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conduisoit la plume des historiens; ses préceptes | l'intrigue et les vils moyens qu'il faudroit em

étoient gravés sur les Hermès, prêchés publiquement par les poëtes dans les choeurs de leurs tragédies, et souvent vengés par les satires politiques de la comédie de ce temps. Mais, excepté le petit nombre d'écrits pythagoriciens dont je viens de parler, et de quelques paraboles qui nous ont été conservées par des auteurs postérieurs, nous ne voyons paroître dans cette période aucun ouvrage qui traite expressément de la morale. Les esprits actifs se livroient à la carrière politique où les appeloit la forme démocratique des gouvernements sous lesquels ils vivoient, ou aux arts qui promettoient aussi des récompenses publiques. Les esprits spéculatifs s'occupoient des sciences physiques, premier objet des besoins et de la curiosité de l'homme.

La morale faisoit, à la vérité, une partie essentielle de l'éducation qu'on donnoit à la jeunesse; mais dans les écoles, l'étude de cette science étoit presque entièrement subordonnée à celle de l'éloquence; et cette circonstance contribua beaucoup à en corrompre les principes. On n'y cherchoit ordinairement que ce qui pouvoit servir à émouvoir les passions et à faire obtenir les suffrages d'une assemblée tumultueuse. Cette perversité fut même érigée en science par ces vains et subtils déclamateurs appelés sophistes.

En même temps les guerres extérieures et civiles, l'inégalité des fortunes, la tyrannie exercée par les républiques puissantes sur les républiques foibles, et, dans l'intérieur des états, la facilité d'abuser d'un pouvoir populaire et mal déterminé, corrompoient sensiblement les mœurs ; et les républiques se ressentirent bientôt, par l'altération des anciennes institutions, du changement qui s'étoit opéré dans les esprits. Mais, à côté des vices et de la corruption, les lumières que donne l'expérience, et l'indignation même qu'inspire le crime, forment souvent des hommes que leurs vertus élèvent non seulement au-dessus de leur siècle, mais encore au-dessus de la vertu moins éclairée des siècles qui les ont précédés. Cependant la carrière politique est alors fermée à de tels hommes par la distance même où ils se trouvent du vulgaire, et par la répugnance que leur inspirent

ployer pour s'élever aux places et pour s'y maintenir. S'ils sont portés, par cet instinct sublime qui attache notre bonheur à celui de nos semblables, vers une activité généreuse, ils ne peuvent s'y livrer qu'en signalant les méchants, en distinguant ce qui reste de citoyens vertueux, en s'entourant de l'espoir de la génération future, et en combattant ses corrupteurs.

Tels furent la situation et les sentiments de Socrate, lorsqu'il résolut de faire descendre, selon le beau mot de Cicéron, la philosophie du ciel sur la terre, et qu'il s'érigea, pour ainsi dire, en censeur public de ses concitoyens, asservis à-la-fois par la mollesse et par la tyrannie. Il combattit les pervers par les armes du ridicule, et s'attacha les vertueux en enflammant dans leur sein le sentiment de la moralité. Mais il chercha vainement à ramener sa patrie à un ordre de choses dont les bases avoient été détruites, et il perit victime de sa noble entreprise.

Bientôt Philippe et Alexandre reléguèrent presque entièrement dans les écoles et dans les livres les sentiments qui autrefois avoient formé des citoyens et des héros. Le philosophe qui vouloit suivre les traces de Socrate étoit condamné au rôle de Diogène; Platon et Aristote enseignèrent dans l'intérieur de l'Académie et du Lycée; Zénon trouva peu de disciples parmi ses contemporains; et la morale d'Épicure, fondée sur la seule sensibilité physique, fut le résultat naturel de cette révolution, et l'expression fidèle de l'esprit du siècle qui la suivit.

Le temps des vertus privées et celui des observations fines et délicates, des systèmes et des fictions morales, avoient succédé aux siècles des vertus publiques, des grands hommes et des actions sublimes.

Les différents degrés du passage à ce nouvel ordre de choses sont marqués par les aimables ouvrages de Xénophon, qui écrivit comme Socrate avoit parlé; par les dialogues spirituels de Platon, qui plaça les beautés morales dans des espaces imaginaires et dans des pays fictifs; par la doctrine lumineuse d'Aristote, entre les mains duquel la morale devint une science d'observation; et par les élégantes satires de Théophraste, dont l'entreprise a pu être renouvelée du temps de Louis XIV.

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Car, sans m'étendre sur la différence des esprits Enfin quelle apparence de pouvoir remplir tous des hommes, aussi prodigieuse en eux que celle de les goûts si différents des hommes par un seul ouleurs visages, qui fait goûter aux uns les fautes de vrage de morale ? les uns cherchent des définitions, spéculation, et aux autres celles de pratique; qui des divisions, des tables, et de la méthode : ils veulent fait que quelques uns cherchent dans les livres à qu'on leur explique ce que c'est que la vertu en gé exercer leur imagination, quelques autres à former néral, et cette vertu en particulier; quelle différence leur jugement; qu'entre ceux qui lisent, ceux-ci se trouve entre la valeur, la force, et la magnaniaiment à être forcés par la démonstration, et ceux-mité; les vices extrêmes par le défaut ou par l'excès là veulent entendre délicatement, ou former des rai- entre lesquels chaque vertu se trouve placée, et dusonnements et des conjectures; je me renferme seu-quel de ces deux extrêmes elle emprunte davantage : lement dans cette science qui décrit les mœurs, qui examine les hommes, et qui développe leurs caractères; et j'ose dire que sur les ouvrages qui traitent des choses qui les touchent de si près, et où il ne s'agit que d'eux-mêmes, ils sont encore extrêmement difficiles à contenter.

Quelques savants ne goûtent que les apophthegmes des anciens, et les exemples tirés des Romains, des Grecs, des Perses, des Egyptiens; l'histoire du monde présent leur est insipide: ils ne sont point touchés des hommes qui les environnent et avec qui ils vivent, et ne font nulle attention à leurs mœurs. Les femmes, au contraire, les gens de la cour, et tous ceux qui n'ont que beaucoup d'esprit sans érudition, indifférents pour toutes les choses qui les ont précédés, sont avides de celles qui se passent à leurs yeux, et qui sont comme sous leur main: ils les examinent, ils les discernent; ils ne perdent pas de vue les personnes qui les entourent, si charmés des descriptions et des peintures que l'on fait de leurs contemporains, de leurs concitoyens, de ceux enfin qui leur ressemblent, et à qui ils ne croient pas ressembler, que jusque dans la chaire on se croit obligé souvent de suspendre l'Evangile pour les prendre par leur foible, et les ramener à leurs devoirs par des choses qui soient de leur goût et de leur portée.

La cour, ou ne connoit pas la ville, ou, par le mépris qu'elle a pour elle, néglige d'en relever le ridicule, et n'est point frappée des images qu'il peut fournir; et si, au contraire, l'on peint la cour, comme c'est toujours avec les ménagements qui lui sont dus, la ville ne tire pas de cette ébauche de

toute autre doctrine ne leur plaît pas. Les autres, contents que l'on réduise les mœurs aux passions, et que l'on explique celles-ci par le mouvement du sang, par celui des fibres et des artères, quittent un auteur de tout le reste.

Il s'en trouve d'un troisième ordre, qui, persuadés que toute doëtrine des mœurs doit tendre à les réformer, à discerner les bonnes d'avec les mauvaises, et à démêler dans les hommes ce qu'il y a de vain, de foible et de ridicule, d'avec ce qu'ils peuvent avoir de bon, de saint et de louable, se plaisent infiniment dans la lecture des livres qui, supposant les principes physiques et moraux rebattus par les anciens et les modernes, se jettent d'abord dans leur application aux mœurs du temps, corrigent les hommes les uns par les autres, par ces images de choses qui leur sont si familières, et dont néanmoins ils ne s'avisoient pas de tirer leur instruction.

Tel est le traité des Caractères des mœurs que nous a laissé Theophraste: il l'a puisé dans les Ethiques et dans les grandes morales d'Aristote, dont il fut le disciple. Les excellentes définitions que l'on lit au commencement de chaque chapitre sont établies sur les idées et sur les principes de ce grand philosophe, et le fond des caractères qui y sont décrits est pris de la même source. Il est vrai qu'il se les rend propres par l'étendue qu'il leur donne, et par la satire ingénieuse qu'il en tire contre les vices des Grecs, et sur-tout des Athéniens (4).

Ce livre ne peut guère passer que pour le commencement d'un plus long ouvrage que Théophraste avoit entrepris. Le projet de ce philosophe, comme

Aristote disoit de lui et de Callisthène (8), un autre de ses disciples, ce que Platon avoit dit la première fois d'Aristote même et de Xénocrate (9), que Callisthène étoit lent à concevoir et avoit l'esprit tardif, et que Théophraste, au contraire, l'avoit si vif, si perçant, si pénétrant, qu'il comprenoit d'abord d'une chose tout ce qui en pouvoit être connu; que l'un avoit besoin d'éperon pour être excité, et qu'il falloit à l'autre un frein pour le retenir.

vous le remarquerez dans sa préface, étoit de traiter | Tyrtame, en celui d'Euphraste, qui signifië celui de toutes les vertus et de tous les vices. Et comme il qui parle bien; et ce nom ne répondant point assez assure lui-même dans cet endroit qu'il commence un à la haute estime qu'il avoit de la beauté de son gési grand dessein à l'âge de quatre-vingt-dix-neuf ans, nie et de ses expressions, il l'appela Théophraste, il y a apparence qu'une prompte mort l'empêcha de c'est-à-dire un homme dont le langage est divin. le conduire à sa perfection (2). J'avoue que l'opinion Et il semble que Cicéron soit entré dans les senticommune a toujours été qu'il avoit poussé sa vie au- ments de ce philosophe, lorsque, dans le livre qu'il delà de cent ans; et saint Jérôme, dans une lettre intitule Brutus, ou des Orateurs illustres, il parle qu'il écrit à Népotien, assure qu'il est mort à cent ainsi (6) : « Qui est plus fécond et plus abondant sept ans accomplis: de sorte que je ne doute point « que Platon, plus solide et plus ferme qu'Aristote, qu'il n'y ait eu une ancienne erreur, ou dans les << plus agréable et plus doux que Théophraste? » Et chiffres grecs qui ont servi de règle à Diogène Laërce, dans quelques unes de ses épîtres à Atticus, on voit qui ne le fait vivre que quatre-vingt-quinze années, que, parlant du même Théophraste, il l'appelle son ou dans les premiers manuscrits qui ont été faits de ami; que la lecture de ses livres lui étoit familière, cet historien, s'il est vrai d'ailleurs que les quatre- | et qu'il en faisoit ses délices (7). vingt-dix-neuf ans que cet auteur se donne dans cette préface se lisent également dans quatre manuscrits de la Bibliothèque Palatine, où l'on a aussi trouvé les cinq derniers chapitres des Caractères de Théophraste qui manquoient aux anciennes impressions, et où l'on a vu deux titres, l'un du goût qu'on a pour les vicieux, et l'autre, du gain sordide, qui sont seuls et dénués de leurs chapitres (5). Ainsi cet ouvrage n'est peut-être même qu'un simple fragment, mais cependant un reste précieux de l'antiquité, et un monument de la vivacité de l'esprit et du jugement ferme et solide de ce philosophe dans un âge si avancé. En effet, il a toujours été lu comme un chef-d'œuvre dans son genre: il ne se voit rien où le goût attique se fasse mieux remarquer, et où l'élégance grecque éclate davantage on l'a appelé un livre d'or. Les savants, faisant attention à la diversité des mœurs qui y sont traitées, et à la manière naïve dont tous les caractères y sont exprimés, et la comparant d'ailleurs avec celle du poëte Ménandre, disciple de Théophraste, et qui servit ensuite de modèle à Térence, qu'on a dans nos jours si heureusement imité, ne peuvent s'empêcher de reconnoître dans ce petit ouvrage la première source de tout le comique je dis de celui qui est épuré des pointes, des obscénités, des équivoques, qui est pris dans la nature, qui fait rire les sages et les vertueux (4).

Mais peut-être que, pour relever le mérite de ce traité des Caractères, et en inspirer la lecture, il ne sera pas inutile de dire quelque chose de celui de leur auteur. Il étoit d'Erèse, ville de Lesbos, fils d'un foulon il eut pour premier maître dans son pays un certain Leucippe (5), qui étoit de la même ville que lui de là il passa à l'école de Platon, et s'arrêta ensuite à celle d'Aristote, où il se distingua entre tous ses disciples. Ce nouveau maître, charmé de la facilité de son esprit et de la douceur de son élocution, lui changea son nom, qui étoit

Il estimoit en celui-ci, sur toutes choses, un grand caractère de douceur qui régnoit également dans ses mœurs et dans son style (40). L'on raconte que les disciples d'Aristote, voyant leur maître avancé en âge et d'une santé fort affoiblie, le prièrent de leur nommer son successeur; que comme il avoit deux hommes dans son école sur qui seuls ce choix pouvoit tomber, Ménédème (11) le Rhodien et Théophraste d'Erèse, par un esprit de ménagement pour celui qu'il vouloit exclure, il se déclara de cette manière. Il feignit, peu de temps après que ses disciples lui eurent fait cette prière, et en leur présence; que le vin dont il faisoit un usage ordinaire lui étoit nuisible, et il se fit apporter des vins de Rhodes et de Lesbos : il goûta de tous les deux, dit qu'ils ne démentoient point leur terroir, et que chacun dans son genre étoit excellent : que le premier avoit de la force, mais que celui de Lesbos avoit plus de douceur, et qu'il lui donnoit la préférence. Quoi qu'il en soit de ce fait, qu'on lit dans Aulu-Gelle, il est certain que lorsque Aristote, accusé par Eurymédon, prêtre de Cérès, d'avoir mal parlé des dieux, craignant le destin de Socrate, voulut sortir d'Athènes et se retirer à Chalcis, ville d'Eubée, il abandonna son école au Lesbien, lui confia ses écrits, à condition de les tenir secrets; et c'est par Théophraste que sont venus jusqu'à nous les ouvrages de ce grand homme (12).

Son nom devint si célèbre par toute la Grèce, que, successeur d'Aristote, il put compter bientôt dans

l'école qu'il lui avoit laissée jusqu'à deux mille disciples. Il excita l'envie de Sophocle (45), fils d'Amphiclide, et qui pour lors étoit préteur : celui-ci, en effet son ennemi, mais sous prétexte d'une exacte police, et d'empêcher les assemblées, fit une loi qui défendoit, sur peine de la vie, à aucun philosophe d'enseigner dans les écoles. Ils obéirent; mais l'année suivante, Philon ayant succédé à Sophocle, qui étoit sorti de charge, le peuple d'Athènes abrogea cette loi odieuse que ce dernier avoit faite, le condamna à une amende de cinq talents, rétablit Théophraste et le reste des philosophes.

Plus heureux qu'Aristote, qui avoit été contraint de céder à Eurymédon, il fut sur le point de voir un certain Agnonide puni comme impie par les Athéniens, seulement à cause qu'il avoit osé l'accuser d'impiété : tant étoit grande l'affection que ce peuple avoit pour lui, et qu'il méritoit par sa vertu (44)!

En effet, on lui rend ce témoignage, qu'il avoit une singulière prudence, qu'il étoit zélé pour le bien public, laborieux, officieux, affable, bienfaisant. Ainsi, au rapport de Plutarque (15), lorsque Erèse fut accablée de tyrans qui avoient usurpé la domination de leur pays, il se joignit à Phidias (46), son compatriote, contribua avec lui de ses biens pour armer les bannis, qui rentrèrent dans leur ville, en chassèrent les traîtres, et rendirent à toute l'île de Lesbos sa liberté.

Tant de rares qualités ne lui acquirent pas seulement la bienveillance du peuple, mais encore l'estime et la familiarité des rois. Il fut ami de Cassandre, qui avoit succédé à Arrhidée, frère d'Alexandre-leGrand, au royaume de Macédoine (17); et Ptolomée, fils de Lagus et premier roi d'Egypte, entretint toujours un commerce étroit avec ce philosophe. Il mourut enfin accablé d'années et de fatigues, et il cessa tout à-la-fois de travailler et de vivre. Toute la Grèce le pleura, et tout le peuple athénien assista à ses funérailles.

L'on raconte de lui que, dans son extrême vieillesse, ne pouvant plus marcher à pied, il se faisoit porter en litière par la ville, où il étoit vu du peuple à qui il étoit si cher. L'on dit aussi que ses disciples, qui entouroient son lit lorsqu'il mourut, lui ayant demandé s'il n'avoit rien à leur recommander, il leur tint ce discours : « La vie nous séduit, elle << nous promet de grands plaisirs dans la posses«sion de la gloire, mais à peine commence-t-on « à vivre, qu'il faut mourir. Il n'y a souvent rien « de plus stérile que l'amour de la réputation. Ce<< pendant, mes disciples, contentez-vous: si vous « négligez l'estime des hommes, vous vous épar« gnez à vous-mêmes de grands travaux; s'ils ne « rebutent point votre courage, il peut arriver que

« la gloire sera votre récompense. Souvenez-vous « seulement qu'il y a dans la vie beaucoup de <<< choses inutiles, et qu'il y en a peu qui mènent « à une fin solide. Ce n'est point à moi à délibé« rer sur le parti que je dois prendre, il n'est plus << temps pour vous, qui avez à me survivre, vous « ne sauriez peser trop mûrement ce que vous de« vez faire. » Et ce furent là ses dernières paroles. Cicéron, dans le troisième livre des Tusculanes, dit que Théophraste mourant se plaignit de la nature, de ce qu'elle avoit accordé aux cerfs et aux corneilles une vie si longue, et qui leur est inutile, lorsqu'elle n'avoit donné aux hommes qu'une vie très courte, bien qu'il leur importe si fort de vivre long-temps; que, si l'âge des hommes eût pu s'étendre à un plus grand nombre d'années, il seroit arrivé que leur vie auroit été cultivée par une doctrine universelle, et qu'il n'y auroit eu dans le monde ni art ni science qui n'eût atteint sa perfec│tion (18). Et saint Jérôme, dans l'endroit déjà cité, assure que Théophraste, à l'âge de cent sept ans, frappé de la maladie dont il mourut, regretta de sortir de la vie dans un temps où il ne faisoit que commencer à être sage (49).

Il avoit coutume de dire qu'il ne faut pas aimer ses amis pour les éprouver, mais les éprouver pour les aimer; que les amis doivent être communs entre les frères, comme tout est commun entre les amis; que l'on devoit plutôt se fier à un cheval sans frein, qu'à celui qui parle sans jugement; que la plus forte dépense que l'on puisse faire est celle du temps. Il dit un jour à un homme qui se taisoit à table dans un festin : « Si tu es un habile homme, « tu as tort de ne pas parler; mais s'il n'est pas « ainsi, tu en sais beaucoup. » Voilà quelques unes de ses maximes (20).

Mais si nous parlons de ses ouvrages, ils sont infinis, et nous n'apprenons pas que nul ancien ait plus écrit que Théophraste. Diogène Laërce fait l'énumération de plus de deux cents traités différents, et sur toutes sortes de sujets, qu'il a composés. La plus grande partie s'est perdue par le malheur des temps, et l'autre se réduit à vingt traités, qui sont recueillis dans le volume de ses œuvres. L'on y voit neuf livres de l'histoire des plantes, six livres de leurs causes: il a écrit des vents, du feu, des pierres, du miel, des signes du beau temps, des signes de la pluie, des signes de la tempête, des odeurs, de la sueur, du vertige, de la lassitude, du relâchement des nerfs, de la défaillance, des poissons qui vivent hors de l'eau, des animaux qui changent de couleur, des animaux qui naissent subitement, des animaux sujets à l'envie, des caractères des mœurs. Voilà ce qui nous reste de ses écrits, entre lesquels ce der

nier seul, dont on donne la traduction, peut ré- | plaindre par avance de se priver eux-mêmes, par pondre non seulement de la beauté de ceux que cette fausse délicatesse, de la lecture de si beaux l'on vient de déduire, mais encore du mérite d'un ouvrages, si travaillés, si réguliers, et de la connombre infini d'autres qui ne sont point venus jus- noissance du plus beau règne dont jamais l'histoire qu'à nous (24). ait été embellie?

Que si quelques uns se refroidissoient pour cet ouvrage moral par les choses qu'ils y voient, qui sont du temps auquel il a été écrit, et qui ne sont point selon leurs mœurs; que peuvent-ils faire de plus utile et de plus agréable pour eux, que de se défaire de cette prévention pour leurs coutumes et leurs manières, qui, sans autre discussion, non seulement les leur fait trouver les meilleures de toutes, mais leur fait presque décider que tout ce qui n'y est pas conforme est méprisable, et qui les prive, dans la lecture des livres des anciens, du plaisir et de l'instruction qu'ils en doivent attendre ?

Nous, qui sommes si modernes, serons anciens dans quelques siècles. Alors l'histoire du nôtre fera goûter à la postérité la vénalité des charges, c'està-dire le pouvoir de protéger l'innocence, de punir le crime, et de faire justice à tout le monde, acheté à deniers comptants comme une métairie; la splendeur des partisans (22), gens si méprisés chez les Hébreux et chez les Grecs. L'on entendra parler d'une capitale d'un grand royaume où il n'y avoit ni places publiques, ni bains, ni fontaines, ni amphithéâtres, ni galeries, ni portiques, ni promenoirs, qui étoit pourtant une ville merveilleuse. L'on dira que tout le cours de la vie s'y passoit presque à sortir de sa maison pour aller se renfermer dans celle d'un autre ; que d'honnêtes femmes, qui n'étoient ni marchandes, ni hôtelières, avoient leurs maisons ouvertes à ceux qui payoient pour y entrer; que l'on avoit à choisir des dés, des cartes, et de tous les jeux; que l'on mangeoit dans ces maisons, et qu'elles étoient commodes à tout commerce. L'on saura que le peuple ne paroissoit dans la ville que pour y passer avec précipitation; nul entretien, nulle familiarité; que tout y étoit farouche et comme alarmé par le bruit des chars qu'il falloit éviter, et qui s'abandonnoient au milieu des rues, comme on fait dans une lice pour remporter le prix de la course. L'on apprendra sans étonnement qu'en pleine paix, et dans une tranquillité publique, des citoyens entroient dans les temples, alloient voir des femmes, ou visitoient leurs amis, avec des armes offensives, et qu'il n'y avoit presque personne qui n'eût à son côté de quoi pouvoir d'un seul coup en tuer un autre. Ou si ceux qui viendront après nous, rebutés par des mœurs si étranges et si différentes des leurs, se dégoûtent par-là de nos mémoires, de nos poésies, de notre comique et de nos satires, pouvons-nous ne les pas

Ayons donc pour les livres des anciens cette même indulgence que nous espérons nous-mêmes de la postérité, persuadés que les hommes n'ont point d'usages ni de coutumes qui soient de tous les siècles; qu'elles changent avec les temps; que nous sommes trop éloignés de celles qui ont passé, et trop proches de celles qui règnent encore, pour être dans la distance qu'il faut pour faire des unes et des autres un juste discernement. Alors, ni ce que nous appelons la politesse de nos mœurs, ni la bienséance de nos coutumes, ni notre faste, ni notre magnificence, ne nous préviendront pas davantage contre la vie simple des Athéniens, que contre celle des premiers hommes, grands par eux-mêmes, et indépendamment de mille choses extérieures qui ont été depuis inventées pour suppléer peut-être à cette véritable grandeur qui n'est plus.

La nature se montroit en eux dans toute sa pureté et sa dignité, et n'étoit point encore souillée par la vanité, par le luxe et par la sotte ambition. Un homme n'étoit honoré sur la terre qu'à cause de sa force ou de sa vertu : il n'étoit point riche par des charges ou des pensions, mais par son champ, par ses troupeaux, par ses enfants et ses serviteurs: sa nourriture étoit saine et naturelle, les fruits de la terre, le lait de ses animaux et de ses brebis; ses vêtements simples et uniformes, leurs laines, leurs toisons; ses plaisirs innocents, une grande récolte, le mariage de ses enfants, l'union avec ses voisins, la paix dans sa famille. Rien n'est plus opposé à nos mœurs que toutes ces choses; mais l'éloignement des temps nous les fait goûter, ainsi que la distance des lieux nous fait recevoir tout ce que les diverses relations ou les livres de voyages nous apprennent des pays lointains et des nations étrangères.

Ils racontent une religion, une police, une manière de se nourrir, de s'habiller, de bâtir, et de faire la guerre, qu'on ne savoit point; des mœurs que l'on ignoroit : celles qui approchent des nôtres nous touchent, celles qui s'en éloignent nous étonnent; mais toutes nous amusent: moins rebutés par la barbarie des manières et des coutumes de peuples si éloignés, qu'instruits et même réjouis par leur nouveauté, il nous suffit que ceux dont il s'agit soient Siamois, Chinois, Nègres ou Abyssins.

Or, ceux dont Théophraste nous peint les mœurs dans ses Caractères étoient Athéniens, et nous sommes François et si nous joignons à la diversité des

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