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subtilités de l'école, et s'amusent à faire des jeux frivoles de raisonnements et de mots, comme des écoliers ou des légistes. C'est ainsi que Cinna dit:

Que le peuple aux tyrans ne soit plus exposé :
S'il eût puni Sylla, César eût moins osé.

CINNA, acte II, scène II.

trent en foule dans Roxane, dans Agrippine, Joad, Acomat, Athalie.

Je ne puis cacher ma pensée : il étoit donné à Corneille de peindre des vertus austères, dures et inflexibles; mais il appartient à Racine de caractériser les esprits supérieurs, et de les caractériser sans raisonnements et sans maximes, par la seule nécessité où naissent les

Car il n'y a personne qui ne prévienne la ré- grands hommes d'imprimer leur caractère dans ponse de Maxime :

Mais la mort de César, que vous trouvez si juste,

A servi de prétexte aux cruautés d'Auguste.
Voulant nous affranchir, Brute s'est abusé ;

S'il n'eût puni César, Auguste eût moins osé.
CINNA, acte II, scène II.

Cependant je suis moins choqué de ces subtilités que des grossièretés de quelques scènes. Par exemple, lorsque Horace quitte Curiace, c'est-à-dire dans un dialogue d'ailleurs admirable, Curiace parle ainsi d'abord :

Je vous connois encore, et c'est ce qui me tue.
Mais cette apre vertu ne m'étoit point connue :
Comme notre malheur, elle est au plus haut point;
Souffrez que je l'admire, et ne l'imite point.
HORACE, acte II, scène III.

Horace, le héros de cette tragédie, lui répond :

Non, non, n'embrassez pas de vertu par contrainte;
Et puisque vous trouvez plus de charme à la plainte;
En toute liberté goûtez un bien si doux.

Voici venir ma sœur pour se plaindre avec vous.
HORACE, acte II, scène III.

Ici Corneille veut peindre apparemment une valeur féroce; mais la férocité s'exprime-t-elle ainsicontre un ami et un rival modeste? La fierté est une passion fort théâtrale; mais elle dégénère en vanité et en petitesse sitôt qu'elle se montre sans qu'on la provoque,

Me permettra-t-on de le dire? Il me semble que l'idée des caractères de Corneille est presque toujours assez grande; mais l'exécution en est quelquefois bien foible, et le coloris faux ou pen agréable. Quelques uns des caractères de Racine peuvent bien manquer de grandeur dans le dessein; mais les expressions sont toujours de main de maître, et puisées dans la vérité et la nature. J'ai cru remarquer encore qu'on ne trouvoit guère dans les personnages de Corneille de ces traits simples qui annoncent une grande étendue d'esprit. Ces traits se rencon

leurs expressions. Joad ne se montre jamais avec plus d'avantage que lorsqu'il parle avec une simplicité majestueuse et tendre au petit Joas, et qu'il semble cacher tout son esprit pour se proportionner à cet enfant de même Athalie. Corneille, au contraire, se guinde souvent pour élever ses personnages; et on est étonné que le même pinceau ait caractérisé quelquefois l'héroïsme avec des traits si naturels et si énergiques.

Que dirai-je encore de la pesanteur qu'il donne quelquefois aux plus grands hommes? Auguste, en parlant à Cinna, fait d'abord un exorde de rhéteur. Remarquez que je prends l'exemple de tous ses défauts dans les scènes les plus admirées.

Prends un siége, Cinna, prends; et sur toute chose
Observe exactement la loi que je t'impose;
Préte, sans me troubler, l'oreille à mes discours;
D'aucun mot, d'aucun cri, n'en interromps le cours;
Tiens ta langue captive; et si ce grand silence
A ton émotion fait trop de violence,
Tu pourras me répondre après tout à loisir :
Sur ce point seulement contente mon desir.

CINNA, acte V, scène 1.

De combien la simplicité d'Agrippine, dans Britannicus, est-elle plus noble et plus naturelle?

Approchez-vous, Néron, et prenez votre place.
On veut, sur vos soupçons, que je vous satisfasse.

BRITANNICUS, acte IV, scène II.

Cependant, lorsqu'on fait le parallèle de ces deux poëtes, il semble qu'on ne convienne de l'art de Racine que pour donner à Corneille l'avantage du génie. Qu'on emploie cette distinction pour marquer le caractère d'un faiseur de phrases, je la trouverai raisonnable; mais lorsqu'on parle de l'art de Racine, l'art qui met toutes les choses à leur place, qui caractérise les hommes, leurs passions, leurs mœurs, leur génie; qui chasse les obscurités, les superflui

tés, les faux brillants; qui peint la nature avec | donna jamais au théâtre plus de pompe, n'éleva feu, avec sublimité et avec grace; que peut-on plus haut la parole, et n'y versa plus de doupenser d'un tel art, si ce n'est qu'il est le génie ceur. Qu'on examine ses ouvrages sans prévendes hommes extraordinaires, et l'original même tion: quelle facilité! quelle abondance! quelle de ces règles que les écrivains sans génie em- poésie! quelle imagination dans l'expression! brassent avec tant de zèle et avec si peu de suc- Qui créa jamais une langue ou plus magnifique, cès? Qu'est-ce, dans la Mort de César, que ou plus simple, ou plus variée, ou plus noble, l'art des harangues d'Antoine, si ce n'est le ou plus harmonieuse et plus touchante? Qui mit génie d'un esprit supérieur et celui de la vraie jamais autant de vérité dans ses dialogues, dans éloquence? ses images, dans ses caractères, dans l'expression des passions? Seroit-il trop hardi de dire que c'est le plus beau génie que la France ait eu, et le plus éloquent de ses poëtes?

C'est le défaut trop fréquent de cet art qui gâte les plus beaux ouvrages de Corneille. Je ne dis pas que la plupart de ses tragédies ne soient très bien imaginées et très bien conduites. Je crois même qu'il a connu mieux que personne l'art des situations et des contrastes. Mais l'art des expressions et l'art des vers, qu'il a si souvent négligés ou pris à faux, déparent ses autres beautés. Il paroît avoir ignoré que pour être lu avec plaisir, ou même pour faire illusion à tout le monde dans la représentation d'un poëme dramatique, il falloit, par une éloquence continue, soutenir l'attention des spectateurs, qui se relâche et se rebute nécessairement quand les détails sont négligés. Il y a long-temps qu'on a dit que l'expression étoit la principale partie de tout ouvrage écrit en vers. C'est le sentiment des grands maîtres, qu'il n'est pas besoin de justifier. Chacun sait ce qu'on souffre, je ne dis pas à lire de mauvais vers, mais même à entendre mal réciter un bon poëme. Si l'emphase d'un comédien détruit le charme naturel de la poésie, comment l'emphase même du poëte ou l'impropriété de ses expressions ne dégoûteroient-elles pas les esprits justes de sa fiction et de ses idées? Racine n'est pas sans défauts. Il a mis quelquefois dans ses ouvrages un amour foible qui fait languir son action. Il n'a pas conçu assez fortement la tragédie. Il n'a point assez fait agir ses personnages. On ne remarque pas dans ses écrits autant d'énergie que d'élévation, ni autant de hardiesse que d'égalité. Plus savant encore à faire naître la pitié que la terreur, et l'admiration que l'étonnement, il n'a pu atteindre au tragique de quelques poëtes. Nul homme n'a eu en partage tous les dons. Si d'ailleurs on veut être juste, on avouera que personne ne

Tragédie de Voltaire.

Corneille a trouvé le théâtre vide, et a eu l'avantage de former le goût de son siècle sur son caractère. Racine a paru après lui et a partagé les esprits. S'il eût été possible de changer cet ordre, peut-être qu'on auroit jugé de l'un et de l'autre fort différemment.

Oui, dit-on; mais Corneille est venu le premier, et il a créé le théâtre. Je ne puis souscrire à cela. Corneille avoit de grands modèles parmi les anciens; Racine ne l'a point suivi: personne n'a pris une route, je ne dis pas plus différente, mais plus opposée; personne n'est plus original à meilleur titre. Si Corneille a droit de prétendre à la gloire des inventeurs, on ne peut l'ôter à Racine. Mais si l'un et l'autre ont eu des maitres, lequel a choisi les meilleurs et les a le mieux imités?

On reproche à Racine de n'avoir pas donné à ses héros le caractère de leur siècle et de leur nation; mais les grands hommes sont de tous les âges et de tous les pays. On rendroit le vicomte de Turenne et le cardinal de Richelieu méconnoissables en leur donnant le caractère de leur siècle. Les ames véritablement grandes ne sont telles que parcequ'elles se trouvent en quelque manière supérieures à l'éducation et aux coutumes. Je sais qu'elles retiennent toujours quelque chose de l'un et de l'autre ; mais le poëte peut négliger ces bagatelles, qui ne touchent pas plus au fond du caractère que la coiffure et l'habit du comédien, pour ne s'attacher qu'à peindre vivement les traits d'une nature forte et éclairée, et ce génie élevé qui appartient également à tous les peuples. Je ne vois point d'ailleurs que Racine ait manqué à ces prétendues bienséances du théâtre. Ne par

lons pas des tragédies foibles de ce grand poëte, | sont moins agréables à tire, mais plus intéresAlexandre, la Thébaïde, Bérénice, Esther, dans santes quelquefois dans la représentation, soit lesquelles on pourroit citer encore de grandes par le choc des caractères, soit par l'art des sibeautés. Ce n'est point par les essais d'un au- tuations, soit par la grandeur des intérêts. teur, et par le plus petit nombre de ses ouvra- Moins intelligent que Racine, il concevoit peutges, qu'on doit en juger; mais par le plus grand être moins profondément, mais plus fortement nombre de ses ouvrages, et par ses chefs-d'œeu- ses sujets. Il n'étoit ni si grand poëte, ni si élovre. Qu'on observe cette règle avec Racine, et quent; mais il s'exprimoit quelquefois avec une qu'on examine ensuite ses écrits. Dira-t-on grande énergie. Personne n'a des traits plus qu'Acomat, Roxane, Joad, Athalie, Mithri- élevés et plus hardis; personne n'a laissé l'idée date, Néron, Agrippine, Burrhus, Narcisse, d'un dialogue si serré et si véhément ; personne Clytemnestre, Agamemnon, etc., n'aient pas n'a peint avec le même bonheur l'inflexibilité et le caractère de leur siècle, et celui que les his- la force d'esprit qui naissent de la vertu. De ces toriens leur ont donné? Parceque Bajazet et disputes mêmes que je lui reproche, sortent quelXipharès ressemblent à Britannicus, parcequ'ils quefois des éclairs qui laissent l'esprit étonné, ont un caractère foible pour le théâtre, quoique et des combats qui véritablement élèvent l'ame; naturel, sera-t-on fondé à prétendre que Racine et enfin, quoiqu'il lui arrive continuellement de n'ait pas su caractériser les hommes, lui dont le s'écarter de la nature, on est obligé d'avouer talent éminent étoit de les peindre avec vérité qu'il la peint naïvement et bien fortement dans et avec noblesse? quelques endroits; et c'est uniquement dans ces morceaux naturels qu'il est admirable. Voilà ce qu'il me semble qu'on peut dire sans partialité de ses talents. Mais lorsqu'on a rendu justice à son génie, qui a surmonté si souvent le goût barbare de son siècle, on ne peut s'empêcher de rejeter, dans ses ouvrages, ce qu'ils retiennent de ce mauvais goût, et ce qui serviroit à le perpétuer dans les admirateurs trop passionnés de ce grand maître.

Bajazet, Xipharès, Britannicus, caractères si critiqués, ont la douceur et la délicatesse de nos mœurs, qualités qui ont pu se rencontrer chez d'autres hommes, et n'en ont pas le ridicule, comme on l'insinue. Mais je veux qu'ils soient plus foibles qu'ils ne me paroissent: quelle tragédie a-t-on vue où tous les personnages fussent de la même force? Cela ne se peut : Mathan et Abner sont peu considérables dans Athalie, et cela n'est pas un défaut, mais privation d'une beauté plus achevée. Que voit-on d'ailleurs de plus sublime que toute cette tragédie? Que reprocher donc à Racine? d'avoir mis quelquefois dans ses ouvrages un amour foible, tel peut-être qu'il est déplacé au théâtre. Je l'ayoue; mais ceux qui se fondent là-dessus pour bannir de la scène une passion si générale et si violente passent, ce me semble, dans un autre

excès.

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Les gens du métier sont plus indulgents que les autres à ces défauts, parcequ'ils ne regardent qu'aux traits originaux de leurs modèles, et qu'ils connoissent mieux le prix de l'invention et du génie. Mais le reste des hommes juge des ouvrages tels qu'ils sont, sans égard pour le temps et pour les auteurs et je crois qu'il seroit à desirer que les gens de lettres voulussent bien séparer les défauts des plus grands hommes de leurs perfections; car si l'on confond leurs beautés avec leurs fautes par une admiration superstitieuse, il pourra bien arriver que les jeunes gens imiteront les défauts de leurs maîtres, qui sont aisés à imiter, et n'atteindront jamais à leur génie.

Pour moi, quand je fais la critique de tant d'hommes illustres, mon objet est de prendre des idées plus justes de leur caractère.

Je ne crois pas qu'on puisse raisonnablement me reprocher cette hardiesse : la nature a donné

aux grands hommes de faire, et laissé aux au- | la perfection qui leur est propre, et on n'y re

tres de juger.

Si l'on trouve que je relève davantage les défauts des uns que ceux des autres, je déclare que c'est à cause que les uns me sont plus sensibles que les autres, ou pour éviter de répéter des choses qui sont trop connues.

Pour finir, et marquer chacun de ces poëtes par ce qu'ils ont eu de plus propre, je dirai que Corneille a éminemment la force, Boileau la justesse, La Fontaine la naïveté, Chaulieu les grâces et l'ingénieux, Molière les saillies et la vive imitation des mœurs, Racine la dignité et l'éloquence.

Ils n'ont pas ces avantages à l'exclusion les uns des autres; ils les ont seulement dans un degré plus éminent, avec une infinité d'autres perfections que chacun y peut remarquer.

VII.

J.-B. ROUSSEAU.

On ne peut disputerà Rousseau d'avoir connu parfaitement la mécanique des vers1. Égal peutêtre à Despréaux par cet endroit, on pourroit le mettre à côté de ce grand homme, si celui-ci, né à l'aurore du bon goût, n'avoit été le maître de Rousseau, et de tous les poëtes de son siècle. Ces deux excellents écrivains se sont distingués l'um et l'autre par l'art difficile de faire régner dans les vers une extrême simplicité, par le talent d'y conserver le tour et le génie de notre langue, et enfin par cette harmonie continue sans laquelle il n'y a point de véritable poésie.

On leur a reproché, à la vérité, d'avoir manqué de délicatesse et d'expression pour le sentiment. Ce dernier défaut me paroît peu considérable dans Despréaux, parceque s'étant attaché uniquement à peindre la raison, il lui suffisoit de la peindre avec vivacité et avec feu, comme il a fait mais l'expression des passions ne lui étoit pas nécessaire. Son Art poétique, et quelques autres de ses ouvrages, approchent de

On trouve dans toutes les éditions la mécanique des vers.

grette point la langue du sentiment, quoiqu'elle puisse entrer peut-être dans tous les genres et les embellir de ses charmes.

Il n'est pas tout-à-fait si facile de justifier Rousseau à cet égard. L'ode étant, comme il dit lui-même, le véritable champ du pathétique et du sublime, on voudroit toujours trouver dans les siennes ce haut caractère; mais quoiqu'elles soient dessinées avec une grande noblesse, je ne sais si elles sont toutes assez passionnées. J'excepte quelques unes des odes sacrées, dont le fonds appartient à de plus grands maîtres. Quant à celles qu'il a tirées de son propre fonds, il me semble qu'en général les fortes images qui les embellissent ne produisent pas de grands mouvements, et n'excitent ni la pitié, ni l'étonnement, ni la crainte, ni ce sombre saisissement que le vrai sublime fait naître.

La marche impétueuse de l'ode n'est pas celle de l'esprit tranquille: il faut donc qu'elle soit justifiée par un enthousiasme véritable. Lorsqu'un auteur se jette de sang-froid dans ces écarts qui n'appartiennent qu'aux grandes passions, il court risque de marcher seul; car le lecteur se lasse de ces transitions forcées, et de ces fréquentes hardiesses que l'art s'efforce d'imiter du sentiment, et qu'il imite toujours sans succès. Les endroits où le poëte paroît s'égarer devroient être, à ce qu'il me semble, les plus passionnés de son ouvrage; il est même d'autant plus nécessaire de mettre du sentiment dans nos odes, que ces petits poëmes sont ordinairement vides de pensées, et qu'un ouvrage vide de pensées sera toujours foible s'il n'est rempli de passion. Or, je ne crois pas qu'on puisse dire que les odes de Rousseau soient fort passionnées. Il est tombé quelquefois dans le défaut de ces poëtes qui semblent s'être proposé dans leurs écrits, non d'exprimer plus fortement par des images des passions violentes, mais seulement d'assembler des images magnifiques, plus occupés de chercher de grandes figures que de faire naître dans leur ame de grandes pensées. Les défenseurs de Rousseau répondent qu'il a surpassé Horace et Pindare, auteurs illustres dans le même genre, et de

Cette expression n'étant ordinairement employée qu'au figuré, plus rendus respectables par l'estime dont ils

c'est sans doute une faute échappée aux premiers imprimeurs ; fisez donc le mécanisme des vers. B.

sont en possession depuis tant de siècles. Si

seau ait emporté tous les suffrages. On ne juge que par comparaison de toutes choses, et ceux qui font mieux que les autres dans leur genre, passent toujours pour excellents, personne n'osant leur contester d'être dans le bon chemin. Il m'appartient moins qu'à tout autre de dire que Rousseau n'a pu atteindre le but de son art; mais je crains bien que si on n'aspire pas à faire de l'ode une imitation plus fidèle de la nature, ce genre ne demeure enseveli dans une espèce de médiocrité.

cela est ainsi, je ne m'étonne point que Rous- | veux révérer un héros qui, parvenu au faîte des grandeurs humaines, ne dédaignoit pas l'amitié; qui, dans cette haute fortune, respectoit encore le mérite; qui aima mieux s'exposer à mourir que de soupçonner son médecin de quelque crime, et d'affliger, par une défiance qu'on n'auroit pas blâmée, la fidélité d'un sujet qu'il estimoit : le maître le plus libéral qu'il y eut jamais, jusqu'à ne réserver pour lui que l'espérance; plus prompt à réparer ses injustices qu'à les commettre, et plus pénétré de ses fautes que de ses triomphes; né pour conquérir l'univers, parcequ'il étoit digne de lui commander; et en quelque sorte excusable de s'être fait rendre les honneurs divins dans un temps où toute la terre adoroit des dieux moins aimables. Rousseau paroît donc trop injuste, lorsqu'il ose ajouter d'un si grand homme:

S'il m'est permis d'être sincère jusqu'à la fin, j'avouerai que je trouve encore des pensées bien fausses dans les meilleures odes de Rousseau. Cette fameuse Ode à la Fortune, qu'on regarde comme le triomphe de la raison, présente, ce me semble, peu de réflexions qui ne soient plus éblouissantes que solides. Écoutons ce poëte philosophe :

Quoi! Rome et l'Italie en cendre
Me feront honorer Sylla?

Non vraiment, l'Italie en cendre ne peut faire honorer Sylla; mais ce qui doit, je crois, le faire respecter avec justice, c'est ce génie supérieur et puissant qui vainquit le génie de Rome, qui lui fit défier dans sa vieillesse les ressentiments de ce même peuple qu'il avoit soumis, et qui sut toujours subjuguer, par les bienfaits ou par la force, le courage ailleurs indomptable de ses

ennemis.

Voyons ce qui suit :

J'admirerai dans Alexandre
Ce que j'abhorre en Attila 1.

Je ne sais quel étoit le caractère d'Attila; mais je suis forcé d'admirer les rares talents d'Alexandre, et cette hauteur de génie qui, soit dans le gouvernement, soit dans la guerre, soit dans les sciences, soit même dans sa vie privée, l'a toujours fait paroître comme un homme extraordinaire, et qu'un instinct grand et sublime dispensoit des moindres vertus". Je

Il ne s'agit ici ni du génie de Sylla, ni des grandes qualités d'Alexandre, mais des maux que leur ambition et leur exemple ont faits au monde; et le poëte philosophe a pu, sous ce rapport, les comparer avec Attila. B.

Mais à la place de Socrate,

Le fameux vainqueur de l'Euphrate
Sera le dernier des mortels.

Apparemment que Rousseau ne vouloit épargner aucun conquérant; et voici comme il parle encore:

L'inexpérience indocile

Du compagnon de Paul-Émile
Fit tout le succès d'Annibal.

Combien toutes ces réflexions ne sont-elles pas superficielles? Qui ne sait que la science de la guerre consiste à profiter des fautes de son ennemi? Qui ne sait qu'Annibal s'est montré aussi grand dans ses défaites que dans ses victoires?

S'il étoit reçu de tous les poëtes, comme il l'est du reste des hommes, qu'il n'y a rien de beau dans aucun genre que le vrai, et que les fictions mêmes de la poésie n'ont été inventées que pour peindre plus vivement la vérité, que pourroit-on penser des invectives que je viens de rapporter? Seroit-on trop sévère de juger que l'Ode à la Fortune n'est qu'une pompeuse déclamation, et un tissu de lieux communs énergiquement exprimés?

Je ne dirai rien des allégories et de quelques autres ouvrages de Rousseau. Je n'oserois surtout juger d'aucun ouvrage allégorique, parceque c'est un genre que je n'aime pas ; mais je

Pour dispensoit des vertus d'un ordre moins relevé, pa- louerai volontiers ses épigrammes, où l'on

roft amphibologique. S.

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