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grand'chose.

la tête plus élevée; mais ils ont les pieds aussi | sans qu'il en coûte rien ainsi ce n'est pas bas que les nôtres. Ils sont tous à même niveau, et s'appuient sur la même terre; et par cette extrémité, ils sont aussi abaissés que nous, que les enfants, que les bêtes.

XXXIV.

C'est le combat qui nous plaît, et non pas la victoire. On aime à voir les combats des animaux, non le vainqueur acharné sur le vaincu. Que vouloit-on voir sinon la fin de la victoire? Et dès qu'elle est arrivée, on en est saoul. Ainsi dans le jeu ; ainsi dans la recherche de la vérité. On aime à voir dans les disputes le combat des opinions; mais de contempler la vérité trouvée, point du tout. Pour la faire remarquer avec plaisir, il faut la faire voir naissant de la dispute. De même dans les passions, il y a du plaisir à en voir deux contraires se heurter; mais quand l'une est maîtresse, ce n'est plus que brutalité. Nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses. Ainsi dans la comédie, les scènes contentes sans crainte ne valent rien, ni les extrêmes misères sans espérance, ni les amours brutales.

XXXV.

On n'apprend pas aux hommes à être honnêtes gens, et on leur apprend tout le reste; et cependant ils ne se piquent de rien tant que de cela. Ainsi ils ne se piquent de savoir que la seule chose qu'ils n'apprennent point.

XXXVI.

XXXVIII.

Qui auroit eu l'amitié du roi d'Angleterre, du roi de Pologne, et de la reine de Suède, auroit-il cru pouvoir manquer de retraite et d'asile au monde'?

XXXIX.

Les choses ont diverses qualités, et l'ame diverses inclinations; car rien n'est simple de ce qui s'offre à l'ame, et l'ame ne s'offre jamais simple à aucun sujet. De là vient qu'on pleure et qu'on rit quelquefois d'une même

chose.

XL.

Il y a diverses classes de forts, de beaux, de bons esprits et de pieux, dont chacun doit régner chez soi, non ailleurs. Ils se rencontrent quelquefois; et le fort et le beau se battent sottement à qui sera le maître l'un de l'autre ; car leur maîtrise est de divers genres. Ils ne s'entendent pas, et leur faute est de vouloir régner par-tout. Rien ne le peut, non pas même la force: elle ne fait rien au royaume des savants; elle n'est maîtresse que des actions extérieures.

XLI.

Ferox gens nullam esse vitam sine armis putat. Ils aiment mieux la mort que la paix : les autres aiment mieux la mort que la guerre. Toute opinion peut être préférée à la vie, dont l'a

XLII.

Le sot projet que Montaigne a eu de se pein-mour paroît si fort et si naturel. dre! et cela non pas en passant et contre ses maximes, comme il arrive à tout le monde de faillir, mais par ses propres maximes, et par un dessein premier et principal. Car de dire des sottises par hasard et par foiblesse, c'est un mal ordinaire ; mais d'en dire à dessein, c'est ce qui n'est pas supportable, et d'en dire de telles que celles-là.

XXXVII.

Plaindre les malheureux n'est pas contre la concupiscence; au contraire, on est bien aise de pouvoir se rendre ce témoignage d'humanité, et de s'attirer la réputation de tendresse

Qu'il est difficile de proposer une chose au jugement d'un autre sans corrompre son jugement par la manière de la lui proposer! Si on dit: Je le trouve beau, je le trouve obscur, on entraîne l'imagination à ce jugement, ou on

1 Pascal veut parler ici de trois révolutions arrivées de son

temps: la cruelle catastrophe de Charles Ier, roi d'Angleterre, en 1649; la retraite de Jean Casimir, roi de Pologne, dans la Silésie, en 1655; et l'abdication de Christine, reine de Suède. en 1634. Il ne faut pas confondre cette première retraite de Casimir avec la seconde, qui n'arriva qu'après son abdication, en 1668: alors Pascal étoit mort.

l'irrite au contraire. Il vaut mieux ne rien dire; car alors il juge selon ce qu'il est, c'est-à-dire selon ce qu'il est alors, et selon que les autres circonstances dont on n'est pas auteur l'auront disposé; si ce n'est que ce silence ne fasse aussi son effet, selon le tour et l'interprétation qu'il sera en humeur d'y donner, ou selon qu'il conjecturera de l'air du visage ou du ton de la voix : tant il est aisé de démonter un jugement de son assiette naturelle, ou plutôt tant il y en a peu de fermes et de stables!

XLIII.

Montaigne a raison : la coutume doit être suivie dès-là qu'elle est coutume, et qu'on la trouve établie, sans examiner si elle est raisonnable ou non; cela s'entend toujours de ce qui n'est point contraire au droit naturel ou divin. Il est vrai que le peuple ne la suit que par cette seule raison qu'il la croit juste, sans quoi il ne la suivroit plus; parcequ'on ne veutêtre assujetti qu'à la raison ou à la justice. La coutume, sans cela, passeroit pour tyrannie; au lieu que l'empire de la raison et de la justice n'est non plus tyrannie que celui de la délectation.

XLIV.

La science des choses extérieures ne nous consolera pas de l'ignorance de la morale au temps de l'affliction; mais la science des moeurs nous consolera toujours de l'ignorance des cho

ses extérieures.

XLV.

Le temps amortit les afflictions et les querelles, parcequ'on change, et qu'on devient comme une autre personne. Ni l'offensant, ni l'offense, ne sont plus les mêmes. C'est comme un peuple qu'on a irrité, et qu'on reverroit après deux générations. Ce sont encore les François, mais non les mêmes.

XLVI.

Condition de l'homme : inconstance, ennui, inquiétude. Qui voudra connoître à plein la vanité de l'homme, n'a qu'à considérer les causes et les effets de l'amour. La cause en est un je ne sais quoi (CORNEILLE); et les effets en sont

effroyables. Ce je ne sais quoi, si peu de chose, qu'on ne sauroit le reconnoître, remue toute la terre, les princes, les armées, le monde entier. Si le nez de Cléopâtre eût été plus court, toute la face de la terre auroit changé.

XLVII.

César étoit trop vieux, ce me semble, pour aller s'amuser à conquérir le monde. Cet amusement étoit bon à Alexandre : c'étoit un jeune homme qu'il étoit difficile d'arrêter; mais César devoit être plus mûr.

XLVIII.

Le sentiment de la fausseté des plaisirs présents, et l'ignorance de la vanité des plaisirs absents, causent l'inconstance.

XLIX.

Les princes et les rois se jouent quelquefois. Ils ne sont pas toujours sur leurs trônes; ils s'y ennuieroient. La grandeur a besoin d'être quittée pour être sentie.

L.

Mon humeur ne dépend guère du temps. J'ai mon brouillard et mon beau temps au-dedans de moi; le bien et le mal de mes affaires mêmes y font peu. Je m'efforce quelquefois de moimême contre la mauvaise fortune; et la gloire de la dompter me la fait dompter gaiement, au lieu que d'autres fois je fais l'indifférent et le dégoûté dans la bonne fortune.

LI.

En écrivant ma pensée, elle m'échappe quelquefois; mais cela me fait souvenir de ma foiblesse, que j'oublie à toute heure; ce qui m'instruit autant que ma pensée oubliée, car je ne tends qu'à connoître mon néant.

LII.

C'est une plaisante chose à considérer, de ce qu'il y a des gens dans le monde qui, ayant renoncé à toutes les lois de Dieu et de la nature, s'en sont fait eux-mêmes auxquelles ils obéissent exactement; comme, par exemple, les voleurs, etc.

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sence même, qu'ils doivent tout faire pour en avoir un. Mais qu'ils choisissent bien; car s'ils font tous leurs efforts pour un sot, cela leur sera inutile, quelque bien qu'il dise d'eux: et même il n'en dira pas du bien, s'il se trouve le plus foible; car il n'a pas d'autorité, et ainsi il en médira par compagnie.

LIX.

Voulez-vous qu'on dise du bien de vous? n'en dites point. LX.

honorer par des charges et des offices; car on Qu'on ne se moque pas de ceux qui se font n'aime personne que pour des qualités empruntées. Tous les hommes se haïssent naturellement. Je mets en fait que, s'ils savoient exactement ce qu'ils disent les uns des autres, il n'y auroit pas quatre amis dans le monde. Cela paroît par les querelles que causent les rapports indiscrets qu'on en fait quelquefois.

LXI.

La mort est plus aisée à supporter sans y penser, que la pensée de la mort sans péril.

LXII.

Qu'une chose aussi visible qu'est la vanité du monde soit si peu connue, que ce soit une chose étrange et surprenante de dire que c'est une sottise de chercher les grandeurs, cela est admirable.

Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même. Aussi qui ne la voit, excepté de dans jeunes gens qui sont tous dans le bruit, le divertissement, et sans la pensée de l'avenir? Mais ôtez-leur leurs divertissements, vous les voyez sécher d'ennui ; ils sentent alors leur néant sans le connoître; car c'est être bien malheureux que d'être dans une tristesse insupportable aussitôt qu'on est réduit à se considérer, et à n'en être pas diverti.

LXIII.

Chaque chose est vraie en partie, et fausse en partie. La vérité essentielle n'est pas ainsi : elle est toute pure et toute vraie. Ce mélange la

déshonore et l'anéantit. Rien n'est vrai, en l'en

tendant du pur vrai. On dira que l'homicide est mauvais : oui; car nous connoissons bien le mal et le faux. Mais que dira-t-on qui soit bon? La chasteté? Je dis que non : car le monde finiroit. Le mariage? Non : la continence vaut mieux. De ne point tuer? Non; car les désordres seroient horribles, et les méchants tueroient tous les bons. De tuer? Non; car cela détruit la nature. Nous n'avons ni vrai, ni bien qu'en par

tie, et mêlé de mal et de faux.

LXIV.

Le mal est aisé, il y en a une infinité ; le bien presque unique. Mais un certain genre de mal est aussi difficile à trouver que ce qu'on appelle bien ; et souvent on fait passer à cette marque le mal particulier pour bien... Il faut même une grandeur d'ame extraordinaire pour y arriver comme au bien.

LXV.

Les cordes qui attachent les respects des uns envers les autres, sont, en général, des cordes de nécessité; car il faut qu'il y ait différents degrés : tous les hommes voulant dominer, et tous ne le pouvant pas, mais quelques-uns le pouvant. Mais les cordes qui attachent le respect à tel et tel en particulier, sont des cordes d'imagination.

LXVI.

Nous sommes si malheureux, que nous ne pouvons prendre plaisir à une chose qu'à condition de nous fàcher si elle nous réussit mal, ce que mille choses peuvent faire, et font à toute heure. Qui auroit trouvé le secret de se réjouir du bien sans être touché du mal contraire, auroit trouvé le point.

ARTICLE X.

II.

y

On peut avoir le sens droit et ne pas aller également à toutes choses; car il y en a qui, l'ayant droit dans un certain ordre de choses, s'éblouissent dans les autres. Les uns tirent bien les conséquences du peu de principes, les autres tirent bien les conséquences des choses où il a beaucoup de principes. Par exemple, les uns comprennent bien les effets de l'eau, en quoi il y a peu de principes, mais dont les conséquences sont si fines, qu'il n'y a qu'une grande pénétration qui puisse y aller; et ceux-là ne seroient peut-être pas grands géomètres, parceque la géométrie comprend un grand nombre de principes, et qu'une nature d'esprit peut être telle, qu'elle puisse bien pénétrer peu de principes jusqu'au fond, et qu'elle ne puisse pénétrer les choses où il y a beaucoup de principes.

Il y a donc deux sortes d'esprits: l'un de pénétrer vivement et profondément les conséquences des principes, et c'est là l'esprit de justesse; l'autre de comprendre un grand nombre de principes sans les confondre, et c'est là l'esprit de géométrie. L'un est force et droiture d'esprit, l'autre est étendue d'esprit. Or l'un peut être sans l'autre, l'esprit pouvant être fort et étroit, et pouvant être aussi étendu et foible.

Il y a beaucoup de différence entre l'esprit de géométrie et l'esprit de finesse. En l'un, les principes sont palpables, mais éloignés de l'usage commun; de sorte qu'on a peine à tourner la tête de ce côté-là, manque d'habitude: mais, pour peu qu'on s'y tourne, on voit les principes à plein; et il faudroit avoir tout-à-fait l'esprit faux pour mal raisonner sur des principes si gros, qu'il est presque impossible qu'ils échappent.

Mais, dans l'esprit de finesse, les principes sont dans l'usage commun et devant les yeux de tout le monde. On n'a que faire de tourner la tête, ni de se faire violence. Il n'est question

Pensées diverses de philosophie et de littérature.que d'avoir bonne vue ; mais il faut l'avoir bonne,

I.

A mesure qu'on a plus d'esprit, on trouve qu'il y a plus d'hommes originaux. Les gens du commun ne trouvent pas de différence entre les hommes.

Je pense qu'il faut lire ici l'esprit de finesse, par opposition à l'esprit de géométrie, qui est proprement l'esprit de méthode,

l'esprit de justesse. Toute la suite de cette pensée semble d'ailleurs le prouver. En effet, on peut avoir beaucoup de vivacité, beaucoup de finesse d'esprit, et manquer de jugement, c'est-à

dire de cet esprit de méditation, de raisonnement, qui pénètre les principes, saisit les rapports des choses entre elles, et sait en tirer les conséquences.

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Tous les géomètres seroient donc fins s'ils avoient la vue bonne; car ils ne raisonnent pas faux sur les principes qu'ils connoissent; et les esprits fins seroient géomètres, s'ils pouvoient plier leur vue vers les principes inaccoutumés de géométrie.

ne comprennent rien, et où, pour entrer, il faut passer par des définitions et des principes stériles, et qu'ils n'ont pas accoutumé de voir ainsi en détail, qu'ils s'en rebutent et s'en dégoûtent. Mais les esprits faux ne sont jamais ni fins ni géomètres.

Les géomètres, qui ne sont que géomètres, ont donc l'esprit droit, mais pourvu qu'on leur explique bien toutes choses par définitions et par principes: autrement ils sont faux et insupportables; car ils ne sont droits que sur les principes bien éclaircis. Et les esprits fins, qui ne sont que fins, ne peuvent avoir la patience de descendre jusqu'aux premiers principes des choses spéculatives et d'imagination, qu'ils n'ont jamais vues dans le monde et dans l'usage.

III.

Ce qui fait donc que certains esprits fins ne sont pas géomètres, c'est qu'ils ne peuvent du tout se tourner vers les principes de géométrie: mais ce qui fait que des géomètres ne sont pas fins, c'est qu'ils ne voient pas ce qui est devant eux, et qu'étant accoutumés aux principes nets Il arrive souvent qu'on prend, pour prouver et grossiers de géométrie, et à ne raisonner certaines choses, des exemples qui sont tels, qu'après avoir bien vu et manié leurs principes, ils se perdent dans les choses de finesse, où les qu'on pourroit prendre ces choses pour prouver principes ne se laissent pas ainsi manier. On les ces exemples: ce qui ne laisse pas de faire son voit à peine on les sent plutôt qu'on ne les effet; car, comme on croit toujours que la diffivoit : on a des peines infinies à les faire sentir culté est à ce qu'on veut prouver, on trouve les à ceux qui ne les sentent pas d'eux-mêmes : ce exemples plus clairs. Ainsi, quand on veut montrer une chose générale, on donne la règle parsont choses tellement délicates et si nombreuses, ticulière d'un cas. Mais si on veut montrer un qu'il faut un sens bien délié et bien net pour les sentir, et sans pouvoir le plus souvent les dé-nérale. On trouve toujours obscure la chose cas particulier, on commence par la règle gémontrer par ordre comme en géométrie, parce qu'on veut prouver, et claire celle qu'on emploie qu'on n'en possède pas ainsi les principes, et à la prouver; car, quand on propose une chose que ce seroit une chose infinie de l'entreprendre. à prouver, d'abord on se remplit de cette imaIl faut tout d'un coup voir la chose d'un seul regard, et non par progrès de raisonnement, gination qu'elle est donc obscure; et au conau moins jusqu'à un certain degré. Et ainsi il traire, que celle qui doit la prouver est claire, est rare que les géomètres soient fins, et que les esprits fins soient géomètres, à cause que les géomètres veulent traiter géométriqueinent les choses fines, et se rendent ridicules, voulant commencer par les définitions, et ensuite par les principes, ce qui n'est pas la manière d'agir en cette sorte de raisonnement. Ce n'est pas que l'esprit ne le fasse; mais il le fait tacitement, naturellement, sans art; car l'expression en passe tous les hommes, et le sentiment n'en appartient qu'à peu.

Et les esprits fins, au contraire, ayant accoutumé de juger d'une seule vue, sont si étonnés quand on leur présente des propositions où ils

et ainsi on l'entend aisément.

:

IV.

Tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment. Mais la fantaisie est semblable et contraire au sentiment; semblable, parcequ'elle ne raisonne point; contraire, parcequ'elle est fausse de sorte qu'il est bien difficile de distinguer entre ces contraires. L'un dit que mon sentiment est fantaisie, et que sa fantaisie est sentiment; et j'en dis de même de mon côté. On auroit besoin d'une règle. La raison s'offre ; mais elle est pliable à tous sens; et ainsi il n'y en a point.

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