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éteint dans mon sang la haine que tu m'as portée?

BRUTUS.

CÉSAR.

Tu dis vrai le mérite inspire du respect; mais il n'y a que la jeunesse qui soit aimable.

César, je ne t'ai point haï. J'estimois ton gé- C'est une vérité affreuse. Il est horrible d'avoir nie, ton courage.

CÉSAR.

Mais je t'aimois tendrement, et tu m'as arraché la vie.

BRUTUS.

C'est une cruauté barbare où j'ai été poussé C'est une cruauté barbare où j'ai été poussé par l'erreur de la gloire et par les principes

d'une vertu fausse et farouche.

CÉSAR.

Tu étois né humain et compatissant : tu n'as été cruel que pour moi seul, qui t'aimois avec tendresse.

BRUTUS.

encore un cœur sensible à l'amitié, et d'être privé des graces qui l'inspirent.

BRUTUS.

Voilà la source de l'ingratitude des jeunes gens. L'amitié de leurs parents, de leurs bienfaiteurs, leur est souvent onéreuse. Cependant je crois que les belles ames peuvent surmonter leur instinct ou sortir en ce point des règles générales. CÉSAR.

La tienne étoit haute et sensible, et cependant.....

BRUTUS.

D'où naissoit dans ton cœur cette amitié que la philosophie de Caton ; j'aimois ardemment la Je m'étois laissé imposer par les discours et j'avois si peu méritée ?

CÉSAR.

Ta jeunesse m'avoit séduit, et ton ame fière et sensible avoit touché la mienne.

BRUTUS.

J'ai fait ce que j'ai pu pour reconnoître ta bonté pour moi je me reprochois mon ingratitude; je sentois que tu méritois d'être aimé; tu me faisois pitié lorsque je songeois à t'immoler à la liberté, et je me reprochois ma barbarie.

CÉSAR.

Et avec tout cela je n'ai jamais fléchi ton cœur!

BRUTUS.

Je n'ai jamais pu t'aimer: ton génie, ton âge, le mien, te donnoient sur moi trop d'ascendant. Je t'admirois, et je ne t'aimois point,

CÉSAR.

Est-ce que l'estime empêche l'amitié?

BRUTUS.

Non, mais le respect l'affoiblit; et peut-être qu'il y a un âge où l'on ne peut plus être aimé.

gloire cette passion étouffa dans mon cœur toutes les autres. Mais daigne croire qu'il m'en a coûté pour trahir ce que je devois à ton amitié et à ton mérite.

CÉSAR.

Va, je t'ai pardonné même en mourant. L'amitié va plus loin que la vertu, et passe en magnanimité la philosophie que tu as préférée.

BRUTUS.

Tu parles de l'amitié des grandes ames telles que la tienne. Mais ce pardon généreux que tu m'accordes augmente mon repentir; et je n'ai de regret à la vie que par l'impuissance où me met la mort de te témoigner ma reconnoissance.

DIALOGUE X.

MOLIÈRE ET UN JEUNE HOMME.

LE JEUNE HOMME.

Je suis charmé de vous voir, divin Molière. Vous avez rempli toute l'Europe de votre nom, et la réputation de vos ouvrages augmente de jour à autre dans le monde.

MOLIÈRE.

Je ne suis point touché, mon cher ami, de

cette gloire. J'ai mieux connu que vous, qui j'ai pu la mériter. Ne vois-je pas ici les plus êtes jeune, ce qu'elle vaut.

LE JEUNE HOMME.

grands hommes de l'antiquité, Homère, Virgile, Euripide, qui sont encore poursuivis dans le tombeau par ce même esprit de critique qui

Seriez-vous mécontent de votre siècle, qui les a dégradés pendant leur vie? Dans le même

vous devoit tant?

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temps qu'ils sont adorés de quelques personnes sensées dont ils enchantent l'imagination, ils sont méprisés et tournés en ridicule par les esprits médiocres qui manquent de goût1. Je voyois passer le Tasse, il y a quelques jours, suivi de quelques beaux esprits qui lui faisoient leur cour. Plusieurs ombres de grands seigneurs qui étoient avec moi, me demandèrent qui c'étoit? Sur cela le duc de Ferrare prit la parole, et répondit que c'étoit un poëte auquel il avoit fait donner des coups de bâton pour châtier son insolence. Voilà comme les gens du monde et les grands savent honorer le génie.

LE JEUNE HOMME.

J'ai souvent ouï dans le monde de pareils discours, et j'en étois indigné. Car, enfin, qu'estce qu'un grand poëte? sinon un grand génie, un homme qui domine les autres hommes par son imagination; qui leur est supérieur en vivacité; qui connoît, par un sentiment plein de lumière, les passions, les vices et l'esprit des hommes; qui peint fidèlement la nature, parcequ'il la connoit parfaitement, et qu'il a des idées plus vives de toutes choses que les autres ; une ame laborieux, éloquent, aimable; qui ne se borne qui est capable de s'élever, un génie ardent, point à faire des vers harmonieux, comme un charpentier fait des cadres et des tables dans son atelier, mais qui porte dans le commerce du monde son feu, sa vivacité, son pinceau et son esprit, et qui conserve, par conséquent, parmi les hommes, le même mérite qui le fait admirer dans son cabinet.

MOLIÈRE.

Les gens qui réfléchissent savent tout cela, mon cher ami, mais ces gens-là sont en petit nombre.

Si les grands génies de l'antiquité qui enchantent l'imagination des personnes sensées sont méprisés et tournés en ridicule par les médiocres, je ne vois pas trop de quoi ils ont à se plaindre, et Molière avec eux : car, comme Vauvenargues l'a si bien dit lui-même dans la maxime LXV: « Nous sommes moins offensés du mépris des sots que d'être médiocrement esti

La postérité ne me la rendra point telle que més des gens d'esprit. » B.

LE JEUNE HOMME.

Hé! pourquoi s'embarrasser des autres?

MOLIÈRE.

Parcequ'on a besoin de tout le monde; parcequ'ils sont les plus forts; parcequ'on en souffre du mal quand on n'en reçoit pas de bien; enfin, parcequ'un homme qui a les vues un peu grandes voudroit régner, s'il pouvoit, dans tous les esprits, et qu'on est toujours inconsolable de n'obtenir que la moindre partie de ce qu'on mérite 1.

Dans le temps où Vauvenargues écrivoit ce dialogue, il y

DIALOGUE XI.

RACINE ET BOSSUET.

BOSSUET.

Je récitois tout à l'heure, mon cher Racine, quelques uns de vos vers que je n'ai pas oubliés. Je suis enchanté de la richesse de vos expressions, de la vérité de votre pinceau et de vos idées, de votre simplicité, de vos images, et même de vos caractères qui sont si peu estimés; car je leur trouve un très grand mérite, et le plus rare, celui d'être pris dans la nature. Vos personnages ne disent jamais que ce qu'ils

avoit encore en France beaucoup de ces esprits médiocres qui doivent, parlent avec noblesse et se caractérisent sans affectation. Cela est admirable.

croyoient se distinguer de la foule en méprisant les plus beaux chefs-d'œuvre de l'antiquité, qu'ils étoient incapables de comprendre et de juger: ils s'imaginoient montrer de la force d'esprit et de la philosophie en affectant de dédaigner ce qui avoit été consacré par l'admiration des siècles. L'origine de cette manie ridicule remonte aux dernières années du dix-septième siè

cle; elle se perpétua dans le dix-huitième par l'influence de La Motte, qui n'étoit point un écrivain sans mérite, mais dont la

littérature étoit très bornée, et sur-tout par l'influence de Fontenelle, qui fut pendant cinquante ans à la tête des hommes de

lettres. Fontenelle étoit un homme extrêmement adroit, qui avoit d'autres titres à la renommée que ses travaux purement littéraires, et qui, sentant ce qui lui manquoit, auroit volontiers rabaissé les chefs-d'œuvre qu'il ne pouvoit égaler. Il suffisoit d'ailleurs que Boileau et Racine, contre lesquels il nourrit une inimitié séculaire, se fussent prononcés en faveur de la raison et des Anciens pour qu'il penchât du côté opposé. On peut rapporter à ce philosophe, si modéré en apparence, la plupart des hérésies littéraires qui ont obtenu quelque crédit dans le dernier siècle; et peut-être même le goût se seroit-il entièrement

corrompu si des hommes tels que Voltaire, Montesquieu, Buffon,

Rousseau, n'eussent maintenu ses principes par leurs leçons et par leurs exemples.

Les écrivains du dix-septième siècle n'étoient pas mieux traités par Fontenelle que les Anciens. Il ne pardonna jamais à Racine et à Boileau les épigrammes qu'ils avoient lancées contre sa malheureuse tragédie d'Aspar. Il ne rendoit pas au premier la justice qui lui étoit due, et refusoit le génie à l'auteur de l'Art poétique. Il auroit même volontiers attaqué Voltaire, si la crainte des représailles n'eût un peu refroidi son ressentiment contre un homme qui avoit tant de supériorité sur lui.

Nous sommes très heureusement délivrés de ces opinions fausses et ridicules qui ont fait tant de mal dans le dernier siè

cle: on est revenu à l'étude et à l'admiration des Anciens avec une ardeur qui promet à la littérature françoise une nouvelle époque de génie et de gloire. Je pourrois citer des traductions et des ouvrages originaux où l'on retrouve les graces et le charme du génie antique. On a banni de la prose cette pompe indigente de paroles, cette recherche puérile d'antithèses, cette affectation du bel esprit qui déshonoroit, il n'y a pas encore long-temps, même les productions de quelques membres de l'Académie. Ons'est également débarrassé de cette sécheresse que l'esprit d'analyse, porté à l'excès, avoit introduite dans notre littérature. Il ne faut pas confondre cet abus de l'analyse avec l'esprit vraiment philosophique, dont aucun genre ne peut se passer : c'est lui seul qui peut donner de la force au raisonnement, de la justesse aux idées. Sans son secours, l'imagination ne pro

RACINE.

Je ne suis pas surpris que vous m'aimiez un peu. Je vous ai toujours admiré; vous aviez le génie poétique et l'invention dans l'expression, qui est le talent même que mes ennemis sont obligés de m'accorder. Il y a plus d'impétuosité et de plus grands traits dans vos ouvrages que dans ceux des plus grands poëtes.

BOSSUET.

Hélas! mon ami, mes ouvrages ne sont presque plus connus que d'un très petit nombre de gens de lettres et d'hommes pieux. Les matières que j'ai traitées ne sont nullement du goût des gens du monde.

RACINE.

Ils devroient du moins admirer vos oraisons funèbres.

BOSSUET.

Ce titre seul les rebute; on n'aime ni les louanges, ni les choses tristes.

RACINE.

Que dites-vous done? je ne puis vous croire; duiroit que des monstres semblables à celui que nous dépeint Horace dans les premiers vers de l'épitre aux Pisons. Montaigne, Boileau, Molière, La Fontaine, Voltaire, Montesquieu, Rousseau, ont allié l'esprit philosophique à l'imagination, et l'on ne voit pas que l'un ait jamais nui à l'autre. On peut abuser de l'esprit philosophique comme on abuse de l'imagination et des meilleures choses; mais, après tout, il faudra toujours en revenir à cet axiome d'un poëte philosophe : « Le bien penser est la source du bien écrire. » S.

le genre dont nous parlons est le plus terrible: | n'exige de nous ni sagacité ni profondeur : il car les hommes ne sont effrayés que de la mort. faut être un grand peintre pour être poëte, Or, qu'est-ce que le sujet de vos oraisons funè- mais on peut être un grand peintre sans avoir bres, sinon la mort, c'est-à-dire la seule chose une grande étendue d'esprit et des vues fines. qui inspire de la terreur à l'esprit humain? Se pourroit-il que les hommes ne fussent pas frappés par des discours qui ne s'exercent que sur le sujet le plus frappant et le plus intéressant pour l'humanité? J'avois cru que c'étoit le véritable champ du pathétique et du sublime.

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Vous vous trompez; les bons auteurs du théâtre ne mourront jamais, parcequ'on les fait revivre tous les ans, et on empêche le monde de les oublier; d'ailleurs les poëtes se soutiennent toujours mieux que les orateurs, parcequ'il y a plus de gens qui font des vers qu'il n'y en a qui écrivent en prose; parceque les vers sont plus faciles à retenir et plus difficiles à faire; parcequ'enfin les poëtes traitent des sujets toujours intéressants, au lieu que les orateurs, dont l'éloquence ne s'exerce ordinairement que sur de petits faits, périssent avec la mémoire de ces sujets mêmes.

RACINE.

Les vrais orateurs, comme vous, devroient du moins se soutenir par les grandes pensées qu'ils ont semées dans leurs écrits, par la force et la solidité de leurs raisonnements; car tout cela doit se trouver dans un ouvrage d'éloquence. Nous autres poëtes, nous pouvons quelquefois manquer par le fond des choses, si nous sommes harmonieux, si nous avons de l'imagination dans l'expression; il nous suffit, d'ailleurs, de penser juste sur les choses de sentiment, et on

1 Conte d'Hamilton. B.

2 Conte de La Fontaine. B.

BOSSUET.

On peut aussi avoir cette étendue d'esprit, cette finesse, cette sagesse, cet art qui est nécessaire aux orateurs, et y joindre le charme de l'harmonie et la vivacité du pinceau : vous êtes la preuve de ce que je dis.

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Je ne crois pas qu'il soit moins commun, mais je crois qu'il l'est bien autant : les véritablement grands hommes dans tous les genres sont toujours très rares.

Je sais gré à Vauvenargues d'avoir employé cette expression; elle étoit bannie du langage depuis le siècle de Montaigne, qui s'en est souvent servi dans ses Essais, et toujours à propos.

Je crois que Voltaire a réclamé en sa faveur en quelque endroit de ses ouvrages, et les Anglois, accoutumés depuis long-temps à vivre de pillage, l'ont empruntée de nos premiers écrivains, et l'ont soigneusement conservée. On trouveroit dans Amyot et

dans Montaigne d'autres expressions aussi énergiques qu'on

pourroit rajeunir avec succès. Nous ne connoissons pas toutes

les ressources et toutes les richesses de notre langue, et en général on ne lit pas assez les écrivains du seizième siècle. S.

1 Voltaire. B.

RACINE.

dont vous étiez jaloux comme poëte. La seule Qu'appelez-vous, je vous prie, de grands chose qui m'ait étonné, c'est que votre Éminence ait favorisé des écrivains indignes de sa protection 1.

hommes ?

BOSSUET.

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RICHELIEU.

cher Corneille; il y avoit peu de gens de mérite Je suis venu dans un mauvais temps, mon les hommes à travailler, en accordant une propendant mon ministère, et je voulois encourager tection marquée à tous les arts; il est vrai que je ne vous ai pas assez distingué : en cela je suis très blâmable.

CORNEILLE.

Moins que veut bien avouer votre Éminence. Il est vrai que j'avois quelque génie ; mais je ne fus pas courtisan. J'avois naturellement cette inflexibilité d'esprit que j'ai donnée si souvent à mes héros. Comme eux, j'avois une vertu dure, un esprit sans délicatesse et trop resserré dans les bornes de mon art; il n'est pas étonnant qu'un grand ministre, accoutumé aux devoirs et à la flatterie des plus puissants de l'État, ait négligé un homme de mon caractère.

RICHELIEU.

Ajoutez que je n'ai point connu tout ce que

Est-il vrai que votre Éminence ait été jalouse vous valiez. Mon esprit étoit peut-être resserré, de mes écrits?

RICHELIEU.

Pourquoi ne l'aurois-je pas été? un ministre de peu d'esprit auroit pu être assez ébloui de sa puissance pour mépriser vos talents; mais, pour moi, je connoissois le prix du génie, et j'étois jaloux d'une gloire où la fortune n'avoit point de part. Avois-je donc tant de tort?

CORNEILLE.

comme le vôtre, dans les bornes de son talent. Vous n'aviez pas l'esprit de la cour, et moi, je n'avois pour les lettres qu'un goût défec

tueux 2.

riantes de ce poëme, t. X, p. 188, de l'édition de ses œuvres complètes en 66 vol., Paris, Renouard, 1819. B.

On peut citer parmi ces écrivains Des Marêts, Colletet, Faret et Chapelain. Il admit quelque temps le grand Corneille dans cette troupe; mais le mérite de Corneille se trouva incompatible avec ces poëtes, et il fut aussitôt exclus. Richelieu faisoit des vers, et ce fut même pour faire représenter la tragédie de Mirame, dont il avoit donné le sujet, et dans laquelle

lais-Royal. B.

Cette jalousie honoroit Corneille, et ne de- il avoit fait plus de cinq cents vers, qu'il fit bâtir la salle du Pavoit pas nuire à la réputation de son protecteur; car vous daigniez l'être, et vous récompensiez, dit un auteur', comme ministre, ce même génie

2 On veut absolument que le cardinal de Richelieu ait été jaloux des succès de Corneille: cela me paroit aussi vraisemblable que si Racine eût été jaloux des victoires du grand Condé.

Boileau est le premier qui ait accrédité cette opinion en disant :
En vain contre le Cid un ministre se ligue,

Tout Paris, pour Chimène, a les yeux de Rodrigue.

Voltaire a dit dans son Commentaire sur Corneille, au sujet du mot bienfaits, employé par l'auteur d'Horace dans l'Épître dédicatoire de cette pièce au cardinal de Richelieu : « Ce mot bienfaits fait voir que le cardinal de Richelieu savoit ré- On en conclut, ce qui n'etoit peut-être pas dans la pensée du compenser en premier ministre, ce méme talent qu'il avoit poëte, que Richelieu n'avoit pu voir sans jalousie le triomphe persécuté dans l'auteur du CID. » --Voltaire a encore dit quel de Corneille. Fontenelle a été plus loin que Boileau : il dit exque chose d'analogue dans le Temple du Goût. Voyez les Va-pressément que le cardinal fut aussi alarmé du succès prodigieux

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