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PASCAL.

Cela n'a pas empêché qu'on ne vous ait reproché quelques répétitions; mais il est aisé de vous excuser. Vous n'écriviez que pour porter les hommes à la vertu et à la piété; vous ne croyiez point qu'on pût trop inculquer de telles vérités, et vous vous êtes trompé en cela: car la plupart des hommes ne lisent que par vanité et par curiosité. Ils n'ont aucune affection pour les meilleures choses, et ils s'ennuient bientôt des plus sages instructions.

FÉNELON.

core personne qui ait égalé les Modernes aux Anciens pour l'éloquence.

FÉNELON.

Connoissez-vous la majesté et la magnificence de Bossuet? croyez-vous qu'il n'ait pas surpassé, au moins en imagination, en grandeur et en sublimité, tous les Romains et les Grecs? Vous étiez mort avant qu'il parût dans le monde; et vous n'avez point vu ces oraisons funèbres admirables où il a égalé peut-être les plus grands poëtes, et par cet enthousiasme singulier dont elles sont pleines, et par cette imagination tou

J'ai eu tort, sans doute, de plusieurs ma-jours renaissante qui n'a été donnée qu'à lui, nières: j'avois fait un système de morale; j'étois comme tous les esprits systématiques qui ramènent sans cesse toutes choses à leurs principes.

PASCAL.

J'ai fait un système tout comme vous, et, en voulant ramener à ce système toutes choses, je me suis peut-être écarté quelquefois de la vérité, et on ne me l'a point pardonné.

FÉNELON.

Au moins ne s'est-il trouvé encore personne qui n'ait rendu justice à votre style. Vous aviez joint à la naïveté du vieux langage une énergie qui n'appartient qu'à vous, et une brièveté pleine de lumière; vos images étoient fortes, grandes et pathétiques. Mais ce qu'il y a eu d'éminent en vous, ce en quoi vous avez surpassé tous les hommes, c'est dans l'art de mettre chaque chose à sa place, de ne jamais rien dire d'inutile, de présenter la vérité dans le plus beau jour qu'elle pût recevoir, de donner à vos raisonnements une force invincible, d'épuiser en quelque manière vos sujets sans être jamais trop long, et enfin de faire croître l'intérêt et la chaleur de vos discours jusqu'à la fin. Aussi Despréaux a-t-il dit que vous étiez également au-dessus des Anciens et des Modernes, et beaucoup de gens sensés sont persuadés que vous aviez plus de génie pour l'éloquence que Démosthènes.

PASCAL.

Vous me surprenez beaucoup ; je n'ai vu en

et par les grands mouvements qu'il sait exciter, et enfin par la hardiesse de ses transitions, qui, plus naturelles que celles de nos odes, me paroissent aussi surprenantes et plus sublimes.

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C'est peut-être le plus grand tableau qui soit sorti de la main des hommes; mais il n'est pas si admirable dans tous ses ouvrages. Il a fait une Histoire des variations qui est estimable; mais si vous aviez traité le même sujet, vous auriez réduit ses quatre volumes à un seul, et vous auriez combattu les hérésies avec plus de profondeur et plus d'ordre ; car ce grand homme ne peut vous être comparé du côté de la force du raisonnement et des lumières de l'esprit: aussi a-t-il fait une foule d'autres ouvrages que vous n'auriez pas même daigné lire. C'est que les plus grands génies manquent tous par quelque endroit ; mais il n'y a que les petits esprits qui prennent droit de les mépriser pour leurs défauts.

PASCAL.

Tout ce que vous me dites me paroît vrai; mais permettez-moi de vous demander ce que c'est qu'un certain évêque qu'on a égalé à Bossuet pour l'éloquence.

FÉNELON.

Vous voulez parler sans doute de Fléchier;

c'est un rhéteur qui écrivoit avec quelque élé- | se maintienne parmi les hommes, je prétends gance, qui a semé quelques fleurs dans ses que c'est justement qu'on soutient les lois de écrits, et qui n'avoit point de génie. Mais les son pays, et que c'est à bon titre qu'on en fait hommes médiocres aiment leurs semblables, et dépendre la justice. Sans cela, il n'y auroit plus les rhéteurs le soutiennent encore dans le dé- de règle dans la société, ce qui seroit un plus clin de sa réputation. grand mal que celui des particuliers lésés par les lois.

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J'ai prétendu, mon cher ami, que la plupart des lois étoient arbitraires, que le caprice des hommes les avoit faites, ou que la violence les avoit imposées. Ainsi elles se sont trouvées fort différentes selon les pays, et quelquefois très peu conformes aux lois de l'équité naturelle. Mais comme il n'est pas possible que l'égalité

L'auteur cite ici les paroles de Pascal (Voyez ses Pensées). Montaigne, de qui Pascal a emprunté cette idée, s'est servi des paroles suivantes : « Quelle beauté est-ce que ie voyois hier en cresdit, et demain ne l'estre plus? Quelle verité est-ce que ces montagnes bornent? Mensonge au monde qui se tient audelà. Essats, liv. II, chap. 2. S.

CHARRON.

Mais, dites-moi, parmi ces lois et ces coutumes différentes, croyez-vous qu'il s'en trouve quelques unes de plus conformes à la raison et à l'équité naturelle que les autres?

MONTAIGNE.

Oui, mon ami, je le crois; et cependant je ne pense pas que ce fût un bien de changer celles qui paroissent moins justes: car, en général, le genre humain souffre moins des lois injustes que du changement des lois; mais il y a des occasions et des circonstances qui le demandent.

CHARRON.

Et quelles sont ces circonstances où l'on peut justement et sagement changer les lois?

MONTAIGNE.

C'est sur quoi il est difficile de donner des règles générales. Mais les bons esprits, lorsqu'ils sont instruits de l'état d'une nation, sentent ce que l'on peut et ce qu'on doit tenter; ils connoissent le génie des peuples, leurs besoins, leurs vœux, leur puissance; ils savent quel est l'intérêt général et dominant de l'État; ils règlent là-dessus leurs entreprises et leur conduite.

CHARRON.

Il faut avouer qu'il y a bien peu d'hommes assez habiles pour juger d'un si grand objet, peser les fruits et les inconvénients de leurs démarches, et embrasser d'un coup d'œil toutes les suites d'un gouvernement qui influe quelquefois sur plusieurs siècles, et qui est assujetti pour son succès à la disposition et au ministère des États voisins.

MONTAIGNE.

C'est ce qui fait, mon cher Charron, qu'il y a si peu de grands rois et de grands ministres.

CHARRON.

S'il vous falloit choisir entre les hommes qui ont gouverné l'Europe depuis quelques siècles, auquel donneriez-vous la préférence?

MONTAIGNE.

Je serois bien embarrassé. Charles-Quint, Louis XII, Louis XIV, le cardinal de Richelieu, le chancelier Oxenstiern, le duc d'Olivarès, Sixte-Quint et la reine Élisabeth ont tous gouverné avec succès et avec gloire, mais avec des principes, des moyens et une politique différente.

CHARRON.

C'est que l'état, la puissance, les mœurs, la religion, etc., des peuples qu'ils gouvernoient différoient aussi beaucoup, et qu'ils ne se sont point trouvés dans les mêmes circonstances.

MONTAIGNE.

Quand ils se seroient trouvés dans la même position, et qu'ils auroient eu à gouverner dans les mêmes circonstances les mêmes peuples, il ne faut pas croire qu'ils eussent suivi les mêmes maximes et formé les mêmes plans; car il ne faut pas croire qu'on soit assujetti à un seul plan pour régner avec gloire. Chacun, en suivant son génie particulier, peut exécuter de grandes choses. Le cardinal Ximenès n'auroit point gouverné la France comme celui de Richelieu, et l'auroit vraisemblablement bien gouvernée. Il y a plusieurs moyens d'arriver au même but. On peut même se proposer un but différent, et que celui qu'on se propose et celui qu'on néglige soient accompagnés de biens et d'inconvénients égaux; car vous savez qu'il y a en toutes choses des inconvénients inévitables.

DIALOGUE VII.

UN AMÉRICAIN ET UN PORTUGAIS.

L'AMÉRICAIN.

Vous ne me persuaderez point. Je suis très convaincu que votre luxe, votre politesse et vos

Comme celui de Richelieu; cette incorrection se trouve dans le manuscrit; il faudroit répéter le cardinal, ou dire, comme Richelieu. B.

arts n'ont fait qu'augmenter nos besoins, corrompre nos mœurs, allumer davantage notre cupidité; en un mot, corrompre la nature dont

nous suivions les lois avant de vous connoître.

LE PORTUGAIS.

Mais qu'appelez-vous donc les lois de la nature? Suiviez-vous en toutes choses votre instinct? Ne l'aviez-vous pas assujetti à de certaines règles pour le bien de la société?

L'AMÉRICAIN.

Oui; mais ces règles étoient conformes à la raison.

LE PORTUGAIS.

Je vous demande encore ce que vous appelez la raison. N'est-ce pas une lumière que tous les hommes apportent au monde en naissant? Cette lumière ne s'augmente-t-elle point par l'expérience, par l'application? N'est-elle pas plus vive dans quelques esprits que dans les autres? De plus, ce concours de réflexions et l'expérience d'un grand nombre d'hommes ne donnent-ils pas plus d'étendue et plus de vivacité à cette lumière?

L'AMÉRICAIN.

Il y a quelque chose de vrai à ce que vous dites. Cette lumière naturelle peut s'augmenter, et la raison par conséquent se perfectionner....

LE PORTUGAIS.

Si cela est ainsi, voilà la source de nouvelles lois, voilà de nouvelles règles prescrites à l'instinct, et par conséquent un changement avantageux dans la nature. Je parle ici de la nature de l'homme, qui n'est autre chose que le concours de son instinct et de sa raison.

L'AMÉRICAIN.

Mais nous appelons la nature le sentiment et non la raison.

LE PORTUGAIS.

Est-ce que la raison n'est pas naturelle à l'homme comme le sentiment? N'est-il pas né pour réfléchir sentir? et sa nature comme pour

n'est-elle pas composée de ces deux qualités?

L'AMÉRICAIN.

Oui, j'en veux bien convenir; mais je crois

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maturité et sa perfection, ainsi que tous les autres êtres de la terre; car nous ne voyons rien qui n'ait sa croissance, sa maturité, ses changements et son déclin. Mais il ne m'appartient point de déterminer si les arts et la politesse ont apporté le vrai bien aux hommes, et enfin si la nature humaine a attendu long-temps sa perfection, et en quel lieu ou en quel siècle elle y est parvenue.

DIALOGUE VIII.

PHILIPPE SECOND ET COMINES.

PHILIPPE SECOND.

On dit que vous avez écrit l'histoire de votre maître. Mais comment pouvez-vous le justifier de sa familiarité avec des gens de basse extraction?

COMINES.

Le roi Louis XI étoit populaire et accessible. Il avoit à la vérité de la hauteur, mais sans cette fierté sauvage qui fait mépriser aux princes tous les autres hommes. Le roi, mon maître, ne se bornoit point à connoître sa cour et les grands du royaume; il connoissoit le caractère et le génie des ministres et des princes étrangers; il avoit des correspondances dans tous les pays; il avoit continuellement les yeux ouverts sur le genre humain, sur toutes les affaires de l'Europe; il recherchoit le mérite dans les sujets les plus obscurs; il savoit vivre familièrement avec ses sujets sans perdre rien. de sa dignité, et sans rien relâcher de l'autorité de sa couronne. Les princes foibles et vains comme vous ne voient que ce qui les approche; ils ne connoissent jamais que l'extérieur des hommes, ils ne pénètrent jamais le fond de leur cœur; et comme ils ne les connoissent point assez, ils ne savent point s'en servir. Louis XI choisissoit lui-même tous les gens qu'il employoit dans les affaires. Il avoit une ame proployoit dans les affaires. Il avoit une ame profonde qui ne pouvoit se contenter de connoître superficiellement les dehors des hommes, et de

1 Comines (Philippe de La Clite de), d'autres écrivent à tort

commines, historien de Louis XI, naquit au château de ce nom, à quelques lieues de Lille, en 1445, et mourut en 1509 au château d'Argenton, le 17 août, suivant Swertius, le 17 octobre, suivant Vossius. B.

quelques hommes; il aimoit à descendre dans | les derniers replis du cœur; il cherchoit dans tous les états des gens d'esprit ; il démêloit leurs talents, il les employoit. Pour tout cela, vous sentez bien qu'il falloit se familiariser avec les hommes. C'étoit dans ce commerce familier, dans ces soupers qu'il faisoit à Paris avec la bourgeoisie, dans les entretiens secrets qu'il avoit avec des personnes de tous les états, qu'il apprenoit à déployer toutes les ressources de son génie, qu'il tiroit du fond du cœur de ses sujets la vérité, qu'on cache aux princes orgueilleux et impraticables. C'est ainsi qu'il avoit cultivé ce génie simple et pénétrant qu'il avoit reçu de la nature aussi s'étoit-il rendu plus habile qu'aucun des ministres qu'il employoit. Il étoit l'ame de tous ses conseils; savoit tout ce

qui se passoit dans son État; avoit un esprit vaste qui ne perdoit point de vue les petits. objets au milieu des grandes affaires, qui suivoit tout, qui voyoit tout, qui ne laissoit rien échapper. C'étoit une ame qui, par son activité et son étendue, paroissoit se multiplier pour suffire à tout; qui jouissoit véritablement de la royauté, parcequ'il animoit tous les ressorts de son empire, et qu'il suivoit toutes choses jusqu'à leur racine. Un esprit borné et pesant ne voit que ce qui l'environne; il ne regarde jamais ni le passé ni l'avenir; il voit disparoître autour de lui ses amis, ses supports, ses connoissances, presque sans s'en apercevoir. Son ame est toute concentrée sur elle-même; elle ne sort point de la sphère étroite que la nature lui a prescrite; elle s'appesantit sur elle-même; tous les évènements du monde passent devant elle comme des songes légers qui se perdent sans retour. Une grande ame au contraire ne perd rien de vue; le passé, le présent et l'avenir sont immobiles devant ses yeux. Elle porte sa vue loin d'elle; elle embrasse cette distance énorme qui est entre les grands et le peuple, entre les affaires générales de l'univers et les intérêts des particuliers les plus obscurs; elle incorpore à soi toutes les choses de la terre; elle tient à tout; tout la touche rien ne lui est étranger; ni la différence infinie des mœurs, ni celle des conditions, ni celle des pays, ni la distance des temps, ne l'empêchent de rapprocher toutes les choses humaines, de s'unir

:

d'intérêt à tout. Mais les hommes de ce caractère ne font rien d'inutile, savent employer tout leur temps, ont un esprit vif qui rencontre d'abord le noeud et la source de chaque chose, qui marche légèrement et rapidement". DIALOGUE IX.

CÉSAR ET BRUTUS.
CÉSAR.

Mon ami, pourquoi me fuis-tu? n'as-tu pas

Il n'y a dans ce discours de Comines que quelques traits qui

engagée entre le souverain et les grands vassaux de la couronne,

conviennent à Louis XI. Il étoit populaire et accessible, mais par nécessité plutôt que par inclination. Dans la lutte qui s'étoit ceux-ci commirent une faute dont les conséquences ont été funestes pour eux et pour la nation : ils séparèrent leurs intérêts de l'intérêt du peuple, et se crurent assez forts par eux-mêmes pour maintenir les prérogatives qu'ils avoient usurpées dans des temps d'anarchie, et sous des rois foibles. S'ils s'étoient appuyés du peuple, comme les barons d'Angleterre avoient fait dans des circonstances semblables, ils auroient pu conserver comme eux une influence directe sur le gouvernement, et la nation auroit joui de ses anciens priviléges; l'équilibre se seroit établi naturellement entre les divers ordres de l'État, et auroit prévenu les guerres et les révolutions qui depuis trois siècles ont tour

menté la France.

Nos rois furent plus habiles que la haute noblesse ; ils se concilièrent l'amour et l'estime du tiers-état : ils accordèrent quelpeuple toute la liberté et les droits dorat il auroit dû jouir d'après les constitutions primitives de la monarchie. Toutefois ces conces sions les rendirent populaires, et, dans aucun pays de l'Europe, les souverains n'ont été plus aimés de leurs sujets qu'en France. Ce fut donc par des vues politiques que Louis XI se familiari

ques priviléges aux communes, mais ils ne donnèrent pas au

soit avec les bourgeois de Paris, et ne dédaignoit point de les admettre dans sa confiance. Leur affection lui fut plus d'une fois utile dans les différentes guerres qu'il eut à soutenir; mais il les fit servir à ses projets sans rien faire pour eux et pour la nation en général.

Quelques historiens, entre autres Duclos, ont cherché à nous

donner une haute idée du génie politique de Louis XI : il est vrai qu'il réunit à la couronne plusieurs provinces, et qu'il abaissa l'orgueil des grands; mais il commit deux fautes capitales qui suffiroient pour faire douter s'il ne dut pas ses succès à la fortune plutôt qu'à sa prudence. La première fut de se livrer entre les mains de Charles le Téméraire, qui le força d'assister à la prise de la ville de Liége dont il étoit l'allié et le protecteur; la seconde, plus grave encore, fut de ne pas prévenir le mariage de Marie de Bourgogne avec l'empereur Maximilien, union qui a été pour la France pendant plusieurs siècles une source de guerres et de calamités.

Louis XI rapportoit tout à son intérêt. L'amitié ni la recon

noissance n'entrèrent jamais dans son cœur. Fils ingrat, père dénaturé, maître cruel, roi sanguinaire et superstitieux, il ne fut vraiment habile que dans l'art de tromper. On le soupconne d'avoir fait empoisonner son frère le duc de Berry. Il est le scul roi dans l'histoire qui, par le raffinement de sa cruauté, ait rendu la justice même odieuse. Enfin il vécut en tyran et mou

rut en lache. Il auroit fallu un Tacite ou un Montesquieu pour écrire son histoire. On dit que ce dernier s'en étoit occupé et que par mégarde son secrétaire avoit jeté le manuscrit au feu. c'est une perte qui peut-être ne sera jamais réparée. S.

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