Page images
PDF
EPUB

versation un peu suivie sans nous tromper ou nous contredire, voilà à quoi je reconnois notre foiblesse.

Je cherche quelquefois parmi le peuple l'image de ces mœurs grossières que nous avons tant de peine à comprendre dans les anciens peuples. J'écoute ces hommes si simples: je vois qu'ils s'entretiennent de choses communes, qu'ils n'ont point de principes approfondis, que leur esprit est véritablement barbare comme celui de nos pères, c'est-à-dire inculte et sans politesse. Mais je ne trouve pas qu'ils fassent de plus faux raisonnements que les gens du monde; je vois au contraire que leurs pensées sont plus naturelles, et qu'il s'en faut de beaucoup que les simplicités de l'ignorance soient aussi éloignées de la vérité, que les subtilités de la science et l'imposture de l'affectation.

I

Ainsi jugeant des mœurs anciennes par ce que je vois des mœurs du peuple qui me représente les premiers temps, je crois que je me serois fort accommodé de vivre à Thèbes, à Memphis, à Babylone. Je me serois passé de nos manufactures, de la poudre à canon, de la boussole et de nos autres inventions modernes, ainsi que de notre philosophie. Je n'estime pas plus les Hollandois pour avoir un commerce si étendu, que je méprise les Romains pour l'avoir si long-temps négligé. Je sais qu'il est bon d'avoir des vaisseaux, puisque le roi d'Angleterre en a, et qu'étant accoutumés, comme nous sommes 2, à prendre du café et du chocolat, il seroit fâcheux de perdre le commerce des îles. Mais Xénophon n'a point joui de ces délicatesses, et il ne m'en paroît ni moins heureux, ni moins honnête homme, ni moins grand homme. Que dirai-je encore? Le bonheur d'être né chrétien et catholique ne peut être comparé à aucun autre bien. Mais s'il me falloit être quaker ou monothélite, j'aimerois presque autant le culte des Chinois 3 ou celui des anciens Romains 4.

'Que je méprise. Il faut, je crois, que je ne méprise. S. Comme nous sommes. Il faut comme nous le sommes. S. 3 On a beaucoup disputé sur la religion des Chinois, qui n'est pas encore bien connue. Mais la morale de Confucius, leur législateur, mérite d'être étudiée. Je citerai pour exemple cette maxime: Gouvernez de manière que ceux qui sont près de vous vivent heureux, et que ceux qui en sont éloignés viennent se soumettre à vos lois. B.

4 Le Polythéisme des anciens Romains n'a-t-il pas trouvé des défenseurs même parmi les modernes ? F.

Si la barbarie consistoit uniquement dans l'ignorance, certainement les nations les plus polies de l'antiquité seroient extrêmement barbares vis-à-vis de nous. Mais si la corruption de l'art, si l'abus des règles, si les conséquences mal tirées des bons principes, si les fausses applications, si l'incertitude des opinions, si l'affectation, sì la vanité, si les mœurs frivoles ne méritent pas moins ce nom que l'ignorance, qu'est-ce alors que la politesse dont nous nous vantons?

Ce n'est pas la pure nature qui est barbare, c'est tout ce qui s'éloigne trop de la belle nature et de la raison. Les cabanes des premiers hommes ne prouvent pas qu'ils manquassent de goût : elles témoignent seulement qu'ils manquoient des règles de l'architecture. Mais quand on eut connu ces belles règles dont je parle, et qu'au lieu de les suivre exactement on voulut enchérir sur leur noblesse, charger d'ornements superflus les bâtiments, et à force d'art faire disparoître la simplicité, alors ce fut, à mon sens, une véritable barbarie, et la preuve du mauvais goût. Suivant ces principes, les dieux et les héros d'Homère, peints naïvement par le poëte d'après les idées de son siècle, ne font pas que l'Iliade soit un poëme barbare, car elle est un tableau très passionné, sinon de la belle nature, du moins de la nature. Mais un ouvrage véritablement barbare, c'est un poëme où l'on n'aperçoit que de l'art, où le vrai ne règne jamais dans les expressions et les images, où les sentiments sont guindés, où les ornements sont superflus et hors de leur place.

Je vois de fort grands philosophes qui veulent bien fermer les yeux sur ces défauts, et qui passent d'abord à ce qu'il y a de plus étrange dans les moeurs anciennes. Immoler, disent-ils, des hommes à la divinité! verser le sang humain pour honorer les funérailles des grands, etc.!

1. Ce reproche ne peut être fait à toutes les nations anciennes. Que ne doit-on pas aux Romains, s'écrie Pline le naturaliste, livre XXX, chap. I, qui ont interdit ces sacrifices monstrueux où les hommes étoient victimes? F.

2 Ces sanglantes funérailles peuvent aussi être reprochées aux modernes, puisque chez le peuple le plus doux et le plus policé peut-être, à la Chine, en 4660, l'empereur Chun-Tchi, ayant perdu une de ses épouses, fit sacrifier plus de trente esclaves sur le tombeau de cette femme chérie ; à la vérité, c'étoit un Tartare. Voyez tome I, page 45 du Discours préliminaire de l'Histoire générale de la Chine, traduite du Tong-Hien-Hang

Je ne prétends point justifier de telles horreurs; | peuple dont je veux parler n'est point celui qui

mais je dis : Que nous sont ces hommes que je vois couchés dans nos places et sur les degrés de nos temples, ces spectres vivants que la faim, la douleur et les maladies précipitent vers le tombeau? Des hommes plongés dans les superfluités et les délices voient périr tranquillement d'autres hommes que la calamité et la misère emportent à la fleur de leur âge. Cela paroît-il moins féroce? et lequel mérite le mieux le nom de barbarie, d'un sacrifice impie fait par l'ignorance, ou d'une inhumanité commise de sang-froid et avec une entière connoissance?

Pourquoi dissimulerois-je ici ce que je pense? Je sais que nous avons des connoissances que les anciens n'avoient pas. Nous sommes meilleurs philosophes à bien des égards; mais pour ce qui est des sentiments, j'avoue que je ne connois guère d'ancien peuple qui nous cède. C'est de ce côté-là, je crois, qu'on peut bien dire qu'il est difficile aux hommes de s'élever au-dessus de l'instinct de la nature. Elle a fait nos ames aussi grandes qu'elles peuvent le devenir, et la hauteur qu'elles empruntent de la réflexion est ordinairement d'autant plus fausse, qu'elle est plus guindée.

I

Et parceque le goût tient essentiellement au sentiment, je vois qu'on perfectionne en vain nos connoissances: on instruit notre jugement, on n'élève point notre goût. Qu'on joue Pourccaugnac 1à la Comédie, ou telle autre farce un peu comique, elle n'y attirera pas moins de monde qu'Andromaque on entendra jusque dans la rue les éclats du parterre enchanté. Qu'il y ait des pantomimes supportables à la Foire, on y courra avec le même empressement. J'ai vu nos petits-maîtres et nos philosophes monter sur les bancs pour voir battre deux polissons. On ne perd pas un geste d'Arlequin; et Pierrot fait rire ce siècle poli et savant qui méprise les pantomimes, et qui néanmoins les enrichit. Le peuple est né en tout temps pour admirer les grandes choses et pour adorer les petites; et ce

mou, par le P. de Mailla, publiée par l'abbé Grosier. Paris,

1777-83, 15 volumes in-40. B.

1 Véritable farce qui renferme cependant quelques scènes

dignes de Molière, son auteur. F.

Tragédie de Racine, bien écrite, parfaitement conduite, et très intéressante. La duplicité de l'intrigue est le seul reproche que l'on puisse faire à l'auteur. F.

n'emporte, dans sa définition, que les conditions subalternes; ce sont tous les esprits que la nature n'a point élevés par un privilége particulier au-dessus de l'ordre commun. Aussi quand quelqu'un vient me dire: Croyez-vous que les Anglais, qui ont tant d'esprit, s'accommodassent des tragédies de Shakspeare, si elles étoient aussi monstrueuses qu'elles nous paroissent1? je ne suis point la dupe de cette objection, et je sais ce que j'en dois croire.

Voilà donc cette politesse et ces mœurs savantes qui font que nous nous préférons avec tant de hauteur aux autres siècles. Nous avons, comme je l'ai dit, quelques connoissances qui leur ont manqué : c'est sur ces vains fondements que nous nous croyons en droit de les mépriser. Mais ces vues plus fines et plus étendues que nous nous attribuons, que d'illusions n'ont-elles pas produites parmi nous? Je n'en citerai qu'un exemple la mode des duels. Qu'on me permette de retoucher un sujet sur lequel on a déja beaucoup écrit. Le duel est né de l'opinion, très naturelle, qu'un homme ne souffroit ordinairement d'injures d'un autre homme, que par foiblesse; mais parceque la force du corps pouvoit donner aux ames timides un avantage très considérable sur les ames fortes, pour mettre de l'égalité dans les combats, et leur donner d'ailleurs plus de décence, nos pères imaginèrent de se battre avec des armes plus meurtrières et plus égales que celles qu'ils tenoient de la nature et il leur parut qu'un combat où l'on pourroit s'arracher la vie d'un seul coup, auroit certainement plus de noblesse qu'une vile lutte où l'on n'auroit pu tout au plus que s'égratigner le visage et s'arracher les cheveux avec les mains. Ainsi ils se flattèrent d'avoir mis dans leurs usages plus de hauteur et de bienséance que les Romains et les Grecs, qui se battoient comme leurs esclaves. Ils ne faisoient pas attention que la nature qui nous inspire de nous venger, pouvoit, en s'élevant encore plus haut, et par une force encore plus grande, nons inspirer de pardonner. Ils oublioient que les hommes étoient obligés de sacrifier souvent leurs passions à la raison. La

[blocks in formation]

nature disoit bien, à la vérité, aux ames cou- | car, quand je parle de la vertu, je ne parle rageuses qu'il falloit se venger; mais elle ne point de ces qualités imaginaires qui n'appar leur disoit pas qu'il fallût toujours se venger et tiennent pas à la nature humaine : je parle de laver les moindres offenses dans le sang hu- cette force et de cette grandeur de l'ame qui, main. Mais ce que la nature ne leur disoit point, comparées aux sentiments des esprits foibles, l'opinion le leur persuada; l'opinion attacha le méritent les noms que je leur donne; je parle dernier opprobre aux injures les plus frivoles, d'une grandeur de rapport, et non d'autre à une parole, à un geste, soufferts sans retour. chose: car il n'y a rien de grand parmi les homAinsi le sentiment de la vengeance leur étoit mes que par comparaison. Ainsi, lorsqu'on dit inspiré par la nature; mais l'excès de la ven- un grand arbre, cela ne veut dire autre chose, geance et la nécessité absolue de se venger fu- si ce n'est qu'il est grand par rapport à d'autres rent l'ouvrage de la réflexion. Or, combien n'y arbres moins élevés, ou par rapport à nos yeux a-t-il pas encore aujourd'hui d'autres usages et à notre propre taille. Toute langue n'est que que nous honorons du nom de politesse, qui ne l'expression de ces rapports; et tout l'esprit du sont que des sentiments de la nature poussés monde ne consiste qu'à les bien connoître. Que par l'opinion au-delà de leurs bornes, contre veulent donc dire ces philosophes? Ils sont toutes les lumières de la raison! hommes, et ne parlent point un langage humain ; ils changent toutes les idées des choses, et abusent de tous les termes.

Qu'on ne m'accuse point ici de cette humeur chagrine qui fait regretter le passé, blâmer le présent, et avilir par vanité la nature humaine. Un homme qui s'aviseroit de faire un livre En blamant les défauts de ce siècle, je ne pré- pour prouver qu'il n'y a point de nains1, ni de tends pas lui disputer ses vrais avantages, ni le géants, fondé sur ce que la plus extrême pe- . rappeler à l'ignorance dont il est sorti. Je veux titesse des uns et la grandeur démesurée des au contraire lui apprendre à juger des siècles autres demeureroient, en quelque manière, passés avec cette indulgence que les hommes, confondues à nos propres yeux, si nous les tels qu'ils soient, doivent toujours avoir pour comparions à la distance de la terre aux astres; d'autres hommes, et dont eux-mêmes ont tou- ne dirions-nous pas d'un homme qui se donnejours besoin. Ce n'est pas mon dessein de mon- roit beaucoup de peine pour établir cette vétrer que tout est foible dans la nature humaine, rité, que c'est un pédant qui brouille inutileen découvrant les vices de ce siècle. Je veux aument toutes nos idées, et ne nous apprend rien contraire, en excusant les défauts des premiers que nous ne sachions? temps, montrer qu'il y a toujours eu dans l'es- De même, si je disois à mon valet de m'ap

I

prit des hommes une force et une grandeur in-porter un petit pain, et qu'il me répondit : Mondépendantes de la mode et des secours de l'art. sieur, il n'y en a aucun de gros; si je lui deJe suis bien éloigné de me joindre à ces philo- mandois un grand verre de tisane, et qu'il m'en sophes 1 qui méprisent tout dans le genre hu- apportât dans une coquille, disant qu'il n'y a main, et se font une gloire misérable de n'en point de grand verre; si je commandois à mon montrer jamais que la foiblesse. Qui n'a des preuves de cette foiblesse dont ils parlent, et que pensent-ils nous apprendre? Pourquoi veulent-ils nous détourner de la vertu, en nous insinuant que nous en sommes incapables? Et moi, je leur dis que nous en sommes capables;

[ocr errors][merged small]

sauve son régiment aux dépens de sa propre vie : Codrus, Curtius et d'Assas étoient vertueux et l'étoient sans intérêt. F.

Aristote et Pline parlent d'une nation de Pygmées, et même Pline en place en trois contrées différentes ; mais, suivant Strabon, personne ne les a vus. Quant aux nains, on connoit celui du roi de Pologne, Stanislas; et Nicéphore, dans son histoire ecclésiastique, parle d'un Égyptien qui ne surpassa jamais en

hauteur une perdrix, quoiqu'il eût près de vingt-cinq ans : il

vante l'agrément de sa voix, sa prudence et sa générosité. F.

2 Il est parlé plusieurs fois des géants dans la Bible, et le géant Goliath avoit, dit-on, neuf pieds quatre pouces; la hauteur d'un garde du roi de Prusse étoit de huit pieds six pouces huit lignes. Voyez dans le Journal de Physique, supplément, tome XIII, année 1778, une dissertation sur les nains et les géants, et sur les vraies limites de la taille humaine, par Changeux. F.

tailleur un habit un peu large, et qu'en m'en | quelque genre que ce puisse être, l'opulence apporte toujours plus d'erreurs que la pauvreté. Peu de gens savent se servir utilement de l'esprit d'autrui. Les connoissances se multiplient, mais le bon sens est toujours rare. Ni les dons de l'esprit ni ceux de la fortune ne peuvent devenir le partage du vulgaire. Dans le monde intelligent comme dans le monde politique, le plus grand nombre des hommes a été destiné par la nature à être peuple.

apportant un fort serré, il m'assuràt qu'il n'y a rien de large sur la terre, et que le monde même est étroit ; j'ai honte d'écrire de pareilles sottises: mais il me semble que c'est à peu près les discours de nos philosophes. Nous leur demandons le chemin de la sagesse, et ils nous disent qu'il n'y a que folie; nous voudrions être instruits des caractères qui distinguent la vertu du vice; et ils nous répondent qu'il n'y a dans les hommes que dépravation et que foiblesse. Il ne faut point que les hommes s'enivrent de leurs avantages; mais il ne faut point qu'ils les ignorent. Il faut qu'ils connoissent leurs foiblesses, pour qu'ils ne présument pas trop de leur courage; mais il faut en même temps qu'ils se connoissent capables de vertu, afin qu'ils ne désespèrent pas d'eux-mêmes. C'est le but qu'on s'est proposé dans ce discours, et qu'on tâchera de ne perdre jamais de vue.

[ocr errors][merged small][merged small]

A la vérité on ne croira plus aux sorciers ni au sabbat dans un siècle tel que le nôtre; mais on croira encore à Calvin. On parlera de beaucoup de choses, comme si elles avoient des principes évidents, et on disputera en même temps de toutes choses, comme si toutes étoient incertaines. On blâmera un homme de ses vices, et on ne saura pas s'il y a des vices. On dira d'un poëte qu'il est sublime, parcequ'il aura peint un grand personnage; et ces sentiments héroiques qui font la grandeur du tableau, on ne les estimera point dans l'original. L'effet des opinions, multipliées au-delà des forces de l'esprit, est de produire des contradictions et d'ébranler la certitude des principes1. Les objets présentés sous trop de faces ne peuvent se ranger, ni se

LES EFFETS DE L'ART ET DU SAVOIR, développer, ni se peindre distinctement dans

ET SUR

LA PRÉVENTION QUE NOUS AVONS POUR NOTRE SIÈCLE,
ET CONTRE L'ANTIQUITÉ.

AVIS DE L'ÉDITEUR DE 1797.

Il est clair que, dans l'onvrage suivant, l'auteur s'étoit proposé de refaire et de perfectionner le précédent, dont il copie

d'assez longs passages sans y rien changer. J'ai cru devoir les conserver tous deux : le premier, parcequ'il étoit plus complet; le second, parcequ'il est plus travaillé, et qu'il renferme des

additions importantes. Au reste, les passages répétés sont si bien faits, que l'on ne sera certainement pas faché de les relire.

l'esprit des hommes. Incapables de concilier toutes leurs idées, ils prennent les divers côtés d'une même chose pour des contradictions de sa nature. Leur vue se trouble et s'égare dans cette multitude de rapports que les moindres objets leur offrent. Cette pluralité de relations détruit à leurs yeux l'unité des sujets. Les disputes des philosophes achèvent de décourager leur ignorance. Dans ce combat opiniâtre de tant de sectes, ils n'examinent point si quelqu'une a vaincu et a fait pencher la balance; il suffit qu'on ait contesté tous les principes pour

Cette objection de Vauvenargues contre la trop grande étendue des lumières dans une nation, est sans doute spécieuse, puisqu'elle a pu séduire un homme de beaucoup d'esprit; mais

Ceux qui croient prouver l'avantage de ce siècle en disant qu'il a hérité des connoissances et des inventions de tous les temps, ne font pas peut-être attention à la foiblesse de l'esprit humain. Il peut être douteux qu'un grand savoir conduise à l'esprit de justesse. Trop d'objets confondent la vue; trop de connoissances étrangères accablent notre propre jugement. En Ainsi l'espèce humaine est évidemment perfectible. F.

elle n'est pas solide. Les disputes des philosophes ne font autre chose que de produire au grand jour les idées que les esprits spéculatifs ont eues dans tous les temps, et qui ne font que se veloppées, et mieux on en sentira la fausseté, si elles ne sont pas justes. Le progrès évident des sciences exactes par la com

répéter l'une à l'autre à divers intervalles. Plus elles seront dé

munication des idées d'une génération à l'autre, doit nécessairement porter aussi à la longne sur toutes les autres sciences.

qu'ils les croient généralement problématiques; | flatté de perfectionner la nature. C'est la preet ils se jettent dans un doute universel qui sape par le fondement toutes les sciences.

De là vient que quelques personnes appellent ce savoir malentendu, et notre politesse même, barbarie: car, disent-elles, n'y a-t-il de barbare que l'extrême férocité ou une grossière ignorance? S'il étoit ainsi, ce reproche ne pourroit toucher notre siècle; mais si la corruption de l'art, si les conséquences mal tirées des bons principes, si les fausses applications, si l'incertitude des opinions, si l'affectation, si la vanité, si les mœurs frivoles ne méritent pas moins ce nom que l'ignorance, qu'est-ce alors que la politesse dont nous nous vantons?

Ce n'est pas la pure nature qui est barbare, c'est tout ce qui s'éloigne trop de la belle nature et de la raison. Les cabanes des premiers hommes ne prouvent pas qu'ils manquassent de goût; elles témoignent seulement qu'ils manquoient de science. Mais lorsqu'on eut connu les règles de l'architecture, et qu'au lieu de les suivre exactement on voulut enchérir sur leur noblesse, charger d'ornements superflus les bâtiments, et à force d'art faire disparoître la simplicité, alors ce fut, à mon sens, la preuve du mauvais goût et une véritable barbarie. Suivant ces principes, les dieux et les héros d'Homère, peints si naïvement par le poëte d'après les hommes de son siècle, ne font pas que l'1liade soit un poëme barbare; car elle est un tableau passionné, sinon de la belle nature, du moins de la nature. Mais un ouvrage véritablement barbare, c'est un poëme où l'on n'aperçoit que de l'art, où le vrai ne règne jamais dans les expressions et les images, où les sentiments sont guindés et les ornements inutiles.

Fatigué quelquefois de l'artifice qui domine dans tous les genres, je me représente ces temps fabuleux où l'on suppose que le genre humain ignoroit ce fard de nos mœurs. Je ne croirois pas aisément que leur simplicité ait été telle que nous la peignons. Les hommes ont aimé l'art dans tous les temps. Leur esprit s'est toujours

mière prétention de la raison et la plus ancienne promesse de la vanité. Toutefois je pardonne aux premiers hommes d'avoir trop attendu de l'art. Ce seroit proprement à nous, qui en connoissons par expérience la foiblesse, d'en être moins amoureux; mais l'esprit humain a trop peu de fonds pour se contenir dans ses propres bornes. Il tâche d'étendre sa sphère et de se donner plus d'essor. La nature a mis elle-même au cœur des hommes ce desir ambitieux de la polir. Nous fardons notre pauvreté; mais nous ne pouvons la couvrir les moindres occasions font tomber ces couleurs et cette parure étrangère. Nos plaisirs sur-tout nous décèlent. Un sauteur, un bon pantomime, attirent tout Paris à leur théâtre. Le peuple de la terre le plus éclairé oublie son savoir et ses règles à la vue d'un combat de chiens ou des contorsions d'un farceur. La nature, qui n'a pas fait les hommes philosophes, les désavoue ainsi du personnage qu'ils osent jouer. Leur goût ne peut suivre les progrès de la raison; car on peut emprunter des jugements, non des sentiments: de sorte qu'il est rare que les hommes s'élèvent du côté du cœur. Ils apprennent à admirer les grandes choses; mais ils sont toujours idolâtres des petites.

Ainsi, quand quelqu'un vient me dire: Croyezvous que les Anglois, qui ont tant d'esprit, s'accommodassent des tragédies de Shakspeare, si elles étoient aussi monstrueuses qu'elles nous le paroissent? Je ne suis pas la dupe de cette objection: je sais trop qu'un siècle savant peut aimer de grandes sottises, sur-tout quand elles sont accompagnées de beautés sublimes qui servent de prétexte au mauvais goût. Un peuple pôli n'en est pas moins peuple. *.

Si nous pouvions voir à quel point nous sommes engagés dans l'erreur, et combien peut sur nous encore ce que nous nommons préjugé, ni nous ne serions prévenus du mérite de notre siècle, ni nous n'oserions mépriser d'autres mœurs et d'autres foiblesses. Le reproche le plus souvent renouvelé contre l'ignorance des anciens, est l'extravagance de leurs religions; j'ose dire madame Dacier publia, en 1714, ses considérations sur les qu'il n'en est aucun de plus injuste. Il n'y a point

1 Madame Dacier ayant publié sa traduction d'Homère, il s'éleva une dispute assez vive avec La Mothe. A cette occasion,

causes de la corruption du goût. La Mothe répondit avec esprit, et critiqua surtout les dieux et les héros d'Homère, et les mœurs que leur donne ce poëte sublime. F.

de superstition qui ne porte avec elle son excuse. Les grands sujets sont pour les hommes le

« PreviousContinue »