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de la jeunesse et les dissipations de l'état militaire lui firent bientôt oublier le peu qu'il avoit appris au collége, et il est mort sans être en état de lire Horace et Tacite dans leur langue.

L'espace dans lequel se renferme la vie tout entière de Vauvenargues composeroit à peine la jeunesse d'un homme ordinaire. Il mourut à trentedeux ans; et, dans une vie si courte, très peu d'années semblent avoir été employées à le conduire au genre de célébrité auquel il devoit parvenir.

Il entra au service en 1754; il avoit dix-huit ans, et cette même année il fit la campagne d'Italie, sous-lieutenant au régiment du Roi, infanterie.

Ce n'étoit pas là une école où il pût préparer les matériaux de l'Introduction à la connoissance de l'esprit humain; ce n'étoit pas dans un camp, au milieu des occupations actives de la guerre, qu'un jeune officier de dix-huit ans paroissoit devoir trouver des moyens de former son cœur et son esprit au goût de la méditation et de l'étude; mais la nature, en douant Vauvenargues d'un esprit actif, lui avoit donné en même temps la droiture d'ame qui en di- | rige les mouvements, et le sérieux qui accompagne l'habitude de la réflexion.

Il joignoit à une ame élevée et sensible le sentiment de la gloire et le besoin de s'en rendre digne : ce sont là les traits qui caractérisent essentiellement ses écrits. Il apportoit au service les qualités qui composent le mérite d'un homme d'honneur, plutôt que celles qui servent à le faire remarquer. Sa figure, quoiqu'elle eût de la douceur et ne manquât pas de noblesse, n'avoit rien qui le distinguât avantageusement parmi ses camarades. La foiblesse de son tempérament ne lui avoit pas permis d'acquérir, dans les exercices du corps, cette supériorité d'adresse et de force qui donne à la jeunesse tant de grâce et d'éclat. Enfin une excessive timidité, tourment ordinaire d'une ame jeune, avide d'estime, et que blesse l'apparence seule d'un reproche, voiloit trop souvent les lumières de son esprit, pour ne laisser apercevoir que l'intéressante et douce simplicité de son caractère. C'est près de lui qu'on eût pu concevoir cette pensée qu'il a exprimée depuis avec tant de charme : Les premiers jours du printemps out moins de gráce que la vertu naissante d'un jeune homme. Douce, tempérée, sensible, semblable en tout aux premiers jours du printemps, sa vertu devoit se faire aimer d'abord; mais le temps et les occasions pouvoient seuls en développer les heureux fruits.

sant des productions de leur esprit et des fruits de leurs talents; mais l'écrivain moraliste n'est pas de ce nombre. Il ne suffit pas au précepteur de morale de faire usage de sa raison et de ses lumières, il faut que nous croyions que sa conscience a approuvé les règles qu'il dicte à la nôtre; il faut que le sentiment qu'il veut faire passer dans notre ame paroisse découler de la sienne; et avant d'accorder à ses maximes l'empire qu'elles veulent exercer sur notre conduite, nous aimons à être persuadés que celui qui les enseigne s'est soumis lui-même à ce qu'elles peuvent avoir de rigoureux.

Ce n'est pas seulement une morale pure, un esprit droit, une raison forte et éclairée, qui ont dicté les écrits de Vauvenargues. Le caractère particulier d'élévation qui les distingue ne peut appartenir qu'à une ame d'un ordre supérieur; et la douce indulgence qui s'y mêle aux plus nobles mouvements, ne peut être le simple produit de la réflexion et le résultat des combinaisons de l'esprit ; ce doit être encore l'épanchement du plus beau naturel, que la raison a pu perfectionner, mais qu'elle n'auroit pu suppléer.

Vauvenargues, en s'élevant de bonne heure, plutôt par la supériorité de son ame que par la gravité de ses pensées, au-dessus des frivoles occupations de son âge, n'avoit point contracté, dans l'habitude des idées sérieuses, cette austérité qui accompagne d'ordinaire les vertus de la jeunesse : car les vertus de la jeunesse sont plus communément le fruit de l'éducation que de l'expérience; et l'éducation apprend bien aux jeunes gens combien la vertu est nécessaire, mais l'expérience seule peut leur apprendre combien elle est difficile.

Vauvenargues, jeté dans le monde dès les premières années qui suivent l'enfance, apprit à le connoître avant de penser à le juger; il vit les foiblesses des hommes avant d'avoir réfléchi sur leurs devoirs; et la vertu, en entrant dans son cœur, y trouva toutes les dispositions à l'indulgence.

La douceur et la sûreté de son commerce lui avoient concilié l'estime et l'affection de ses camarades, pour la plupart, sans doute, moins sages et moins sérieux que lui; mais, dit Marmontel, qui en avoit connu plusieurs, « Ceux qui étoient capables << d'apprécier un si rare mérite, avoient conçu pour « lui une si tendre vénération, que je lui ai en<«< tendu donner par quelques-uns le nom respec<< table de père. » Ce nom respectable n'étoit peutêtre pas donné bien sérieusement par de jeunes

Il est des écrivains dont on peut aisément con- militaires à un camarade de leur age; mais le ton sentir à ignorer la vie et le caractère, tout en jouis-même du badinage, en se mêlant à la justice qu'ils

Max. 410.

se plaisoient à lui rendre, prouveroit encore à quel point Vauvenargues avoit su se faire pardonner cette

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supériorité de raison qu'il ne pouvoit dissimuler, mais | que sa modeste douceur ne permettoit aux autres ni de craindre ni d'envier.

La guerre d'Italie n'avoit pas été longue; mais la paix qui la suivit ne fut pas non plus de longue durée. Une nouvelle guerre vint troubler la France en 1744. Le régiment du Roi fit partie de l'armée qu'on envoya en Allemagne, et qui pénétra jusqu'en Bohême. On se rappelle tout ce que les troupes françoises eurent à souffrir dans cette honorable et pénible campagne, et surtout dans la fameuse retraite de Prague', qui s'exécuta au mois de décembre 1742. Le froid fut excessif. Vauvenargues, naturellement foible, en souffrit plus que les autres. Il rentra en France au commencement de 1743, avec une santé détruite; sa fortune, peu considérable, avoit été épuisée par les dépenses de la guerre. Neuf années de service ne lui avoient procuré que le grade de capitaine, et ne lui donnoient aucun espoir d'a

vancement.

Il se détermina à quitter un état, honorable sans doute pour tous ceux qui s'y livrent, mais où il est difficile de se faire honorer plus que des milliers d'autres, lorsque la faveur ou les circonstances ne font pas sortir un militaire de la foule pour l'élever à quelque commandement.

Vauvenargues avoit étudié l'histoire et le droit public; l'habitude et le goût du travail, et aussi ce sentiment de ses forces que la modestie la plus vraie n'éteint pas dans un esprit supérieur, lui firent croire qu'il pourroit se distinguer dans la carrière des négociations. Il desira d'y entrer, et fit part de son desir à M. de Biron, son colonel, qui, loin de lui promettre son appui, ne lui laissa entrevoir que la difficulté de réussir dans un tel projet. Tout ce qui sort de la route ordinaire des usages effraie ou choque ceux qui, favorisés par ces usages mêmes, n'ont jamais eu besoin de les braver; et voilà pourquoi les gens de la cour observent d'ordinaire, à l'égard des gens en place, une beaucoup plus grande circonspection que ceux qui, placés dans les rangs inférieurs, ont beaucoup moins à perdre, et par cela même peuvent risquer davantage.

Vauvenargues, malheureux par sa santé, par sa fortune, et surtout par son inaction, sentoit qu'il ne pouvoit sortir de cette situation pénible que par une résolution extraordinaire. Les caractères timides en société sont souvent ceux qui prennent le plus vo

La guerre dite de la Succession, après la mort de l'empereur Charles VI, arrivée le 20 octobre 1740. B.

Cette célèbre retraite s'exécuta sous la conduite du maréchal de Belle-Ile, qui sortit de Prague dans la nuit du 16 au 17 décembre 1742, et se rendit à Egra le 26. Le maréchal de Saxe avoit tenu la même conduite l'année précédente. B.

lontiers des partis 'extrêmes dans les affaires embarrassantes; privés des ressources habituelles que donne l'assurance, ils cherchent à y suppléer par l'élan momentané du courage; ils aiment mieux risquer une fois une démarche hasardée, que d'avoir tous les jours quelque chose à oser.

Vauvenargues, étranger à la cour, inconnu du ministre dont il auroit pu solliciter la faveur, privé du secours du chef qui auroit pu appuyer sa demande, prit le parti de s'adresser directement au roi, pour lui témoigner le desir de le servir dans les négociations. Dans sa lettre, il rappeloit à sa majesté que les hommes qui avoient eu le plus de succès dans cette carrière étoient ceux-là même que la fortune en avoit le plus éloignės. Qui doit en effet, ajoutoit-il, servir votre majesté avec plus de zèle qu'un gentilhomme qui, n'étant pas né à la cour, n'a rien à espérer que de son maître et de ses services?

Vauvenargues avoit écrit en même temps à M. Amelot, ministre des affaires étrangères. Ses deux lettres, comme on le conçoit aisément, restèrent sans réponse. Louis XV n'étoit pas dans l'usage d'accorder des places sans la médiation de son ministre, et le ministre connoissoit trop bien les droits de sa place pour favoriser une démarche où l'on croyoit pouvoir se passer de son autorité.

Vauvenargues, ayant donné, en 4744, la démission de son emploi dans le régiment du Roi, écrivit à M. Amelot une lettre que nous croyons devoir transcrire ici.

« MONSEIGNEUR,

« Je suis sensiblement touché que la lettre que « j'ai eu l'honneur de vous écrire, et celle que j'ai « pris la liberté de vous adresser pour le roi, n'aient « pu attirer votre attention. Il n'est pas surprenant, << peut-être, qu'un ministre si occupé ne trouve pas << le temps d'examiner de pareilles lettres; mais, « monseigneur, me permettrez-vous de vous dire « que c'est cette impossibilité morale où se trouve <«< un gentilhomme qui n'a que du zèle de parvenir « jusqu'à son maître, qui fait le découragement que « l'on remarque dans la noblesse des provinces, et « qui éteint toute émulation. J'ai passé, monsei<< gneur, toute ma jeunesse loin des distractions du « monde, pour tâcher de me rendre capable des « emplois où j'ai cru que mon caractère m'appeloit; « et j'osois penser qu'une volonté si laborieuse me « mettroit du moins au niveau de ceux qui atten<< dent toute leur fortune de leurs intrigues et de << leurs plaisirs. Je suis pénétré, monseigneur, qu'une « confiance que j'avois principalement fondée sur

« l'amour de mon devoir, se trouve entièrement | ractère d'originalité et de vérité qui les distingue.

« déçue. Ma santé ne me permettant plus de conti-
<< nuer mes services à la guerre, je viens d'écrire à
« M. le duc de Biron pour le prier de nommer à
<< mon emploi. Je n'ai pu, dans une situation si |
<«< malheureuse, me refuser à vous faire connoître
« mon désespoir. Pardonnez-moi, monseigneur, s'il
<< me dicte quelque expression qui ne soit pas assez
<< mesurée.

« Je suis, etc.

Cette lettre, que personne peut-être n'eût voulu se charger de présenter au ministre, valut à Vauvenargues une réponse favorable, avec la promesse d'être employé lorsque l'occasion s'en présenteroit. Mais un triste incident vint tromper ses espérances. Il étoit retourné au sein de sa famille pour se livrer en paix aux études qu'exigeoit la carrière où il se croyoit près d'entrer, lorsqu'il fut atteint d'une petite vérole de l'espèce la plus maligne, qui défigura ses traits et le laissa dans un état d'infirmité continuelle et sans remède. Ainsi ce jeune homme, plein d'énergie dans le caractère, d'activité dans l'esprit, de générosité dans les sentiments, se vit condamné à perdre dans l'obscurité tant de dons précieux, en attendant qu'une mort douloureuse vînt terminer, à la fleur de son âge, une vie où n'avoit jamais brillé un instant de bonheur.

Ce fut alors que, conservant pour toute ressource cette même philosophie qui l'avoit dirigé toute sa vie dans la pratique des vertus, il ne trouva de consolation que dans l'étude et l'amour des lettres, qui, dans tous les temps, l'avoient soutenu contre toutes les contrariétés qu'il avoit éprouvées. Il s'occupa à revoir et à mettre en ordre les réflexions et les petits écrits qu'il avoit jetés sur le papier dans les loisirs d'une vie si agitée; il publia, en 1746, son Introduction à la connoissance de l'esprit humain; ouvrage qui étonna ceux qui étoient en état de l'apprécier, et qui doit faire regretter ce qu'on auroit pu attendre de l'auteur, si une mort prématurée ne l'avoit pas enlevé à la gloire que son génie sembloit lui promettre.

J'ai dit que Vauvenargues avoit eu une éducation fort négligée. Privé des secours qu'il auroit pu trouver dans l'étude des grands écrivains de l'antiquité, toute sa littérature se bornoit à la connoissance des bons auteurs françois. Mais la nature lui avoit donné un esprit pénétrant, un sens droit, une ame élevée et sensible. Ces qualités sont bien supérieures aux connoissances pour former le goût; et peut-être inême le défaut d'instruction, en laissant à son excellent esprit plus de liberté dans ses développements, a-t-il contribué à donner à ses écrits ce ca

L'étude des grands modèles de l'antiquité est d'une ressource infinie pour les hommes qui cultivent la littérature : elle sert à étendre l'esprit, à diriger le goût, à féconder le talent; mais elle n'est pas aussi nécessaire à celui qui se livre à l'étude de la morale et de la philosophie; il a plus besoin d'étudier le monde que les livres, et de chercher la vérité dans ses propres observations que dans celles des autres.

Un esprit droit et vigoureux, réduit à ses seules forces, est obligé de se rendre raison de tout à lui"même, parcequ'on ne lui a rendu raison de rien; il trouve en lui ce qu'il n'auroit point trouvé au dehors, et va plus loin qu'on ne l'auroit conduit. S'il se soustrait par ignorance aux autorités qui auroient pu éclairer son jugement, il échappe également aux autorités usurpées qui auroient pu l'égarer. Rien ne le gêne dans la route de la vérité; et s'il arrive jusqu'à elle, c'est par des sentiers qu'il s'est tracés luimême : il n'a marché sur les pas de personne.

Ces réflexions pourroient s'appuyer de beaucoup d'exemples. Aristote et Platon n'avoient pas eu plus de modèle qu'Homère. Virgile auroit été peut-être plus grand poète s'il n'avoit pas eu sans cesse Homère devant les yeux; car il n'est véritablement grand que par le charme du style, où il ne ressemble point à Homère.

trouva

Corneille créa la tragédie françoise avant d'avoir cherché dans Aristote les règles de l'art dramatique. Pascal avoit peu lu, ainsi que Mallebranche; tous les deux méprisoient l'érudition. Buffon, occupé de ses plaisirs jusqu'à l'âge de trente-cinq ans, dans la force naturelle de son esprit le secret de ce style brillant et pittoresque dont il a embelli les tableaux de la nature. L'ignorance qui tue d'inanition les esprits foibles, devient pour les esprits supérieurs un stimulant qui les contraint à employer toutes leurs forces.

On doit croire cependant que si Vauvenargues avoit poussé plus loin sa carrière, il auroit senti la nécessité d'une instruction plus étendue pour agrandir la sphère de ses idées. Il auroit voulu porter sa vue sur un plus grand horizon, il n'en eût que mieux jugé des objets après s'être habitué à ne voir que par lui-même.

Une partie de nos erreurs vient sans doute du dé faut de lumières; une plus grande partie vient des fausses lumières qu'on nous présente. Celui qui se borne aux erreurs de son propre esprit, s'épargne au moins la moitié de celles qui pourroient l'égarer. Les sots, dit Vauvenargues, n'ont pas d'erreurs en leur propre et privé nom. Vauvenargues, lui-même, n'en est pas exempt sans doute; mais ses erreurs sont bien à lui: celles qu'on peut lui reprocher tien

nent, comme celles de tous les bons esprits, à une | plus éclairés, et a servi comme de signal à la justice vue incomplète de l'objet et à la précipitation du ju- universelle qu'on a rendue dès-lors à l'auteur de gement. Il ne doit aussi qu'à lui un grand nombre Phèdre et d'Athalie. On peut dire que ce sont Volde vérités qu'il a puisées dans une ame supérieure taire et Vauvenargues qui ont fixé les premiers le aux illusions de la vanité comme aux subterfuges rang que ce grand poëte a pris dans l'opinion, et des foiblesses, et dans un esprit indépendant des qu'il conservera sans doute dans la postérité. préjugés établis par la mode, ainsi que des opinions accréditées par des noms imposants.

En 1743, peu de temps après son retour de Bohême, Vauvenargues entra en correspondance avec Voltaire, qui étoit alors dans tout l'éclat de sa renommée, disputant la gloire à la jalousie et à la malignité, éclipsant ses rivaux par la supériorité et la variété de ses talents, et conquérant l'empire litté raire à force de victoires.

Tous ceux qui aimoient et cultivoient les lettres, les jeunes gens sur-tout, le regardoient comme l'arbitre du goût et le dispensateur de la réputation; ils ambitionnoient son suffrage, lui adressoient leurs écrits, et regardoient une réponse de lui comme un encouragement, et un éloge, qui n'étoit d'ordinaire qu'un compliment, comme un brevet d'honneur. On ignore d'ailleurs les circonstances qui occasionèrent le commerce de lettres qui s'établit entre Voltaire et Vauvenargues avant qu'ils se fussent

rencontrés.

Quant à Corneille, Vauvenargues ne put jamais se résoudre à rendre à ce puissant génie la justice qu'il méritoit; mais le jugement qu'il en portoit tenoit plus à son caractère qu'à son goût. Moins touché de la peinture des vertus sévères et des sentiments exaltés, peu conformes à la douceur de son ame, que choqué du faste qui s'y mêle quelquefois et qui blessoit la simplicité et la modestie de son caractère, il ne pouvoit pas s'élever à cette admiration passionnée qui transporte les ames capables de s'en pénétrer, et leur donne souvent des émotions plus délicieuses que la peinture des affections plus douces et plus tendres. Les raisonnements de Voltaire ne purent entièrement changer ses idées à cet égard. Trop modeste pour ne pas céder quelquefois au jugement d'un homme dont le goût naturellement exquis étoit encore perfectionné par des études approfondies de l'art, il avoit en même temps l'esprit trop indépendant pour admirer sur parole des beautés dont il n'avoit pas le sentiment.

Ses fragments sur Bossuet et Fénelon sont remar

La comparaison du mérite de Corneille et de Racine forme le sujet de la première lettre de Vauve-quables, non-seulement par la justesse avec laquelle nargues à Voltaire. Celui-ci, toujours flatté des hommages que lui attiroit sa célébrité, négligeoit rarement de les payer par des témoignages d'estime et de bienveillance. Mais il ne se contenta pas de répondre à la confiance de Vauvenargues par des phrases obligeantes; il se plut à y joindre des conseils utiles, en modérant l'excès du zèle qui portoit ce jeune militaire à rabaisser Corneille pour élever Racine et le venger des préventions injustes de quelques vieux partisans du père du théâtre. Il est assez curieux de voir, dans cette correspondance, Voltaire, admirateur non moins passionné de Racine que Vauvenargues, défendre en même temps, contre des critiques fausses ou exagérées, le génie de ce même Corneille, dont on l'a depuis accusé, avec si peu de raison, d'être le détracteur jaloux et le censeur injuste.

On voit que Vauvenargues, éclairé par le goût de Voltaire, rectifia ses premières idées sur Corneille. Les opinions qu'il avoit exposées dans sa première lettre se retrouvent avec quelques adoucissements dans le chapitre de ses OEuvres, intitulé Corneille et Racine. L'analyse qu'il y fait du caractère propre des tragédies de Racine et de l'inimitable perfection de son style a été le type des jugements qu'en ont portés depuis les critiques les

il a saisi le caractère propre de leur talent, mais encore par l'art avec lequel il a su prendre le style de l'un et de l'autre, en parlant de chacun d'eux. Ne croit-on pas lire une page de Télémaque, en lisant cette apostrophe à Fénelon : « Né pour cultiver la << sagesse et l'humanité dans les rois, ta voix ingé«nue fit retentir au pied du trône les calamités du << genre humain foulé par les tyrans, et défendit << contre les artifices de la flatterie la cause aban« donnée des peuples. Quelle bonté de cœur ! quelle « sincérité se remarque dans tes écrits! quel éclat << de paroles et d'images! Qui sema jamais tant de << fleurs dans un style si naturel, si mélodieux et si « tendre ? Qui orna jamais la raison d'une si tou<< chante parure? Ah! que de trésors d'abondance << dans ta riche simplicité! »

Vauvenargues, dans ces fragments, défend Fénelon contre Voltaire, qui admiroit médiocrement sa belle prose, encore qu'un peu traînante; comme il défendit contre lui La Fontaine et Pascal. Voltaire étoit moins touché d'une tournure naïve que d'une pensée brillante, et il auroit mieux aimé qu'un homme aussi dévot que Pascal ne fût pas un homme de génie. Malgré l'admiration et l'attachement qu'il avoit voués à Voltaire, Vauvenargues ne craignoit pas de le contredire, et dans le brillant portrait qu'il

fait de ses talents et de ses ouvrages, il ne dissimule | dans le but de leurs méditations et dans le résultat pas les défauts qu'il y remarque.

Boileau et La Bruyère sont appréciés par Vauvenargues avec autant de finesse que de goût; mais il n'a pas senti également le mérite de Molière, et l'on ne doit pas s'en étonner. Indulgent et sérieux, il étoit peu frappé du ridicule, et il avoit trop réfléchi sur les foiblesses humaines, pour qu'elles pussent lui causer beaucoup de surprise. Les caractères qu'il a essayé de tracer dans le genre de La Bruyère, sont saisis avec finesse, dessinés avec vérité, mais non avec l'énergie et la vivacité de couleurs qu'on admire dans son modèle. On voit qu'en observant les caractères, les passions, les ridicules des hommes, il apercevoit moins l'effet qui en résulte pour la société, que la combinaison des causes qui les produisent; accoutumé à rechercher les rapports qui les expliquent, plutôt que les contrastes qui les font res→ sortir, il étoit trop occupé de ce qui les rend naturels pour être ému de ce qui les rend plaisants. Pascal, celui de nos moralistes qui a le plus profondément pénétré dans les misères des hommes, n'a ni ri, ni fait rire à leurs dépens. C'est une étude sérieuse que celle de l'homme considéré en lui-même. Les foiblesses, qui dans certaines circonstances peuvent le rendre ridicule, méritent bien aussi d'être observées avec attention : les effets les plus graves peuvent en résulter.

<< Ne vous étonnez pas, dit Pascal, si cet homme <«< ne raisonne pas bien à présent; une mouche « bourdonne à son oreille, et c'est assez pour le << rendre incapable de bon conseil. Si vous voulez « qu'il puisse trouver la vérité, chassez cet animal <«< qui tient sa raison en échec, et trouble cette puis<< sante intelligence qui gouverne les cités et les << royaumes. >>

La plupart de nos écrivains moralistes n'ont examiné l'homme que sous une certaine face. La Rochefoucauld, en démêlant jusque dans les replis les plus cachés du cœur humain les ruses de l'intérêt personnel, a voulu sur-tout les mettre en contraste avec les motifs imposants sous lesquels elles se déguisent. La Bruyère, avec des vues moins approfondies peut-être, mais plus étendues et plus précises, a peint de l'homme, a dit un excellent observateur', l'effet qu'il produit dans le monde: Montaigne, les impressions qu'il en reçoit, et Vauvenargues les dispositions qu'il y porte'; et c'est en cela que Vauvenargues se rapproche sur-tout de Pascal. Mais la différence du caractère et de la destination de ces deux profonds écrivains en a mis une bien grande

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de leurs maximes. Pascal, voué à la solitude, a examiné les hommes sans chercher à en tirer parti, et comme des instruments qui ne sont plus à son usage; il a pénétré, aussi avant peut-être qu'on puisse le faire, dans la profondeur des foiblesses et des misères humaines; mais il en a cherché le principe dans les dogmes de la religion, non dans la nature de l'homme; et ne considérant leur existence ici-bas que comme un passage d'un instant à une existence éternelle de bonheur ou de malheur, il n'a travaillé qu'à nous détacher de nous-mêmes par le spectacle de nos infirmités, pour tourner toutes nos pensées et tous nos sentiments vers cette vie éternelle, seule digne de nous occuper. Vauvenargues, au contraire, a eu pour but de nous élever au-dessus des foiblesses de notre nature par des considérations tirées de notre nature même et de nos rapports avec nos semblables. Destiné à vivre dans le monde, ses réflexions ont pour objet d'enseigner à connoître les hommes pour en tirer le meilleur parti dans la société. Il leur montre leurs foiblesses pour leur apprendre à excuser celle des autres. « Je crois, a dit « Voltaire, que les pensées de ce jeune militaire << seroient aussi utiles à un homme du monde fait « pour la société, que celles du héros de Port-Royal << pouvoient l'être à un solitaire qui ne cherche que << de nouvelles raisons pour hair et mépriser le genre << humain. >>

Vraisemblablement un peu d'humeur contre Pascal s'est mêlée à son amitié pour Vauvenargues, quand il a écrit ce jugement, peut-être exagéré, mais non dépourvu de vérité sous certains rapports. Pascal semble un être d'une autre nature, qui observe les hommes du haut de son génie, et les considère d'une manière générale qui apprend plus à les connoître qu'à les conduire. Vauvenargues, plus près d'eux par ses sentiments, en les instruisant par des maximes, cherche à les diriger par des applications particulières. Pascal éclaire la route, Vauvenargues indique le sentier qu'il faut suivre; les maximes de Pascal sont plus en observations, celles de Vauvenargues plus en préceptes.

« C'est une erreur dans les grands, dit-il, de «< croire qu'ils peuvent prodiguer sans conséquence « leurs paroles et leurs promesses. Les hommes « souffrent avec peine qu'on leur ôte ce qu'ils se « sont en quelque sorte approprié par l'espérance. » « Le fruit du travail est le plus doux plaisir. »> << Il faut permettre aux hommes d'être un peu in<«< conséquents, afin qu'ils puissent retourner à la « raison quand ils l'ont quittée, et à la vertu quand « ils l'ont trahie. »

« La plus fausse de toutes les philosophies est celle

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