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XXV.

Turnus, ou le chef de parti.

traire de cette sérieuse folie. Il comprenoit à | obligé de cacher l'étendue de son ambition, son peine que les autres hommes pussent être tou-sérieux ardent et austère passoit pour sagesse : chés par d'autres biens; et s'il voyoit des gens tant les hommes sont peu capables de se concequi alloient à la campagne dans l'automne pour voir les uns les autres. jouir des présents de la nature, il ne leur envioit ni leur gaieté, ni leur bonne chère, ni leurs plaisirs. Pour lui il ne se promenoit point, il ne chassoit point, il ne faisoit nulle attention au changement des saisons. Le printemps n'avoit à ses yeux aucune grace. S'il alloit quelquefois à la campagne, c'étoit pendant la plus grande rigueur de l'hiver, afin d'être seul et de méditer plus profondément quelque chimère. Il étoit triste, inquiet, rêveur, extrême dans ses espérances et dans ses craintes, immodéré dans ses chagrins et dans ses joies; peu de chose abattoit son esprit violent, et le moindre succès le retenoit. Si quelque lueur de fortune le flattoit de loin, alors il devenoit plus solitaire, plus distrait et plus taciturne; il ne dormoit plus, il ne mangeoit point; la joie consumoit ses entrailles, comme un feu ardent qu'il portoit au fond de lui-même. A cette ambition effrénée il joignoit quelque humanité et quelque bonté naturelle. Ayant rencontré à Venise un Suédois autrefois très riche, alors misérable et proscrit, le cœur de Cléon fut ému ; et comme il venoit de gagner au jeu cent ducats, il dit en lui-même : Il n'y a qu'une heure que je n'avois pas besoin de cet argent, et il le donna aussitôt à ce Suédois, qui, touché de cette noblesse, ne put retenir quelques larmes que lui arrachoient la mémoire et le déplaisir de ses fautes; mais Cléon, d'un air inspiré : ‹ Auriez-vous, dit-il, le courage de ⚫tuer un homme dont la mort importe à l'État

et pourroit finir vos misères?» L'étranger pâlit, et Cléon, qui observoit alors son visage : Je vois bien, dit-il, que la seule pensée du crime vous effraie. Je vous estime plus de <cette délicatesse dans une si grande adversité, <que je n'estime toutes les vertus d'un homme ⚫ heureux. Vous êtes humain dans la pauvreté, ⚫ et vous préférez l'innocence à la fortune. Puissiez-vous fléchir sa rigueur!» En achevant ces mots, il le quitta brusquement, et partit de Venise sans l'avoir revu, laissant cet étranger dans une grande incertitude de ses sentiments, qui n'étoient pas même connus de ses plus intimes amis; car la médiocrité de sa fortune l'ayant

Turnus est le médiateur et en quelque sorte le centre de ceux qui, par le caractère de leurs sentiments ou par la disposition de leur fortune, ont besoin d'un milieu qui les rapproche et qui concilie leurs esprits. Deux hommes qui ne se comprennent point trouvent tous les deux près de lui la justice qu'ils se refusent et l'estime qui leur est due. Sans sortir de son caractère, il se prête aisément à tous, et sait supporter les défauts de ceux qui lui sont attachés. Il estime les hommes selon leur courage et la force de leur caractère. Il préfère les sages à ceux qui n'ont que de l'esprit, et les jeunes gens ambitieux aux vieillards qui n'ont que de la sagesse : parceque la jeunesse est plus agissante, plus hardie dans ses espérances, et plus sincère dans ses affections. Quiconque a de la résolution peut se jeter avec confiance entre ses bras. Il sert ses amis dans leurs peines, dans l'opprobre et dans les plaisirs. Son humanité, ses services et son éloquence ingénue lui assujettissent les cœurs. S'il s'arrête un seul jour dans une ville, il s'y fait dans ce peu de temps des créatures et des partisans passionnés. Quelques uns abandonnent leur province dans la seule espérance de le retrouver, et d'en être protégés dans la capitale. Ils ne se sont pas trompés dans leur attente; Turnus les reçoit parmi ses amis, et il leur tient lieu de patrie. Il ne ressemble point à ceux qui, capables par vanité et par industrie de se faire des créatures, les perdent par paresse ou par inconstance; qui promettent toujours plus qu'ils ne tiennent, et blessent sans retour ceux qu'ils abusent ou qu'ils n'ont servis qu'à demi. Comme il ne cultive pas les hommes sans dessein, il ne les néglige jamais par légèreté. La réputation de ses vertus et ses insinuations lui ont concilié un très grand nombre de ces hommes sages qui ont toujours de l'autorité dans le public, quoiqu'ils n'occupent pas les premières places. Si les ennemis de Turnus répandent qu'il trame un des

sein contre la république, ceux-ci se rendent | qui le haïssent, pour se soutenir contre d'autres garants de son innocence, sollicitent pour lui grands dont il est craint. Il tient aux plus puisquand il est accusé, et détournent contre ses sants par ses alliances, par ses charges et par délateurs l'indignation publique. Il s'est fait ses menées. Quoiqu'il soit né fier, impérieux et d'ailleurs à la guerre une haute réputation qui peu abordable, il ne néglige pourtant pas le orne ses autres vertus car il a compris de peuple. Il lui donne des fêtes et des spectacles; bonne heure que ceux qui commandoient avec | et lorsqu'il se montre dans les rues, il fait jeter succès dans les armées, éclipsoient aisément les de l'argent autour de sa litière, et ses émissaipolitiques, et faisoient tomber leur crédit; et res, postés en différents endroits sur son pasde plus il n'ignore pas que l'on ne peut rien en- sage, excitent la canaille à l'applaudir. Ils l'extreprendre d'extraordinaire sans faire la guerre. cusent de ne pas se montrer plus souvent, sur Mais, malgré le nom qu'il s'y est fait, les plus ce qu'il est trop occupé des besoins de la répuvils citoyens sont moins modestes et moins po- blique, et qu'un travail sévère et sans relâche pulaires, et l'on ne rencontre que lui dans ne lui laisse aucun jour de libre. Il est en effet les places, sous les portiques et dans les plus surchargé par la diversité et la multitude des humbles maisons. Ainsi, sans orgueil et sans affaires qui l'appliquent, et ces occupations labofaste, il est à la tête d'un parti puissant, avant rieuses le suivent par-tout: car même à l'armée, que ceux qui le composent sachent eux-mêmes où il y a tant de distractions inévitables, les que c'est un parti. Aucun n'a son secret, mais troupes le voient rarement; et pendant qu'il il est sûr de tous; et lorsqu'il sera temps d'agir, est obsédé de ses créatures, qu'il donne des ornul ne manquera à son chef, à son bienfaiteur, dres ou qu'il médite des intrigues, le soldat à son ami; et si cependant la fortune, qui peut murmure de ne pas le voir et blâme ce genre tout contre la prudence, fait qu'il est prévenu de vie trop austère. Lentulus emploie sa retraite dans ses desseins, il avoue la plupart des faits à traverser secrètement les entreprises du conqu'on lui impute, et les justifie par les lois ou sul, qui commande en chef; et il fait si bien, par la force de son éloquence. Ses juges sont que le pain, le fourrage et même l'argent manétonnés de sa sécurité et attendris de ses dis- quent au quartier-général, pendant que tout cours. La cabale qui veut sa perte n'ose le lais- abonde dans son propre camp. S'il arrive alors ser reparoître ni l'interroger en public. Quoi que les troupes de la république reçoivent qu'il soit convaincu d'avoir attenté contre la quelque échec de l'ennemi, aussitôt les courliberté, on est obligé de le faire mourir secrè- riers de Lentulus font retentir la capitale de tement, et le peuple qui l'adoroit demeure per- ses plaintes contre le consul. Le peuple s'assemsuadé de son innocence. ble dans les places par pelotons, et les créatures de Lentulus ont grand soin de lire des lettres par lesquelles il paroît qu'il a sauvé l'armée d'une entière défaite. Toutes les gazettes répètent les mêmes bruits, et tous les nouvellistes sont payés d'avance pour les confirmer. Le consul est forcé d'envoyer des mémoires pour justifier sa conduite contre les artifices de son ennemi. Celui qu'il a chargé de cette affaire, qui est un homme instruit et hardi, arrive dans la capitale, où il est attendu avec impatience, et on mais s'attend qu'il révèlera bien des mystères; le

XXVI.

Lentulus, ou le factieux.

Lentulus se tient renfermé dans le fond d'un vaste édifice qu'il a fait bàtir, et où son ame austère s'occupe en secret de projets ambitieux et téméraires. Là, il travaille le jour et la nuit pour tendre des pièges à ses ennemis, pour éblouir le peuple par des écrits, et amuser les grands par des promesses. Sa maison quelquefois est pleine de gens inconnus qui attendent pour lui parler, qui vont, qui viennent; on les voit fort souvent entrer la nuit dans son appartement, et en sortir un peu devant l'aurore. Lentulus fait des associations avec des grands

lendemain, le sénat s'étant extraordinairement assemblé, on vient lui annoncer que cet envoyé a été trouvé mort dans son lit et qu'on a détourné tous ses papiers. Les gens de bien, consternés, gémissent secrètement de cet atten

tat; mais les partisans de Lentulus en triom- | ruine, il excite les conjurés à l'avancer, et leur phent publiquement, et la république est menacée d'une horrible servitude.

XXVII.

Clodius, ou le séditieux.

Clodius assemble chez lui une troupe de libertins et de jeunes gens accablés de dettes. Le sénat a fait une loi pour réprimer le luxe de ces jeunes gens et l'énormité des emprunts. Clodius leur dit Mes amis, pouvez-vous souffrir la rigueur, la hauteur et la dureté d'un gouvernement si austère? On défend aux uns les plaisirs, on ferme aux autres les chemins de la fortune; on s'efforce d'anéantir le courage et l'esprit de tous, en tenant sous des lois étroites leur génie captif; et cette servitude de chaque particulier, on ose la nommer liberté publique! Mes amis, on hait les tyrans qui veulent régner par la force; et qu'importe d'être l'esclave des hommes ou des lois, quand les lois sont plus tyranniques que ceux qui les violent? Est-ce à nous à subir le joug de quelques vieillards languissants? La nature auroit-elle fait les foibles pour l'autorité et les forts pour leur obéir? Les foibles ne sont point à plaindre dans la dépendance des forts; mais les forts ne peuvent souffrir la servitude sans une insupportable violence. Donnons à ce peuple abattu quelque exemple qui le réveille; les ambitieux sont l'ame des corps politiques; le repos en est la langueur... Ainsi s'explique Clodius avec ses amis. Quand il est avec des personnes qui l'obligent à plus de retenue, il leur dit qu'on fait bien de réprimer le vice, mais qu'il faut avoir attention que le remède qu'on y apporte ne soit pas lui-même un plus grand mal. La vertu, dit-il, est aimable par elle-même; que sert d'employer la force pour la persuader? La force est toujours odieuse, quelque juste qu'en soit le motif. Voyez, dit-il encore, la diversité que la nature a mise entre les hommes: est-il juste d'assujettir à la même règle tant de différents caractères? Peut-on obliger tous les hommes à marcher dans la même voie? et fautil tenir la nature prosternée sous un joug si rude? Tels sont les discours les plus modérés de Clodius. Mais s'il se forme un parti dans la république qui ne tend rien moins qu'à sa

dit qu'il faut que tout change, que c'est une fatalité inévitable; que les opinions et les mœurs qui dépendent des opinions, les hommes en place et les lois qui dépendent des hommes en place, les bornes des États et leur puissance, l'intérêt des États voisins, tout varie nécessairement. Et, dit-il, de ces changements il n'y en a aucun qui ne se fasse par la force: car la séduction et l'artifice ne méritent pas moins ce nom que la violence déclarée et manifeste. Mes amis, continue-t-il, qui peut retenir vos courages? craignez-vous de troubler la paix de la patrie? Quelle paix, qui avilit les hommes dans un misérable esclavage! Estimez-vous tant le repos? et la guerre est-elle plus rude que la servitude? Ainsi Clodius met tout en feu par ses discours séditieux, et cause de si grands désordres dans la république, qu'on ne peut y remédier que par sa perte.

XXVIII.

L'orateur chagrin.

Celui qui n'est connu que par les lettres, n'est pas infatué de cette gloire, s'il est ambitieux. Bien loin de vouloir faire entrer les jeunes gens dans sa propre carrière, il leur montre lui-même une route plus noble, s'ils osent la suivre. Le riche insolent, leur dit-il, méprise les talents les plus sublimes, et le vertueux ignorant ne les connoît pas..... O mes amis! pendant que des hommes médiocres exécutent de grandes choses, ou par un instinct particulier, ou par la faveur des occasions, voulez-vous vous réduire à les écrire? Si vous faites attention aux hommages qu'on met aux pieds d'un homme que le prince élève à un poste, croirez-vous qu'il y ait des louanges pour un écrivain, qui approchent de ces respects? Qui ne peut aider la vertu, ni punir le crime, ni venger l'injure du mérite, ni confondre l'orgueil des riches, se contentera-t-il d'un peu d'estime? Il appartient à un artisan d'être enivré de régner au barreau, ou sur nos théâtres, ou dans les écoles des philosophes; mais vous qui aspirez à la gloire, pouvez-vous la mettre à ce prix ? Regardez de près, mes amis: celui qui a gagné des batailles, qui a repoussé l'ennemi des frontières qu'il ravageoit, et donné aux peuples l'espé

rance d'une paix glorieuse, s'il fait tout-à-coup disparoître la réputation des ministres et le faste des favoris, qui daignera encore jeter les yeux sur vos poëtes et vos philosophes? Mes amis, ce n'est point par des paroles qu'on peut s'élever sur les ruines de l'orgueil des grands et forcer l'hommage du monde, c'est par la vertu et l'audace, c'est par le sacrifice de la santé et des plaisirs, c'est par le mépris du danger. Celui qui compte sa vie pour quelque chose, ne doit pas prétendre à la gloire. Ainsi parle un esprit chagrin que la réputation des lettres ne peut satisfaire. Il parut quelquefois chercher à s'affermir lui-même contre les déplaisirs de son état, et combattre avec violence. C'est peu, mes amis, reprend-il, de souffrir d'extrêmes besoins et d'être privé des plaisirs. Quel est celui qui a été pauvre et qui a évité le mépris? Qui n'a pas été opprimé par les puissants, moqué par les foibles, fui et abandonné par tous les hommes? A-t-on estimé ses talents? a-t-on fait attention à sa vertu? La nécessité l'a tenté, l'infortune l'a avili, et le sort s'est joué de sa prudence. Toutefois ni l'adversité, ni la honte, ni la misère, ni ses fautes, s'il en a faites, ni l'injustice de ses ennemis, ne lui ont ôté son courage. Qui voudroit être riche mais avare, respecté mais foible, craint mais haï? Mais qui ne voudroit être pauvre avec de la vertu et du courage?

Celui qui peut vivre sans crime, et qui sait oser et souffrir, sait aussi se passer de la fortune qu'il a méritée les heureux et les insensés pourront insulter sa misère; mais l'injure de la folie ne sauroit flétrir la vertu. L'injure et l'opprobre du fort qui abuse des dons du hasard, est l'arme du lâche insolent... Ces discours d'un esprit inquiet, qui s'est fait un nom par les lettres, échauffe l'esprit des jeunes gens prompts à s'enflammer; mais la fortune laisse rarement aux hommes le choix de leurs vertus et de leur

travail.

II.

L'esprit de l'homme est plus pénétrant que conséquent, et embrasse plus qu'il ne peut lier.

III.

Lorsqu'une pensée est trop foible pour porter une expression simple, c'est la marque pour la rejeter1. IV.

La clarté orne les pensées profondes.

V.

L'obscurité est le royaume de l'erreur.

VI.

Il n'y auroit point d'erreurs qui ne périssent d'elles-mêmes, rendues clairement ».

VII.

Ce qui fait souvent le mécompte d'un écrivain, c'est qu'il croit rendre les choses telles qu'il les aperçoit ou qu'il les sent.

VIII.

On proscriroit moins de pensées d'un ouvrage, si on les concevoit comme l'auteur.

IX.

Lorsqu'une pensée s'offre à nous comme une profonde découverte, et que nous prenons la peine de la développer, nous trouvons souvent que c'est une vérité qui court les rues.

X.

Il est rare qu'on approfondisse la pensée d'un autre; de sorte que s'il arrive dans la suite qu'on fasse la même réflexion, on se persuade aisément qu'elle est nouvelle, tant elle offre de cir

RÉFLEXIONS ET MAXIMES. Constances et de dépendances qu'on avoit laissé

I.

Il est plus aisé de dire des choses nouvelles que de concilier celles qui ont été dites.

échapper.

Une pensée qui porte une expression est hardi et beau. C'est la marque; expression négligée. M.

Il n'y auroit point d'erreurs, etc. L'auteur veut parler des erreurs de raisonnement, de spéculation; cette maxime ne peut s'appliquer aux erreurs de fait. L'expression est trop gené

rale. S.

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XV.

XXIV.

Il n'est pas donné à la raison de réparer tous les vices de la naturé.

XXV.

Avant d'attaquer un abus, il faut voir si on peut ruiner ses fondements.

XXVI.

Les abus inévitables sont des lois de la nature.

XXVII.

Nous n'avons pas droit de rendre misérables

Beaucoup de défiances et d'espérances rai- ceux que nous ne pouvons rendre bons. sonnables sont trompées.

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XXVIII.

On ne peut être juste si on n'est humain '.

XXIX.

Quelques auteurs traitent la morale comme on traite la nouvelle architecture, où l'on cherche avant toutes choses la commodité.

XXX.

Il est fort différent de rendre la vertu facile pour l'établir, ou de lui égaler le vice pour la détruire.

XXXI.

Nos erreurs et nos divisions, dans la morale, viennent quelquefois de ce que nous considérons les hommes comme s'ils pouvoient être tout-à-fait vicieux ou tout-à-fait bons.

On ne peut étre, etc. Il y a pourtant des exemples d'hommes
durs qui sont justes. M.
Voltaire a dit :

Qui n'est que juste est dur, qui n'est que sage est triste.
EPITRE L au roi de Prusse, édition de Renouard,
T. XI, p. 445. Paris, 1849. B.

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