours en sa puis«sance; il ne faut chercher la félicité que par les choses qui sont toujours en notre pouvoir, puisque Dieu nous les a données à cette fin: << il faut voir ce qu'il y a en nous de libre. Les « biens, la vie, l'estime, ne sont pas en notre puissance, et ne mènent pas à Dieu; mais l'esprit ne peut être forcé de croire ce qu'il sait être faux, ni la volonté d'aimer ce qu'elle << sait qui la rend malheureuse : ces deux puissances sont donc pleinement libres, et par <«elles seules nous pouvons nous rendre par<< faits, connoître Dieu parfaitement, l'aimer, <« lui obéir, lui plaire, surmonter tous les vices, acquérir toutes les vertus, et ainsi nous ren<dre saints et compagnons de Dieu. » Ces orgueilleux principes conduisent Épictète à d'autres erreurs, comme, que l'ame est une portion de la substance divine; que la douleur et la mort ne sont pas des maux ; qu'on peut se tuer quand on est si persécuté qu'on peut croire que Dieu nous appelle, etc. Montaigne, né dans un état chrétien, fait profession de la religion catholique, et en cela il n'a rien de particulier; mais comme il a voulu chercher une morale fondée sur la raison, sans les lumières de la foi, il prend ses principes dans cette supposition, et considère l'homme destitué de toute révélation. Il met donc toutes choses dans un doute si universel et si général, que l'homme doutant même s'il doute, son incertitude roule sur elle-même dans un cercle perpétuel et sans repos : s'opposant également à ceux qui disent que tout est incertain, et à ceux qui disent que tout ne l'est pas, parcequ'il ne veut rien assurer. C'est dans ce doute qui doute de soi, et dans cette ignorance qui s'ignore, que consiste l'essence de son opinion. Il ne peut l'exprimer par aucun terme positif : car s'il dit qu'il doute, il se trahit, en assurant au moins qu'il doute; ce qui étant formellement contre son intention, il est réduit à s'expliquer par interrogation; de sorte que ne voulant pas dire, Je ne sais, il dit, Que sais-je? De quoi il a fait sa devise, en la mettant sous les bassins d'une balance, lesquels pesant les contradictoires, se trouvent dans un parfait équilibre. En un mot, il est pur pyrrhonien. Tous ses discours, tous ses essais, roulent sur ce principe; et c'est la seule chose qu'il prétend bien établir. Il détruit insensiblement tout ce qui passe pour le plus certain parmi les hommes, non pas pour établir le contraire, avec une certitude de laquelle seule il est ennemi, mais pour faire voir seulement que, les apparences étant égales de part et d'autre, on ne sait où asseoir sa croyance. Dans cet esprit, il se moque de toutes les assurances; il combat, par exemple, ceux qui ont pensé établir un grand remède contre les procès, par la multitude et la prétendue justesse des lois comme si on pouvoit couper la racine des doutes, d'où naissent les procès! comme s'il y avoit des digues qui pussent arrêter le torrent de l'incertitude, et captiver les conjectures! Il dit, à cette occasion, qu'il vaudroit autant soumettre sa cause au premier passant qu'à des juges armés de ce nombre d'ordonnances. Il n'a pas l'ambition de changer l'ordre de l'état; il ne prétend pas que son avis soit meilleur, il n'en croit aucun bon. Il veut seulement prouver la vanité des opinions les plus reçues : montrant que l'exclusion de toutes lois diminueroit plutôt le nombre des différends, que cette multitude de lois, qui ne sert qu'à l'augmenter, parceque les difficultés croissent à mesure qu'on les pèse, les obscurités se multiplient par les commentaires ; et que le plus sûr moyen d'entendre le sens d'un discours, est de ne pas l'examiner, de le prendre sur la première apparence: car, si peu qu'on l'observe, toute sa clarté se dissipe. Sur ce modèle il juge à l'aventure de toutes les actions des hommes et des points de l'histoire, tantôt d'une manière, tantôt d'une autre; suivant librement sa première vue, et sans contraindre sa pensée sous les règles de la raison, qui n'a, selon lui, que de fausses mesures. Ravi de montrer, par son exemple, les contrariétés d'un même esprit dans ce génie tout libre, il lui est également bon de s'emporter ou non dans les disputes, ayant toujours, par l'un ou l'autre exemple, un moyen de faire voir la foiblesse des opinions: étant porté avec tant d'avantage dans ce doute universel, qu'il s'y fortifie également par son triomphe et par sa défaite. C'est dans cette assiette, toute flottante et toute chancelante qu'elle est, qu'il combat avec une fermeté invincible les hérétiques de son temps, sur ce qu'ils assuroient connoître seuls le véritable sens de l'Écriture; et c'est de là encore qu'il foudroie l'impiété horrible de ceux qui osent dire que Dieu n'est point. Il les entreprend particulièrement dans l'apologie de Raimond de Sébonde; et, les trouvant dépouillés volontairement de toute révélation, et abandonnés à leur lumière naturelle, toute foi mise à part, il les interroge de quelle autorité ils entreprennent de juger de cet Être souverain, qui est infini par sa propre définition : eux qui ne connoissent véritablement aucune des moindres choses de la nature! Il leur demande sur quels principes ils s'appuient, et il les presse de les lui montrer. Il examine tous ceux qu'ils peuvent produire; et il pénètre si avant, par le talent où il excelle, qu'il montre la vanité de tous ceux qui passent pour les plus éclairés et les plus fermes. Il demande si l'ame connoît quel |