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Mais tu avois pris un mauvais chemin pour faire ta fortune: mille gens sont parvenus, sans péril et sans peine, plus haut que toi. J'ai connu un homme sans nom, qui avoit amassé des richesses immenses par le débit d'un nouvel opiat pour les dents.

RENAUD.

Ce n'est pas à moi à vous dire qu'elle a été glorieuse; mais je puis au moins vous répondre qu'elle a été plus agréable que la vôtre; j'ai joui des mêmes plaisirs que vous, mais je ne m'y suis pas borné; je les ai fait servir à des desseins sérieux et à une fin plus flatteuse. J'ai c'étoit un chevalier romain dont Néron avoit fait le confident

J'ai connu,

comme toi, des hommes que le

Tacite parle de ce Senecion, dont le prénom étoit Tullius.

des secrets qu'il vouloit cacher à sa mère Agrippine. Tullius Senecion devint un des favoris du tyran, le complice de ses crimes et le compagnon de ses débauches. Il fut enveloppé dans la fameuse conspiration où périrent Epicharis, Séneque et Lucain: on dit qu'il mourut avec plus de courage qu'on n'avoit lieu de l'attendre d'un homme livré aux plaisirs.

Je trouve que l'auteur de ces dialogues excuse avec trop de

complaisance les crimes de l'ambition. Le portrait que Salluste

fait de Catilina ne s'accorde point avec l'idée qu'on en donne dans ce dialogue. Il avoit, dit l'historien romain, l'ame forte, le corps robuste, mais l'esprit méchant et l'ame dépravée. Jeune encore, il aimoit les troubles, les séditions et les guerres civiles. Il se plaisoit au meurtre et au pillage, et ses premières années

aimé et estimé les hommes de bonne foi, parceque j'étois capable de discerner le mérite, et que j'avois un cœur sensible. Je me suis attaché tous les misérables, sans cesser de vivre avec les grands. Je tenois à tous les états par mon génie vaste et conciliant; le peuple m'aimoit; je savois me familiariser avec les hommes sans m'avilir; je me relâchois sur les avantages de ma naissance, content de primer par mon génie et par mon courage. Les grands ne négligent souvent les hommes de mérite que parcequ'ils sentent bien qu'ils ne peuvent les domi- trui, prodigue du sien, violent dans ses passions, assez éloquent, ner par leur esprit. Pour moi, je me livroismais dénué de raison, il n'eut que de vastes desseins et ne se tout entier aux plus courageux et aux ha- porta qu'à des choses extrêmes, presque impossibles, au-dessus biles, parceque je n'en craignois aucun Bell. Catil., cap. V. 5.

je

furent un apprentissage de scélératesse. Il supportoit avec une fermeté incroyable la faim, le froid et les veilles. Audacieux,

habile dans l'art de séduire et de feindre, avide du bien d'au

de l'ambition et de la fortune d'un simple citoyen. SALLUSTE,

hasard ou une servile industrie ont avancés; mais je n'étois pas né pour m'élever par ces moyens; je n'ai jamais porté envie à ces misérables.

JAFIER.

Et pourquoi avois-tu de l'ambition, si tu Et pourquoi avois-tu de l'ambition, si tu méprisois l'injustice de la fortune?

RENAUD.

Parceque j'avois l'ame haute, et que j'aimois à lutter contre mon mauvais destin: le combat me plaisoit sans la victoire.

JAFIER.

de cette entreprise, qui étoit conduite par des hommes plus puissants que toi.

RENAUD.

C'est le sort des hommes de génie qui n'ont que du génie et du courage. Ils ne sont que les instruments des grands qui les emploient; ils ne recueillent jamais ni la gloire ni le fruit principal des entreprises qu'ils ont conduites, et que l'on doit à leur prudence; mais le témoignage de leur conscience leur est bien doux. Ils sont considérés, du moins, des grands qu'ils servent; ils les maîtrisent quelquefois dans leur conduite; et enfin quelques uns parviennent, s'élèvent au-dessus de leurs protecteurs, et

Il est vrai que la fortune t'avoit fait naître emportent au tombeau l'estime des peuples. hors de ta place.

RENAUD.

JAFIER.

Ce sont ces sentiments qui t'ont conduit sur

Et la nature, mon cher Jafier, m'y appeloit l'échafaud. et se révoltoit.

JAFIER.

RENAUD.

Crois-tu que j'aie regretté la vie? Un homme

Ne pouvois-tu vivre tranquillement sans au- qui craint la mort n'est pas même digne de torité et sans gloire?

RENAUD.

J'aimois mieux la mort qu'une vie oisive; je savois bien vivre sans gloire, mais non sans activité et sans intrigue.

JAFIER.

vivre 1.

Ce dialogue est une simple esquisse. Rien n'y est approfondi: et cependant l'auteur auroit pu y faire entrer de beaux tableaux et de beaux développements. L'histoire de la conjuration de Venise, par l'abbé de Saint-Réal, lui auroit fourni les matériaux nécessaires. Il y avoit quelque chose de sombre et de mystérieux dans le gouvernement de Venise qui attache l'imagination et qui a répandu du charme et de l'intérêt sur les ouvrages où il en a été question. Au reste, il est à-peu-près évident que tous les détails de cette fameuse conspiration sont sortis de l'imagination de l'abbé de Saint-Réal, qui écrivoit l'histoire à peu près comme Varillas son modèle, sans se mettre en peine de la vérité des faits et de l'exactitude des détails.

Avoue cependant que tu te conduisois avec imprudence. Tu portois trop haut tes projets. Ignorois-tu qu'un gentilhomme françois comme J'ai cru m'apercevoir, en lisant avec attention ces dialogues toi, qui avoit peu de bien, qui n'étoit recom- de Vauvenargues, qu'il y avoit dans son ame des semences mandable ni par son nom, d'ambition. On sait qu'il fit quelques démarches infructueuses ni par ses alliances pour entrer dans la carrière diplomatique ; mais il falloit, pour ni par sa fortune, devoit renoncer à ces grands réussir de son temps, un esprit d'intrigue et de servilité indesseins?

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Ami, ce fut cette pensée qui me fit quitterrées, et leur essor, sans cesse comprimé, les jette dans la méma patrie après avoir tenté tout ce qui dépendoit de moi pour m'y élever. J'errois en divers pays; je vins à Venise, et tu sais le reste.

JAFIER.

Oui, je sais que tu fus sur le point d'élever ta fortune sur les débris de cette puissante république; mais quand tu aurois réussi, tu n'aurois jamais eu la principale gloire ni le fruit

lancolie et quelquefois même dans l'abattement. Je ne lis point le dialogue entre Brutus et un jeune Romain sans soupçonner que l'auteur, en faisant parler ce dernier personnage, a voulu peindre les dispositions de son esprit et quelques uns des évènements de sa vie. Je ne suis pas de ceux qui condamnent l'ambition d'une manière absolue; j'en juge par les effets qu'elle produit. Si elle est utile aux hommes, si elle est accompagnée de la vertu, je la considère comme un des plus nobles mouvements de

l'ame; si elle ne recherche le crédit et l'autorité que pour satisfaire d'autres passions viles, telles que l'avarice, la haine, la cruauté, je la déteste et la méprise au sein même de son opulence et de son pouvoir. 5.

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Vous niez donc que les hommes soient obligés comme respectable, on y plaint les disgraces à être justes?

DENIS.

qui l'accompagnent, et on y parle avec mépris de l'injustice du monde à l'égard de la vertu et

Pourquoi y seroient-ils obligés, puisque la des talents. Ainsi, quoiqu'on y fasse voir les nature ne les a pas faits tels?

PLATON.

hommes de génie presque toujours malheureux, on peint cependant leur génie et leur condition avec de si riches couleurs, qu'ils paroissent dignes d'envie dans leurs malheurs fondent leurs intérêts avec ceux des hommes mêmes. Cela vient de ce que les historiens conillustres dont ils parlent. Marchant dans les mêmes sentiers, et aspirant à-peu-près à la même gloire, ils relèvent autant qu'ils peuvent l'éclat des talents; on ne s'aperçoit pas qu'ils plaident leur propre cause, et comme on n'entend que leur voix, on se laisse aisément séduire à la justice de leur cause, et on se persuade aisément que le parti le meilleur est aussi le plus appuyé des honnêtes gens. L'expérience détrompe là-dessus. Pour peu qu'on ait vu le C'est-à-dire que vous, qui étiez plus fort et monde, on découvre bientôt son injustice na

Parceque la nature les a faits raisonnables, et que, si elle ne leur a pas accordé l'équité, elle leur a donné la raison pour la leur faire connoître et pratiquer; car vous ne niez pas, du moins, que la raison ne montre la nécessité de la justice?

DENIS.

La raison veut que les habiles et les forts gouvernent, et qu'ils fassent observer aux autres hommes l'équité : voilà ce que je vous accorde.

PLATON.

turelle envers le mérite, l'envie des hommes médiocres, qui traverse jusqu'à la mort les hommes excellents, et enfin l'orgueil des hommes élevés par la fortune, qui ne se relâche jamais en faveur de ceux qui n'ont que du mérite. Si on savoit cela de meilleure heure, on travailleroit avec moins d'ardeur à la vertu; et quoique la présomption de la jeunesse surmonte tout, je doute qu'il entrât autant de jeunes gens dans la carrière.

II.

Sur la morale et la physique.

C'est un reproche ordinaire de la part des physiciens à ceux qui écrivent des mœurs, que la morale n'a aucune certitude comme les mathématiques et les expériences physiques. Mais je crois qu'on pourroit dire, au contraire, que l'avantage de la morale est d'être fondée sur peu de principes très solides, et qui sont à la portée de l'esprit des hommes; que c'est de toutes les sciences la plus connue, et celle qui a été portée plus près de sa perfection: car il y a peu de vérités morales un peu importantes qui n'aient été écrites; et ce qui manque à cette science, c'est de réunir toutes ces vérités et de les séparer de quelques erreurs qu'on y a mêlées; mais c'est un défaut de l'esprit humain plus que de cette science, car les hommes ne sont guère capables de concevoir aucun sujet tout entier et d'en voir les divers rapports et les différentes faces. L'avantage de la morale est donc d'être plus connue que les autres sciences; de-là on peut conclure qu'elle est plus bornée, ou qu'elle est plus naturelle aux hommes, ou l'un et l'autre à-la-fois : car on ne peut nier, je crois, qu'elle est plus naturelle aux hommes, et on est assez obligé de convenir, en même temps, que, se renfermant tout entière dans un sujet si borné que le genre humain, elle a moins d'étendue que la physique, qui embrasse toute la nature. Ainsi l'avantage de la morale sur la physique est de pouvoir être mieux connue et mieux possédée, et l'avantage de la physique sur la morale est d'être plus vaste et plus étendue. La morale se glorifie d'être plus sûre et plus praticable; et la physique, au contraire, de passer les bornes

de l'esprit humain, de s'étendre au-delà de toutes ses conceptions, d'étonner et de confondre l'imagination par ce qu'elle lui fait apercevoir de la nature... Voilà du moins ce qui me paroît de ces deux sciences. Je trouve la morale plus utile, parceque nos connoissances ne sont guère profitables qu'autant qu'elles approchent de la perfection; mais elle me paroit aussi un peu bornée; au lieu que le seul aspect des éléments de la physique accable mon imagination..... Je me sens frapper d'une vive curiosité à la vue de toutes les merveilles de l'univers, mais je suis dégoûté aussitôt du peu que l'on en peut connoître, et il me semble qu'une science si élevée au-dessus de notre raison n'est pas trop faite pour nous.

Cependant ce qu'on a pu en découvrir n'a pas laissé que de répandre de grandes lumières sur toutes les choses humaines: d'où je conclus qu'il est bon que beaucoup d'hommes s'appliquent à cette science et la portent jusqu'au degré où elle peut être portée, sans se décourager par la lenteur de leurs progrès et par l'imperfection de leurs connoissances... Il faut avouer que c'est un grand spectacle que celui de l'univers de quelque côté qu'on porte sa vue, on ne trouve jamais de terme. L'esprit n'arrive jamais ni à la dernière petitesse des objets, ni à l'immensité du tout; les plus petites choses tiennent à l'infini ou à l'indéfini. L'extrême petitesse et l'extrême grandeur échappent également à notre imagination; elle n'a plus de prise sur aucun objet dès qu'elle veut les approfondir. Nous apercevons, dit Pascal, quelque apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel d'en connoître ni le principe ni la fin, etc. 1.

La physique est incertaine à l'égard des principes du mouvement, à l'égard du vide ou du plein, de l'essence des corps, etc. Elle n'est certaine que dans les dimensions, les distances, les proportions et les calculs qu'elle emprunte de la géométrie.

M. Newton, au moyen d'une seule cause occulte, explique tous les phénomènes de la nature; et les Anciens, en admettant plusieurs causes occultes, n'expliquoient pas la moindre

Voyez les Pensées de Pascal, Ire part., art. IV, pensée 1.

partie de ces phénomènes. La cause occulte de | clamations et les autorités, pour discuter le

M. Newton est celle qui produit la pesanteur et l'attraction mutuelle des corps; mais il n'est pas impossible peut-être que cette pesanteur et cette attraction ne soient à elles-mêmes leur propre cause: car il n'est pas nécessaire qu'une qualité que nous apercevons dans un sujet y soit produite par une cause, elle peut exister par elle-même.

On ne demande pas pourquoi la matière est étendue: c'est là sa manière d'exister; elle ne peut être autrement. Ne se peut-il pas faire que la pesanteur lui soit aussi essentielle que l'étendue? Pourquoi non?

Il n'est aucune portion de matière qui ne soit étendue l'étendue est donc essentielle à la matière. Mais s'il n'y a aucune portion de matière qui ne soit pesante, ne faudroit-il pas ajouter la pesanteur à l'essence de la matière? Si le mouvement n'est autre chose que la pesanteur des corps, nous voilà bien avancés dans le secret de la nature!

Toutes nos démonstrations ne tendent qu'à nous faire connoître les choses avec la même évidence que nous les connoissons par sentiment. Connoître par sentiment est donc le plus haut degré de connoissance; il ne faut donc pas demander une raison de ce que nous connoissons par sentiment.

III..

Sur Fontenelle.

|

vrai avec exactitude. Le desir qu'il a eu dans tous ses écrits de rabaisser l'antiquité l'a conduit à en découvrir tous les faux raisonnements, tout le fabuleux, les déguisements des histoires anciennes et la vanité de leur philosophie. Ainsi la querelle des Anciens et des Modernes, qui n'étoit pas fort importante en elle-même, a produit des dissertations sur les traditions et sur les fables de l'antiquité, qui ont découvert le caractère de l'esprit des hommes, détruit les superstitions et agrandi les vues de la morale. M. de Fontenelle a excellé encore à peindre la foiblesse et la vanité de l'esprit humain : c'est dans cette partie, et dans les vues qu'il a eues sur l'Histoire ancienne et sur la Superstition, qu'il me paroît véritablement original. Son esprit fin et profond ne l'a trompé que dans les choses de sentiment; par-tout ailleurs il est admirable.

IV.

Sur l'ode.

Je ne sais point si Rousseau a surpassé Horace et Pindare dans ses odes; s'il les a surpassés, je conclus que l'ode est un mauvais genre, ou du moins un genre qui n'a pas encore atteint à beaucoup près sa perfection. L'idée que j'ai de l'ode est que c'est une espèce de délire, un transport de l'imagination. Mais ce transport et ce délire, s'ils étoient vrais et non pas feints, devroient remplir les odes de sentiment; car il n'arrive jamais que l'imagination soit véritablement échauffée sans passionner l'ame; or je ne crains pas qu'on puisse dire que nos odes soient fort passionnées. Ce défaut de passion est d'autant plus considérable dans ces petits poëmes, que la plupart sont vides de pensées; et il me semble que tout ouvrage qui est vide de pen

M. de Fontenelle mérite d'être regardé par la postérité comme un des plus grands philosophes de la terre. Son Histoire des Oracles, son petit traité de l'Origine des Fables, une grande partie de ses Dialogues, sa Pluralité des Mondes, sont des ouvrages qui ne devroient jamais périr, quoique le style en soit froid et peu na-sées doit être rempli de sentiment. Rien n'est turel en beaucoup d'endroits. On ne peut refuser à l'auteur de ces ouvrages d'avoir donné de nouvelles lumières au genre humain. Personne n'a mieux fait sentir que lui cet amour immense que les hommes ont pour le merveilleux, cette pente extrême qu'ils ont à respecter les vieilles traditions et l'autorité des Anciens. C'est à lui, en grande partie, qu'on doit cet esprit philosophique qui fait mépriser les dé

plus froid que de très beaux vers où l'on ne trouve que de l'harmonie et des images sans chaleur et sans enthousiasme.

Mais ce qui fait que Rousseau est si admiré malgré ce défaut de passion, c'est que la plupart des poëtes qui ont essayé de faire des odes, n'ayant pas plus de chaleur que lui, n'ont pu même atteindre à son élégance, à son harmonie, à sa simplicité et à la richesse de sa poésie.

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