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OEUVRES POSTHUMES

DE VAUVENARGUES.

AVIS.

<< maîtres, vous êtes le dernier. Je vais vous lire en«< core; vous êtes la plus douce de mes consolations

Ce fut une heureuse découverte que celle des frag-« dans les maux qui m'accablent. » Non, ce n'est ments inédits de Vauvenargues, du seul moraliste, du seul écrivain qui, en restant original, ait mérité d'être comparé à Pascal pour la vigueur, à La Bruyère pour la finesse, à Fénelon pour la grace et la pureté. Ces fragments, que nous reproduisons ici, contiennent dix-huit dialogues, plus de cent pensées, autant de maximes, un éloge de Louis XV, des réflexions sur Newton, Montaigne et Fontenelle, et quelques remarques sur la poésie et l'éloquence. Toutes ces pièces sont précieuses, toutes reflètent plus ou moins la belle ame de l'auteur, toutes méritent de tenir une place dans ses œuvres, au moins comme études, si ce n'est toujours comme modèles; dans toutes enfin on reconnoît ce goût si pur, cette vertu si élevée qui avoit passionné Voltaire, et qui, suivant son expression, le consoloit de la décadence du siècle.

M. Roux Alpheran, qui fut long-temps possesseur des manuscrits autographes de Vauvenargues, se décida enfin à les publier vers la fin de 1849, c'està-dire plus de soixante-douze ans après la mort de l'auteur. C'est sur l'édition qui fut donnée à cette époque que nous publions la nôtre; mais plusieurs années auparavant, en 1845, le même éditeur avoit fait paroître plusieurs lettres de Voltaire à Vauvenargues, et qui ne furent point réunies aux œuvres de ce dernier. Ces lettres, que nous recueillons avec soin, formoient une brochure de seize pages; elles furent imprimées à Aix, et restèrent à-peu-près inconnues à Paris. Nous en citerons un passage qui pourra donner une idée de l'admiration, ou, pour mieux dire, de la vénération que ce sage de vingtsix ans inspiroit à Voltaire. « Aimable créature! « beau génie ! s'écrioit-il, j'ai lu votre premier ma<<nuscrit, et j'y ai admiré cette hauteur d'une « grande ame qui s'élève au-dessus des petits bril<< lants des Isocrates. Si vous étiez né quelques an«nées plus tôt, mes ouvrages en vaudroient mieux; <«< mais au moins, sur la fin de ma carrière, vous << m'affermissez dans la route que vous suivez. Le «< grand, le pathétique, le sentiment, voilà mes

pas là une de ces coquetteries banales dont le philosophe de Ferney fut toujours si prodigue! c'est l'hommage qu'une ame supérieure rend à la vertu dont elle éprouve l'influence. Il est des moments où Voltaire sembloit né pour n'aimer qu'elle; en lisant ce choix de lettres, on est tenté de croire que tout ce qui déshonore ses écrits appartient aux coteries de son siècle, et que le reste seul est à lui. Peut-être ne manqua-t-il à cet homme prodigieux, pour être toujours admirable, qu'un ami comme Vauvenargues. Si vous étiez né quelques années plus tót, mes ouvrages en vaudroient mieux. N'est-ce pas l'aveu d'une conscience qui se reproche d'avoir trop sacrifié aux petites passions du jour? n'est-ce pas aussi le mouvement d'un cœur qui se sent fait pour les grandes choses, et qui sait qu'on n'y arrive que par la vertu?

Toutes les lettres de ce recueil sont inspirées par le même enthousiasme; toutes renferment les mêmes sentiments et les mêmes éloges, et cependant c'est un fait remarquable, que l'admiration de celui qui entraîna son siècle ne put donner de la renommée aux ouvrages de Vauvenargues. Le génie de ce jeune écrivain devoit être méconnu de ses contemporains, et même, de nos jours, il n'est apprécié que par un petit nombre de lecteurs. Vauvenargues n'avoit rien de ce qui séduit la multitude, de ce qui donne les succès du moment; point de recherches, point d'affectations; il est à-la-fois simple et élevé, clair et profond, sage et animé, et ce n'est pas le lot de tout le monde de savoir discerner les beautés naturelles qui résultent de l'harmonie parfaite du caractère de celui qui écrit avec ce qu'il écrit. Ainsi, dans les jours les plus brillants de notre littérature, lorsque la multitude dédaignoit Phedre et condamnoit Athalie, un homme seul, Boileau, leur prodiguoit son admiration, et cet homme seul avoit raison contre tout le monde : il jugeoit comme la postérité. Mais quelle délicatesse de goût! quel sentiment exquis du beau il falloit avoir pour lutter ainsi contre le siècle! Racine lui-même craignit de s'être trompé, et la ̧

voix de son ami ne put le rassurer. Bernardin de Saint-Pierre, encore inconnu à l'âge de plus de quarante ans, fait une lecture de Paul et Virginie chez Mme Necker, et ce chef-d'œuvre de grace et de naturel endort un auditoire où se trouvoient Buffon, Thomas et l'abbé Galiani. Il est vrai que le public vengea M. de Saint-Pierre du faux jugement de cette coterie; mais, dans son découragement, peu s'en fallut qu'il ne brûlât tous ses manuscrits. Le sort de Vauvenargues fut encore plus malheureux : cet esprit juste et sublime, qui n'eut d'autre illusion que de confondre la gloire avec la vertu, mourut apprécié de Voltaire et inconnu de ses contemporains. Le goût général se forme ordinairement sur celui de quelques esprits supérieurs; mais lorsqu'il s'agit d'un livre qui sort de la route commune, le temps seul peut lui marquer sa place.

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| n'ait passé par le cœur. Vauvenargues dégage cette pensée de ce qu'elle a d'étroit et de brillant, il dit : Les grandes pensées viennent du cœur. Et voilà une ame qui se peint, et tout le monde retient cette ligne, qui est l'expression du sublime.

Nous avons cherché à faire voir que le véritable but de Vauvenargues étoit de venger l'homme des calomnies des moralistes. En effet, sans jamais entrer en lice avec eux, il renverse tous leurs systèmes, en leur présentant la vérité. Par exemple, le marquis de Lassay, qui a écrit une multitude de choses spirituelles peu connues, d'abord parcequ'il ne fit imprimer qu'un petit nombre d'exemplaires de ses mémoires, puis parceque ses éditeurs en firent imprimer un trop grand nombre, que personne n'eut la curiosité de lire, car on ne lit les choses médiocres que si elles sont rares; le marquis de Lassay dit dans son ouvrage : Il n'y a rien de si beau que l'esprit de l'homme, rien de si effroyable que son cœur. Ne semble-t-il pas que Vauvenargues ait voulu répondre à cette injure, lorsqu'il a dit : Le corps a ses graces, l'esprit ses talents; le cœur n'auroit-il que des vices? et l'homme capable de raison seroit-il incapable de vertus? Souvent aussi Vauvenargues se plaît à réfuter La Rochefoucauld, cet autre calomniateur de l'humanité, qui ne voit partout que des égoïstes, et chez qui le bien même est le résultat d'un vice. Ainsi La Rochefoucauld dit de

Une autre cause du peu de succès de Vauvenargues, c'est la hauteur de ses pensées. Celuilà ne calomnie pas l'humanité, il la soulève. Il faut, en le lisant, se désaccoutumer des autres moralistes qui humilient notre vanité et déshonorent notre grandeur. Ses paroles nous rendent meilleurs par inspiration et par intuition; il nous traite comme s'il étoit sûr de trouver en nous un sage ou un héros, et c'est ainsi qu'il nous rend, pour ainsi dire, à notre nature primitive. Voyez! il ne conseille pas la vertu, il l'exalte et la fait adorer. Les sentiments vulgaires lui sont inconnus. S'il jette un regard sur nos foi-la pitié : « que c'est une habile prévoyance des malblesses et sur nos vices, ce n'est pas seulement pour les flétrir, mais pour les plaindre, mais pour nous montrer que nous leur sacrifions le bonheur. Enfin, l'homme est pour lui une créature sacrée, et l'estime qu'il nous témoigne nous porte à un tel degré de perfection, qu'il devient impossible d'en descendre. Voyez! tout est amour, tout est bonté dans son cœur ; il croit à la vertu parcequ'elle est en lui, et ce n'est qu'après une profonde étude de lui-même, qu'il a pu tracer cette ligne consolante pour l'humanité: Nous pouvons connoître toute notre imperfection sans être humiliés par cette vue. Combien cette pensée fondamentale donne de supériorité à Vauvenargues sur tous les autres moralistes! Depuis Fénelon, on n'avoit pas fait entendre un pareil langage, et l'on est toujours tenté en le lisant, de s'écrier comme Voltaire : « Beau génie! aimable « créature! j'ai lu vos écrits, et je vais les lire en« core! >>

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<< heurs où nous pouvons tomber, et que les services «< que nous rendons sont, à proprement parler, un << bien que nous nous faisons par avance. » Vauvenargues ne daigne pas répondre à un pareil sophisme; il établit la vérité, et son aspect tue le mensonge. « La pitié, dit-il, n'est qu'un sentiment « mêlé de tristesse et d'amour; je ne pense pas << qu'elle ait besoin d'être excitée par un retour sur « nous-mêmes, comme on le croit. Pourquoi la mi« sère ne pourroit-elle faire sur nos cœurs ce que << fait la vue d'une plaie sur nos sens? N'y a-t-il pas « des choses qui affectent immédiatement l'esprit ? « L'impression des nouveautés ne prévient-elle pas « toujours nos réflexions? et notre ame est-elle in<< capable d'un sentiment désintéressé? etc. » Nous remarquerons que la forme dubitative ajoute ici à la force de la pensée, car chaque objection est appuyée sur des faits qui se réveillent naturellement dans la mémoire du lecteur, et il suffit de descendre en soi pour y reconnoître tous les sentiments que Vauvenargues vient d'exprimer.

Nous ne dirons rien des Dialogues : ce ne sont que des études bien incomplètes. Les caractères y sont affoiblis, mal étudiés, et manquent quelquefois de vérité et toujours de profondeur. Ici Vauvenargues

n'est qu'imitateur de Fénelon, et s'il reste au-dessous de son modèle, c'est que l'imitation ne sied pas au génie il n'est grand que lorsqu'il ouvre la route. Toute allure empruntée l'arrête, toute préoccupation l'enchaine; mais bientôt il se dégage, et après l'imitation vient la création.

A la suite des Dialogues, viennent des Réflexions, des Maximes et des Caractères. Là l'auteur est original, et sa supériorité reparoît. Voici quelques-unes de ses pensées détachées qui donneront envie de

connoître le recueil entier.

« Les passions des hommes sont autant de che<< mins ouverts pour aller à eux.

<< Les grands hommes parlent comme la nature, << simplement.

« Les vues courtes multiplient les maximes et les <«<lois, parcequ'on est d'autant plus enclin à pres

«< crire des bornes à toutes choses, qu'on a l'esprit << moins étendu.

« Les vertus règnent plus glorieusement que la << prudence: la magnanimité est l'esprit des rois. « Il y a des hommes qui vivent heureux sans le << savoir.

« Les grandes places instruisent promptement les << grands esprits.

« La science des mœurs ne donne pas celle des <<< hommes.

« Quelque service qu'on rende aux hommes, on << ne leur fait jamais autant de bien qu'ils croient en << mériter. >>

DIALOGUES.

DIALOGUE PREMIER.
ALEXANDRE ET DESPRÉAUX.

ALEXANDRE.

Hé bien, mon ami Despréaux, me voulezvous toujours beaucoup de mal? Vous paroisje toujours aussi fou que vous m'avez peint dans vos satires?

DESPRÉAUX..

Point du tout, seigneur, je vous honore et je vous ai toujours connu mille vertus. Vous vous êtes laissé corrompre par la prospérité et par les flatteurs; mais vous aviez un beau naturel et un génie élevé.

ALEXANDRE.

Pourquoi donc m'avez-vous traité de fou ' et de bandit dans vos satires? Seroit-il vrai que,

**Ce n'est pas sans raison qu'Alexandre reproche à Boileau la manière dont celui-ci l'a traité dans sa huitième satire. Voici ce qu'il dit :

Quoi donc ! à votre avis, fut-ce un fou qu'Alexandre?
Qui? cet écervelé qui mit l'Asie en cendre!
Ce fougueux l'Angéli, qui, de sang altéré*,
Maître du monde entier, s'y trouvoit trop serré **?
L'enragé qu'il étoit, né roi d'une province
Qu'il pouvoit gouverner en bon et sage prince,
S'en alla follement, et pensant être dieu,
Courir comme un bandit qui n'a ni feu ni lieu;
Et traînant avec soi les horreurs de la guerre,
De sa vaste folie emplir toute la terre;
Heureux, si de son temps, pour cent bonnes raisons,
La Macédoine eût eu des petites-maisons;
Et qu'un sage tuteur l'eût en cette demeure,
Par avis de parents, enfermé de bonne heure.

Ces pensées sont à-la-fois délicates et profondes;
elles touchent à tous les fibres du cœur et de l'in-
telligence. Le nouveau recueil que nous publions en
renferme un grand nombre peut-être supérieures,
mais que leur étendue nous empêche de citer. Nous
terminerons donc ici cette courte Préface, en faisant
observer toutefois que les ouvrages les plus dignes
d'être médités ne peuvent exercer d'influence
qu'autant que nous avons la volonté de devenir
meilleurs. Or, c'est cette volonté si rare aujourd'hui du troisième chant de l'Art poétique :
que l'auteur des Maximes a l'art de réveiller en
nous voilà pourquoi son livre est un véritable bien-
fait pour l'humanité. Il ne nous donne pas seule-
ment ses pensées, il appelle les nôtres, et c'est ainsi
qu'il nous amène à la sagesse, suivant cette maxime
d'un homme peu connu quoique très distingué, le
chevalier Temple, qui s'exprimoit ainsi : « Les pen-
« sées des hommes de génie nous rendent plus
<< savants, plus polis, plus agréables; mais il n'y a
« que les nôtres qui puissent nous rendre véritable-
«ment sages et heureux. >>

* Desmarets et Pradon ne manquèrent pas de relever l'espèce d'inconvenance qu'il y avoit à faire un fou, un écervelé, un l' Angéli enfia, du héros auquel on compare si noblement Louis XIV, dans le vers 150

L. AIMÉ-MARTIN.

Qu'il soit tel que César, Alexandre ou Louis.

C'est, à la vérité, une petite inadvertance que Boileau auroit dû corriger, mais que Louis XIV étoit trop grand pour apercevoir. -Charles XII, indigné, arracha, dit-on, ce feuillet des œuvres de Boileau. Qu'eût-il donc fait à la lecture du vers de Pope (ép. IV, vers 220). qui ne met aucune différence entre le fou de Macédoine et celui de Suède?

From Macedonia's madman to the Swede.-B.

**Juvenal, dans son admirable satire X, vers 169, s'écrie, à propos du conquérant macédonien: Il sue, il étouffe, le malheureux! le monde est trop étroit pour lui. »

Estual infelix, angusto in limine mundi.

Vers bien autrement énergique que celui de Boileau, qui trouve, en
général, un adversaire plus redoutable dans Juvénal que dans Horace,
sous le
rapport de la verve et de l'expression poétique.

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Vous avouez donc que vous aviez tort de me je lui aurois pardonné dans un autre temps. blâmer si aigrement?

DESPRÉAUX.

Je voulois avoir de l'esprit; je voulois dire quelque chose qui surprît les hommes; de plus je voulois flatter un autre prince qui me protégeoit avec toutes ces intentions, vous voyez bien que je ne pouvois pas être sincère.

ALEXANDRE.

Vous l'êtes du moins pour reconnoître vos fautes, et cette espèce de sincérité est bien la plus rare; mais poussez-la jusqu'au bout. Avouez que vous n'aviez peut-être pas bien senti ce que je valois, quand vous écriviez contre moi?

DESPRÉAUX.

Cela peut être. Je suis né avec quelque justesse dans l'esprit ; mais les esprits justes qui ne sont point élevés sont quelquefois faux sur les choses de sentiment et dont il faut juger par le

cœur.

ALEXANDRE.

C'est apparemment par cette raison que beaucoup d'esprits justes m'ont méprisé; mais les grandes ames m'ont estimé; et votre Bossuet, votre Fénelon, qui avoient le génie élevé, ont rendu justice à mon caractère, en blåmant mes fautes et mes foibles.

DESPRÉAUX.

Vous autres particuliers, mon cher Despréaux, qui n'avez nul droit sur la vie des hommes, combien de fois vous arrive-t-il de desirer secrètement leur mort, ou de vous en réjouir lorsqu'elle est arrivée ? et vous seriez surpris qu'un prince qui peut tout avec impunité, et que la prospérité a enivré, se soit sacrifié dans sa colère un sujet insolent et ingrat!

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Je méritois que vous eussiez quelque bonté pour moi. Vous savez que j'ai toujours respecté votre génie et votre éloquence.

qui alloit abattre de sa hache la tête du héros macédonien. Cette

Il est vrai que ces écrivains paroissent avoir action lui gagna l'amitié d'Alexandre. eu pour vous une extrême vénération; mais ils l'ont poussée peut-être trop loin. Car enfin, malgré vos vertus, vous avez commis d'étranges fautes: comment vous excuser de la mort de Clitus, et de vous être fait adorer?

Clitus, frère d'Hellanice, nourrice d'Alexandre le Grand, se signala sous ce prince, et lui sauva la vie au passage du Granique, en coupant d'un coup de cimeterre le bras d'un satrape

Dans un accès d'ivresse, ce roi se plaisoit un jour à exalter ses exploits et à rabaisser ceux de Philippe son père; Clitus osa relever les actions de Philippe aux dépens de celles d'Alexandre : père. Il alla même jusqu'à lui reprocher la mort de Philotas et de Parménion; Alexandre, échauffé par le vin et la colère, suivit un premier-mouvement, et le perça d'un javelot, en lui disant: Va donc rejoindre Philippe, Parménion et Philotas. Revenu à la raison, à la vue de son ami baigné de sang, honteux et désespéré il voulut se donner la mort, mais les philosophes Callisthènes et Anaxarque l'en empêchérent. B.

Tu as vaincu, lui dit-il, mais c'est avec les soldats de ton

BOSSUET.

leur a jamais parlé avec tant de candeur et de hardiesse; mais vous avez peut-être poussé trop

Et moi, j'ai estimé votre vertu jusqu'au point d'en être jaloux. Nous courions la même car-loin vos délicatesses sur la probité. Vous leur rière; je vous avois regardé d'abord comme inspirez de la défiance et de la haine pour tous mon disciple, parceque vous étiez plus jeune ceux qui ont de l'ambition; vous exigez qu'ils que moi; votre modestie et votre douceur m'a- les écartent, autant qu'ils pourront, des emplois: voient charmé, et la beauté de votre esprit mide? Un grand roi ne craint point ses sujets, n'est-ce pas donner aux princes un conseil tim'attachoit à vous. Mais, lorsque votre réputation commença à balancer la mienne, je ne pus me défendre de quelque chagrin; car vous m'aviez accoutumé à me regarder comme votre maître.

FÉNELON.

Vous étiez fait pour l'être à tous égards; mais vous étiez ambitieux : je ne pouvois approuver vos maximes en ce point.

BOSSUET.

Je n'approuvois pas non plus toutes les vôtres. Il me sembloit que vous poussiez trop loin la modération, la piété scrupuleuse, et l'ingénuité.

FÉNELON.

En jugez-vous encore ainsi?

BOSSUET.

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Mais j'ai bien de la peine à m'en défendre. Il me semble que l'éducation que vous avez donnée au duc de Bourgogne étoit un peu trop asservie à ces principes. Vous êtes l'homme du monde qui avez parlé aux princes avec le plus de vérité et de courage; vous les avez instruits de leurs devoirs; vous n'avez flatté ni leur mollesse, ni leur orgueil, ni leur dureté ». Personne ne

et n'en doit rien craindre.

FÉNELON.

J'ai suivi en cela mon tempérament, qui m'a peut-être poussé un peu au-delà de la vérité. J'étois né modéré et sincère; je n'aimois

point les hommes ambitieux et artificieux. J'ai dit qu'il y avoit des occasions où l'on devoit s'en servir, mais qu'il falloit tâcher peu-à-peu de les rendre inutiles.

BOSSUET.

Vous vous êtes laissé emporter à l'esprit systématique. Parceque la modération, la simplicité, la droiture, la vérité, vous étoient chères, vous ne vous êtes pas contenté de relever l'avantage de ces vertus, vous avez voulu décrier les vices contraires. C'est ce même esprit qui vous a fait rejeter si sévèrement le luxe. Vous avez exagéré ses inconvénients, et vous n'avez point prévu ceux qui pourroient se rencontrer dans la réforme et dans les règles étroites que vous proposiez.

FÉNELON.

Je suis tombé dans une autre erreur dont de l'humanité aux hommes dans mes écrits; vous ne parlez pas. Je n'ai tâché qu'à inspirer mais par la rigidité des maximes que je leur ai données, je me suis écarté moi-même de cette humanité que je leur enseignois. J'ai trop voulu que les princes contraignissent les hommes à vivre dans la règle, et j'ai condamné trop sévè » Qu'il nous soit permis de confirmer le jugement de Vauvenar- rement les vices. Imposer aux hommes un tel

Louis, dauphin, fils aîné du Grand-Dauphin et petit-fils de Louis XIV, père de Louis XV, naquit à Versailles le 6 août 1682, de Beauvilliers, un des plus honnêtes hommes de la cour, pour

et reçut en naissant le nom de duc de Bourgogne. Il eut le duc

gouverneur, et Fénelon, qui étoit un des plus vertueux et des plus aimables, pour précepteur. Digne élève de tels maîtres, ce prince fut un modèle de vertus: il l'eût été des rois! B.

gues par un trait que l'histoire nous a transmis. Le duc de Bourgogne étoit fort enclin à la colère; voici un des moyens que Fénelon employa pour réprimer ce penchant :

Un jour que le prince avoit battu son valet de chambre, il s'a

musoit à considérer les outils d'un menuisier qui travailloit

dans son appartement. L'ouvrier, instruit par Fénelon, dit brutalement au prince de passer son chemin et de le laisser travailler. Le prince se fàche, le menuisier redouble de brutalité, et, s'emportant jusqu'à le menacer, lui dit : Retirez-vous, mon prince, quand je suis en colère je ne connois personne. Le prince court se plaindre à son précepteur de ce qu'on a introdait chez lui le plus méchant des hommes. C'est un très bon

joug, et réprimer leurs foiblesses par des lois sévères, dans le même temps qu'on leur recommande le support et la charité, c'est en quelque sorte se contredire, c'est manquer à l'humanité qu'on veut établir.

ouvrier, dit froidement Fénelon; son unique défaut est de se livrer à la colère. Leçon admirable, et qui fit mieux compren dre au prince combien la colère est une chose hideuse, que ne l'auroient fait les discours les plus éloquents. B.

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