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Une erreur sans doute bien grossière, c'est de croire que l'oisiveté puisse rendre les hommes plus heureux. La santé, la vigueur d'esprit, la paix du cœur, sont le fruit touchant du travail. Il n'y a qu'une vie laborieuse qui puisse amortir les passions, dont le joug est si rigoureux; c'est elle qui retient sous les cabanes le

contre laquelle nous sommes si prévenus, n'est pas telle que nous pensons : elle rend les hommes plus tempérants, plus laborieux, plus modestes; elle les maintient dans l'innocence, sans laquelle il n'y a ni repos, ni bonheur réel sur la terre.

qui ne subsistoient que de rapines, accoutumés | hommes se formât sur leur condition. Le laà une vie oisive et vagabonde; la terre stérile boureur a trouvé dans le travail de ses mains la pour ses habitants; la raison impuissante et inu- paix et la satiété, qui fuient l'orgueil des tile: tel étoit l'état de ces peuples, opprobre de grands. Ceux-ci n'ont pas moins de desirs que l'humanité; telles étoient leurs coutumes im- les hommes les plus abjects ; ils ont donc aupies. Pressés par l'indigence la plus rigoureuse, tant de besoins. dès qu'ils sentirent la nécessité d'une juste dépendance, cette égalité primitive qui n'étoit fondée que sur leur pauvreté et leur oisiveté commune, disparut. Mais voici ce qui la suivit : le sage et le laborieux eurent l'abondance pour prix du travail; la gloire devint le fruit de la vertu; la misère et la dépendance, la peine de l'oisiveté et de la mollesse. Les hommes s'éle-sommeil fugitif des riches palais. La pauvreté, vant les uns au-dessus des autres, selon leur génie, l'inégalité des fortunes s'introduisit sur de justes fondements. La subordination qu'elle établit parmi les hommes resserra leurs limites mutuelles, et servit à maintenir l'ordre. Alors celui qui avoit les richesses en partage mit en œuvre l'activité et l'industrie. Dans le temps que le laboureur, né sous les cabanes, fertilisoit la terre par ses soins, le philosophe, que la nature avoit doué de plus d'intelligence, se donna librement aux sciences ou à l'étude de la politique. Tous les arts cultivés fleurirent sur la terre. Les divers talents s'entr'aidèrent, et la vérité de ces paroles de mon texte se manifesta Dives et pauper obviaverunt sibi, le pauvre et le riche se sont rencontrés: utriusque operator est Dominus, le Seigneur a fait l'un et l'autre. C'est lui qui a ordonné les conditions, et les a subordonnées avec sagesse, afin qu'elles se servissent pour ainsi dire de contrepoids et entretinssent l'équilibre sur la terre. Et ne croyez pas que sa justice ait mis dans cette inégalité de fortunes une inégalité réelle de bonheur : comme il n'a pas créé les hommes pour la terre, mais pour une fin sans comparaison plus élevée, il attache aux plus éminentes conditions et plus heureuses en apparence, de secrets ennuis. Il n'a pas voulu que la tranquillité de l'ame dépendit du hasard de la naissance; il a fait en sorte que le cœur de la plupart des

Ce titre, qui signifie amateur de la sagesse, fut adopté par Pythagore, qui le préféra par modestic à celui de Sage. Il a tellement été prostitué depuis, que plusieurs écrivains le regardent comme une injure, quoique d'autres s'en glorifient encore; et il faut convenir que ces derniers ont l'avantage de prendre ce mot dans son acception naturelle. F.

Qu'envions-nous dans la condition des riches? Obérés eux-mêmes dans l'abondance par leur luxe et leur faste immodérés, exténués à la fleur de leur âge par leurs débauches criminelles, consumés par l'ambition et la jalousie à mesure qu'ils sont plus élevés, victimes orgueilleuses de la vanité et de l'intempérance; encore une fois, peuple aveugle, que leur pouvons-nous envier? Considérons de loin la cour des princes, où la vanité humaine étale avec éclat ce qu'elle a de plus spécieux. Là, nous trouverons plus qu'ailleurs la bassesse et la servitude sous l'apparence de la grandeur et de la gloire, l'indigence sous le nom de la fortune, l'opprobre sous l'éclat du rang; là, nous verrons la nature étouffée par l'ambition, les mères détachées de leurs enfants par l'amour effréné du monde, les enfants attendant avec impatience la mort de leurs pères, les frères opposés aux frères, l'ami à l'ami. Là, l'intérêt sordide et la dissipation, au lieu des plaisirs; le dépit, la haine, honte, la vengeance et le désespoir, sous le faux dehors du bonheur. Où règne si impérieusement le vice, on ne sauroit trop le redire, ne

la

Il faut satiété et non société, comme on le lit dans toutes les editions publiées avant la nôtre de 1821. Le mot société seroit ici absolument inintelligible. Nous avons pour cette correction l'autorité de Vauvenargues lui-même dans son manuscrit. B.

Les plus abjects; il faudroit de l'état le plus ubject. B.

croyons pas que la tranquillité d'esprit et le plaisir puissent habiter. Je ne vous parle pas des peines infinies qui suivront si promptement, et sans être attendues, ces maux passagers. Je ne relève pas l'obligation du riche envers le pauvre, auquel il est comptable de ces biens immenses qui ne peuvent assouvir sa cupidité insatiable. La nécessité inviolable de l'aumône égale le pauvre et le riche. Si celui-ci n'est que le dispensateur de ses trésors, comme on ne sauroit en douter, quelle condition! S'il en est l'usurpateur infidèle, quel odieux titre ! Je sais que la plupart des riches ne balancent pas dans ce choix; mais je sais aussi les supplices réservés à leurs attentats. S'ils s'étourdissent sur ces châtiments inévitables, pouvons-nous compter pour un bien ce qui met le comble à leurs maux? S'il leur reste, au contraire, quelque sentiment d'humanité, de combien de remords, de craintes, de troubles secrets, ne seront-ils pas travaillés? En un mot, quel sort est le leur, si non seulement leurs plaisirs rencontrent un juge inflexible, mais leurs douleurs mêmes! Passons sur ces tristes objets, si souvent et si vainement présentés à nos foibles yeux. Le lieu et le temps où je parle ne permettent peut-être pas d'insister sur ces vérités. Toutefois il ne peut nous dispenser de traiter chrétiennement un sujet chrétien ; et quiconque n'aperçoit pas cette nécessité inévitable, ne connoît pas même les règles de la vraie éloquence. Pénétré de cette pensée, je reprends ce qui fait l'objet et le fonds de tout ce discours.

Nous avons reconnu la sagesse de Dieu dans la distribution inégale des richesses, qui fait le scandale des foibles; l'impuissance de la fortune pour le vrai bonheur s'est offerte de tous côtés, et nous l'avons suivie jusqu'au pied du trône 1. Élevons maintenant nos vues; observons la vie de ces princes mêmes qui excitent la cupidité et l'envie du reste des hommes. Nous adorons leur

grandeur et leur opulence; mais j'ai vu l'indigence sur le trône 2, telle que les coeurs les plus

Si Vauvenargues voyoit Louis XV malheureux dans la partic la plus brillante du règne de ce prince, alors jeune et victorieux, quel poids n'auroient point ajouté à ses raisonnements les malheurs du successeur de Louis XV, de l'infortuné Louis XVI, périssant sur l'échafaud! F.

L'auteur parle vraisemblablement de Stanislas Leczinski, roi de Pologne, dont il avoit vu la cour à Nancy. Il avoit pu voir

durs en auroient été attendris; il ne m'appartient pas d'expliquer ce discours : nous devons au moins ce respect à ceux qui sont l'image de Dieu sur la terre. Aussi n'avons-nous pas besoin de recourir à ces paradoxes que le peuple ne peut comprendre; les peines de la royauté sont d'ailleurs assez manifestes. Un homme obligé par état à faire le bonheur des autres hommes, à les rendre bons et soumis, à maintenir en même temps la gloire et la tranquillité de la nation; lorsque les calamités inséparables de la guerre accablent ses peuples; qu'il voit ses états attaqués par un ennemi redoutable; que les ressources épuisées ne laissent pas même la consolation de l'espérance, ô peines sans bornes! quelle main séchera les larmes d'un bon prince dans ces circonstances? S'il est touché, comme il doit l'être, de tels maux, quel accablement! s'il y est insensible, quelle indignité! Quelle honte, si une condition si élevée ne lui inspire pas la vertu ! Quelle misère, si la vertu ne peut le rendre plus heureux! Tout ce qui a de l'éclat au dehors éblouit notre vanité. Nous idolâtrons en secret tout ce qui s'offre sous les apparences de la gloire. Aveugles que nous sommes, l'expérience et la raison devroient bien nous dessiller les yeux. Mêmes infirmités, mêmes foiblesses, même fragilité, se font remarquer dans tous les états; même sujétion à la mort, qui met un terme si court et si redoutable aux grandeurs humaines. Un prince s'étoit élevé jusqu'au premier trône du monde par la protection d'un roi puissant1. L'Europe, jalouse de la gloire de son bienfaiteur, formoit des complots contre lui. Tous les peuples prêtoient l'oreille et attendoient les circonstances pour prendre parti. Déja la meilleure partie de l'Eu

aussi la famille du roi Jacques, réduite à une extréme indigence,

après la révolution qui dépouilla ce prince du trône d'Angleterre. On connoit l'histoire de Charles le Gros, qui, après avoir réuni sur sa tête toutes les couronnes de Charlemagne, mourut

de

misère et de chagrin l'an 888. F.

On voit que l'auteur parle ici de Charles-Albert, électeur de Bavière, couronné empereur à Francfort le 24 janvier 1742, par le secours des armes de Louis XV, sous le nom de Charles VII. Accablé d'infirmités et dénué de ressources personnelles, il fut bientôt dépouillé de ce qu'il avoit conquis, et ce ne fut que par le secours du roi de Prusse, qu'il put rentrer dans ses États héréditaires, à Munich, où il mourut le 20 janvier 4745, dans la quarante-huitième année de son âge. On trouva, dit-on, ses poumons, son foie et son estomac gangrenés, des pierres dans ses reins, et un polype dans son cœur. F.

suite de nos excès; dès que nos espérances ridicules sont trompées; dès que notre orgueil est blessé, nous osons accuser de tous ces maux, vrais ou imaginaires, cette Providence adorable de qui nous tenons tous nos biens. Que dis-je, accuser? Combien d'hommes, par un aveuglement qui fait horreur, portent l'impiété et l'audace jusqu'à nier son existence ! La terre et les cieux la confessent; l'univers en porte partout l'auguste marque. Mais ces caractères, ces grands témoignages ne peuvent toucher leur esprit. Inutilement retentit à leurs oreilles la merveille des œuvres de Dieu; l'ordre permanent des saisons, principe fécond des

rope étoit en armes, ses plus belles provinces | frons quelque chose par les maladies, juste ravagées; la mort avoit détruit en un moment les armées les plus redoutables; triomphantes sous leurs ruines, elles renaissoient de leurs cendres; de nouveaux soldats se rangeoient en foule sous nos drapeaux victorieux; nous attendions tout de leur nombre, de leur chef et de leur courage. Espérance fallacieuse! Ce spectacle nous imposoit. Celui pour qui nous avions entrepris de si grandes choses touchoit à son terme; la mort invisible assiégeoit son trône; la terre l'appelle à son centre. Il descend aux sombres demeures où la mort égale à jamais le pauvre et le riche, le foible et le fort, le prudent et le téméraire. Ses braves soldats, qui avoient perdu le jour sous ses ensei-richesses qu'enfante la terre; les nuits succégnes, l'environnent saisis de crainte : O sage dant régulièrement aux jours, pour inviter empereur, est-ce vous? nous avons combattu jus- l'homme au repos; les astres parcourant les qu'au dernier soupir pour votre gloire. Nous cieux dans un effroyable silence, sans s'embaraurions donné mille vies pour rendre vos jours rasser dans leur cours; tant de corps si puisplus tranquilles. Quoi! sitôt vous nous rejoignez; sants et si impétueux enchaînés sous la même quoi! la mort a osé interrompre vos vastes des- loi; l'univers éternellement assujetti à la même seins. Ah! c'est maintenant que le sens des pa- règle; ce spectacle échappe à leurs yeux malaroles de mon texte achève de se découvrir. Le des et préoccupés. Aussi n'est-ce pas par sa pauvre et le riche se sont rencontrés, le sujet pompe que je combattrai leurs erreurs : je veux et le souverain; mais ces distinctions de sou- les convaincre par ce qui se passe sur cette même verain et de sujet avoient disparu, et ce n'étoit terre qui enchante leurs sens, où se bornent plus que des noms. O néant des grandeurs toutes leurs pensées et tous leurs desirs. Je leur humaines! ô fragilité de la vie! Sont-ce là les présenterai les merveilles sensibles qu'ils idolavains avantages sur lesquels, toujours préve-trent; tous les hommes, tous les états, tous les nus, nous nous consumons de travaux 3? Sont- | arts enchaînés les uns aux autres, et concourant ce là les objets de nos empressements, de nos également au maintien de la société ; la justice jalousies, de nos murmures audacieux contre la manifeste de Dieu dans sa conduite impénétraProvidence? Dès que nos desirs injustes trouble; le pauvre soulagé, sans le savoir, par la vent des obstacles, dès que notre ambition in- privation des biens même qu'il regrette; le satiable n'est pas assouvie; dès que nous souf- riche agité, traversé, désespéré dans la possession des trésors qu'il accumule, puni de son orgueil par son orgueil, châtié du mauvais usage des richesses par l'abus même qu'il en ose faire; le pauvre et le riche également mécontents de leur état, et par conséquent également injustes et aveugles, car ils portent envie l'un à l'autre1 et sc croient réciproquement heureux; le pauvre et le riche forcés leur par condition de s'entr'aider, malpropre gré la jalousie des uns et l'orgueil injurieux des autres; le pauvre et le riche égalés enfin

Au mois de janvier 1745, pendant lequel mourut Charles VII, un traité d'Union fut conclu à Varsovie entre la reine de Hongrie, le roi d'Angleterre et la Hollande. L'ambassadeur des EtatsGénéraux ayant rencontré le maréchal de Saxe dans la galerie de Versailles, lui demanda ce qu'il pensoit de ce traité: Je pense, répondit ce général, que si le roi mon maître veut me donner carte blanche, j'irai lire à La Haye l'original du traité avant la fin de l'année. Cette réponse n'étoit pas une rodo

montade : le maréchal de Saxe le prouva en gagnant la bataille de Fontenoy le 14 mai 1745, peu de temps après l'ouverture de la campagne. Mais Charles VII, pour qui l'on combattoit, étoit déja mort. Cependant la paix ne fut conclue que plus de trois ans après cette mort, le 18 octobre 1748. F.

• La première édition dit étoient. B.

3 Sont-ce là les vains avantages, etc. Cette phrase est incorrecte. Il faut pour lesquels, ou tourner la phrase autre

ment. S.

2

Car ils portent envie l'un à l'autre. Il faut ils se portent envie l'un à l'autre. S.

par la mort et par les jugements de Dieu. |
S'il est des misères sur la terre qui méritent
d'être exceptées, parcequ'elles paroissent sans
compensation, prouvent-elles l'injustice de la
Providence, qui donne si libéralement aux ri-
ches les moyens de les soulager, ou l'endurcis-
sement de ceux-là même qui s'en font un titre
contre elle? Grands du monde ! quel est ce luxe
qui vous suit et vous environne? quelle est cette
somptuosité qui règne dans vos bâtiments et
dans vos repas licencieux? Quelle profusion,
quelle audace, quel faste insensé! Cependant
le pauvre, affamé, nu, malade, accablé d'inju-
res, repose à la porte des temples où veille le
Dieu des vengeances. Cet homme, qui a une
ame comme vous, qui a un même Dieu avec
vous, même culte, même patrie, et sans doute
plus de vertu, il languit à vos yeux, couvert
d'opprobres; la douleur et la faim intolérable
abrégent ses jours; les maux qui l'ont envi-
ronné dès son enfance, le précipitent au tombeau
à la fleur de sa vie. O douleur! ô ignominie!
Ô renversement de la nature corrompue! Re-
jetterons-nous sur la Providence ces scandales
que nous sommes inutilement chargés de ré-
parer et que la Providence venge si rigoureu-
sement après la vie! Conclurions-nous donc
autrement, si de tels désordres étoient sans
vengeance, si les moyens de les prévenir nous
avoient été refusés, si l'obligation de le faire
étoit moins manifeste et moins expresse.

Violateurs de la loi de Dieu, ravisseurs du dépôt qui nous est confié, nous ne nous contentons pas de nous livrer à notre dureté, à notre cupidité, à notre avarice, nous voulons encore que Dieu soit l'auteur de ces excès; et quand on nous fait voir qu'il ne peut l'être, parceque cela détruiroit sa perfection, aveuglés par ce qui devroit nous éclairer, encouragés par ce qui devroit nous confondre, enhardis peut-être par l'impunité de nos désordres, nous concluons que cet Être-Suprême ne se mêle donc pas de la conduite de l'univers, et qu'il a abandonné le genre humain à ses caprices. Ah! s'il étoit vrai, si les hommes ne dépendoient plus que d'eux-mêmes, s'il n'y avoit pas des récompenses pour les bons et des châtiments pour le crime, si tout se bornoit à la terre, quelle condition lamentable! où seroit la consolation du

pauvre, qui voit ses enfants dans les pleurs autour de lui, et ne peut suffire par un travail continuel à leurs besoins, ni fléchir la fortune inexorable? Quelle main calmeroit le cœur du riche, agité de remords et d'inquiétudes, confondu dans ses vains projets et dans ses espérances audacieuses! Dans tous les états de la vie, s'il nous falloit attendre nos consolations des hommes, dont les meilleurs sont si changeants et si frivoles, si sujets à négliger leurs amis dans la calamité, ô triste abandon! Dieu clément! Dieu vengeur des foibles! je ne suis ni ce pauvre délaissé qui languit sans secours humain, ni ce riche que la possession même des richesses trouble et embarrasse; né dans la médiocrité, dont les voies ne sont pas peutêtre moins rudes, accablé d'afflictions dans la force de mon âge, ô mon Dieu! si vous n'étiez pas, ou si vous n'étiez pas pour moi; seule et délaissée dans ses maux, où mon ame espéreroit-elle ? Seroit-ce à la vie qui m'échappe et me mène vers le tombeau par les détresses? Seroit-ce à la mort, qui anéantiroit, avec ma vie, tout mon être? Ni la vie ni la mort, également à craindre, ne pourroient adoucir ma peine; le désespoir sans bornes seroit mon partage. Je m'égare, et mon foible esprit sort des bornes qu'il s'est prescrites. Vous, qui dispensez l'éloquence comme tous les autres talents; vous qui envoyez ces pensées et ces expressions qui persuadent, vous savez que votre sagesse et votre infinie Providence sont l'objet de tout ce discours : c'est le noble sujet qui nous est proposé par les maîtres de la parole; et quel autre seroit plus propre à nous inspirer dignement? Toutefois qui peut le traiter avec l'étendue qu'il mérite? Je n'ose me livrer à tous les sentiments qu'il excite au fond de mon cœur : Qui parle long-temps, parle trop sans doute, dit un homme illustre. Je ne connois point, continue-t-il, de discours oratoire où il n'y ait des longueurs. Tout art a son endroit foible. Quelle tragédie est sans remplissage? quelle ode sans strophes inutiles? Si cela est ainsi, Messieurs, comme l'expérience le prouve, quelle retenue ne dois-je pas avoir en m'exprimant pour la première fois dans l'assemblée la plus polie et

Voltaire. B.

la plus éclairée de l'univers! Ce discours si | foible aura pour juge une compagnie qui l'est, par son institution, de tous les genres de littérature; une compagnie toujours enviée et toujours respectée dès sa naissance, où les places, recherchées avec ardeur, sont le terme de l'ambition des gens de lettres; une compagnie où se sont formés ces grands hommes qui out fait retentir la terre de leur voix; où Bossuet, animé d'un génie divin, surpassa les orateurs les plus célèbres de l'antiquité dans la majesté et le sublime du discours; où Fénelon, plus gracieux et plus tendre, apporta cette onction et cette aménité qui nous font aimer la vertu et peignent par-tout sa grande ame; où l'auteur immortel des Caractères donna des modèles d'énergie et de véhémence. Je ne parlerai pas de ces poëtes, l'ornement et la gloire de leur siècle, nés pour illustrer leur patrie et servir de modèles à la postérité. Je dois un hommage plus tendre à celui qui excite du tombeau nos foibles voix par l'espoir flatteur de la gloire, à qui l'éloquence fut si chère et si naturelle, dans un siècle encore peu instruit; ce tribut que j'ose lui rendre, me ramène sans violence à mon déplorable sujet. A la vue de tant de grands hommes qui n'ont fait que paroître sur la terre, confondus après pour toujours dans l'ombre éternelle des morts, le néant des choses humaines s'offre tout entier à mes yeux, et je répète sans cesse ces tristes paroles : « Le pauvre et le riche se sont rencontrés; l'ignorant et le savant, celui qui charmoit nos oreilles par son éloquence, et ceux qui écoutoient ses discours : la mort les a tous égalés. >

L'Éternel partage ses dons: il dispense aux uns la science, aux autres l'esprit des affaires; à ceux-ci la force, à ceux-là l'adresse ; aux autres l'amour du travail ou les richesses, afin que tous les arts soient cultivés, et que tous les hommes s'entr'aident, comme nous l'avons vu d'abord. Après avoir distribué le genre humain en différentes classes, il assigne encore à chacune des biens et des maux manifestement compensés, et enfin pour égaler les hommes plus par

faitement dans une vie plus parfaite et plus durable, pour punir l'abus que le riche a pu faire de ses faveurs, pour venger le foible opprimé, pour justifier sa bonté qui éprouve quelquefois dans les souffrances le juste et le sage, luimême anéantit ces distinctions que sa Providence avoit établies; un même tombeau confond tous les hommes; une même loi les condamne ou les absout: même peine et même faveur attendent le riche et le pauvre.

O vous, qui viendrez sur les nues pour juger les uns et les autres, fils de Dieu très haut, roi des siècles!, à qui toutes les nations et tous les trônes sont soumis, vainqueur de la mort! la consternation et la crainte marcheront bientôt sur vos traces; les tombeaux fuiront devant vous agréez, dans ces jours d'horreur, les vœux humbles de l'innocence; écartez loin d'elle le crime qui l'assiége de toutes parts, et ne rendez pas inutile votre sang versé sur la croix !

ÉLOGE

DE

PAUL - HIPPOLYTE-EMMANUEL DE SEYTRES,

OFFICIER AU RÉGIMENT DU ROI 1.

Ainsi donc j'étois destiné à survivre à notre amitié, Hippolyte, quand j'espérois qu'elle adouciroit tous les maux et tous les ennuis de ma vie jusqu'à mon dernier soupir. Au moment où mon cœur, plein de sécurité, mettoit une aveugle confiance dans ta force et dans ta jeunesse, et s'abandonnoit à sa joie, ô douleur! une main

Cet ouvrage, où Vauvenargues fait l'éloge de son camarade et de son ami, est celui dont l'auteur faisoit le plus de cas. Il ne cessoit de le retoucher, et la copie qui en reste est celle que lui-même, avant sa mort, donna au président de Saint-Vincent, qui la fit remettre à M. de Fortia.

seytres, marquis de Caumont, académicien correspondant honoraire de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres de Paris, et académicien de celle de Marseille, et d'Élisabeth de

Paul-Hippolyte-Emmanuel de Seytres, fils aîné de Joseph de

Donis, naquit le 13 août 1724. Il entra dans le régiment d'infanterie du Roi, et s'étant trouvé à l'invasion de la Bohème, il y

1 La Bruyère, membre de l'Académie Françoise, ainsi que périt au mois d'avril 1742. Il n'avoit pas encore dix-huit ans, et

Bossuet et Fénelon. F.

Balzac, fondateur du prix d'éloquence auquel aspiroit ce discours

il est peut-être sans exemple qu'à cet âge, un jeune homme ait eu le bonheur d'acquérir un ami si digne de faire son éloge. C'est ce dont va juger le lecteur.

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