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travailler à des ouvrages si délicats, si fins, qui nous savons que nous l'habitons; nous avons échappent à la vue des hommes, et qui tiennent nos preuves, notre évidence, nos convictions de l'infini comme les cieux, bien que dans l'au-sur tout ce que nous devons penser de Dieu et tre extrémité? Ne seroit-ce point celui qui a fait de nous-mêmes: que ceux qui peuplent les globes les cieux, les astres, ces masses énormes, épou- célestes, quels qu'ils puissent être, s'inquiètent vantables par leur grandeur, par leur élévation, pour eux-mêmes; ils ont leurs soins, et nous par la rapidité et l'étendue de leur course, et les nôtres. Vous avez, Lucile, observé la lune; qui se joue de les faire mouvoir? vous avez reconnu ses taches, ses abymes, ses inégalités, sa hauteur, son étendue, son cours, ses éclipses; tous les astronomes n'ont pas été plus loin: imaginez de nouveaux instruments, observez-la avec plus d'exactitude: voyez-vous qu'elle soit peuplée, et de quels animaux? ressemblent-ils aux hommes? sont-ce des hommes? Laissez-moi voir après vous, et si nous sommes convaincus l'un et l'autre que des hommes habitent la lune, examinons alors s'ils sont chrétiens, et si Dieu a partagé ses faveurs entre eux et nous.

Il est de fait que l'homme jouit du soleil, des astres, des cieux et de leurs influences, comme il jouit de l'air qu'il respire, et de la terre sur laquelle il marche, et qui le soutient; et s'il falloit ajouter à la certitude d'un fait la convenance ou la vraisemblance, elle y est tout entière, puisque les cieux et tout ce qu'ils contiennent ne peuvent pas entrer en comparaison, pour la noblesse et la dignité, avec le moindre des hommes qui sont sur la terre; et que la proportion qui se trouve entre eux et lui est celle de la matière incapable de sentiment, qui est seulement une étendue selon trois dimensions à ce qui est esprit, raison, ou intelligence. Si l'on dit que l'homme auroit pu se passer à moins pour sa conservation, je réponds que Dieu ne pouvoit moins faire pour étaler son pouvoir, sa bonté et sa magnificence, puisque, quelque chose que nous voyions qu'il ait faite, il pouvoit faire infiniment davantage.

Le monde entier, s'il est fait pour l'homme, est littéralement la moindre chose que Dieu ait faite pour l'homme; la preuve s'en tire du fond de la religion : ce n'est donc ni vanité ni présomption à l'homme de se rendre sur ses avantages à la force de la vérité; ce seroit en lui stupidité et aveuglement de ne pas se laisser convaincre par l'enchaînement des preuves dont la religion se sert pour lui faire connoître ses priviléges, ses ressources, ses espérances; pour lui apprendre ce qu'il est, et ce qu'il peut devenir. Mais la lune est habitée; il n'est pas du moins impossible qu'elle le soit. Que parlez-vous, Lucile, de la lune, et à quel propos? en supposant Dieu, quelle est en effet la chose impossible? Vous demandez peut-être si nous sommes les seuls dans l'univers que Dieu ait si bien traités; s'il n'y a point dans la lune, ou d'autres hommes, ou d'autres créatures, que Dieu ait aussi favorisées? Vaine curiosité! frivole demande! La terre, Lucile, est habitée; nous l'habitons, et

Tout est grand et admirable dans la nature; il ne s'y voit rien qui ne soit marqué au coin de l'ouvrier: ce qui s'y voit quelquefois d'irrégulier et d'imparfait suppose règle et perfection. Homme vain et présomptueux! faites un vermisseau que vous foulez aux pieds, que vous méprisez vous avez horreur du crapaud, faites un crapaud, s'il est possible : quel excellent maître que celui qui fait des ouvrages, je ne dis pas que les hommes admirent, mais qu'ils craignent! Je ne vous demande pas de vous mettre à votre atelier pour faire un homme d'esprit, un homme bien fait, une belle femme; l'entreprise est fort au-dessus de vous: essayez seulement de faire un bossu, un fou, un monstre ; je suis content.

Rois, monarques, potentats, sacrées majestés! vous ai-je nommés par tous vos superbes noms? grands de la terre, très hauts, très puissants et peut-être bientôt tout-puissants seigneurs! nous autres hommes nous avons besoin pour nos moissons d'un peu de pluie, de quelque chose de moins, d'un peu de rosée : faites de la rosée, envoyez sur la terre une goutte d'eau.

L'ordre, la décoration, les effets de la nature, sont populaires; les causes, les principes, ne le sont point: demandez à une femme comment un bel oeil n'a qu'à s'ouvrir bel œil n'a qu'à s'ouvrir pour voir; demandezle à un homme docte.

leurs, ou n'est point, et ne peut être ; ou elle est l'objet d'une connoissance : elle est donc éternelle, cette connoissance; et c'est Dieu.

Plusieurs millions d'années, plusieurs cen- | appelle des éternelles vérités. Cette vérité d'ailtaines de millions d'années, en un mot, tous les temps ne sont qu'un instant, comparés à la durée de Dieu, qui est éternelle : tous les espaces du monde entier ne sont qu'un point, qu'un léger atome, comparés à son immensité. S'il est ainsi, comme je l'avance (car quelle proportion du fini à l'infini?), je demande, qu'est-ce que le cours de la vie d'un homme? qu'est-ce qu'un grain de poussière qu'on appelle la terre? qu'estce qu'une petite portion de cette terre que l'homme possède et qu'il habite? Les méchants prospèrent pendant qu'ils vivent ; quelques méchants, je l'avoue. La vertu est opprimée et le crime impuni sur la terre; quelquefois, j'en conviens. C'est une injustice. Point du tout: il faudroit, pour tirer cette conclusion, avoir prouvé qu'absolument les méchants sont heureux, que la vertu ne l'est pas, et que le crime demeure impuni il faudroit du moins que ce peu de temps où les bons souffrent et où les méchants prospèrent, eût une durée, et que ce que nous appelons prospérité et fortune ne fût pas une apparence fausse et une ombre vaine qui s'évanouit; que cette terre, cet atome, où il paroît que la vertu et le crime rencontrent si rarement ce qui leur est dû, fût le seul endroit de la scène où se doivent passer la punition et les récompenses.

De ce que je pense, je n'infère pas plus clairement que je suis esprit, que je conclus de ce que je fais ou ne fais point, selon qu'il me plaît, que je suis libre: or, liberté c'est choix, autrement une détermination volontaire au bien ou au mal, et ainsi une action bonne ou mauvaise, et ce qu'on appelle vertu ou crime. Que le crime absolument soit impuni, il est vrai, c'est injustice; qu'il le soit sur la terre, c'est un mystère. Supposons pourtant, avec l'athée, que c'est injustice toute injustice est une négation ou une privation de justice: donc toute injustice suppose justice. Toute justice est une conformité à une souveraine raison : je demande, en effet, quand il n'a pas été raisonnable que le crime soit puni, à moins qu'on ne dise que c'est quand le triangle avoit moins de trois angles. Or toute conformité à la raison est une vérité; cette conformité, comme il vient d'être dit, a toujours été elle est donc de celles que l'on

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Les dénouements qui découvrent les crimes les plus cachés, et où la précaution des coupables pour les dérober aux yeux des hommes a été plus grande, paroissent si simples et si faciles, qu'il semble qu'il n'y ait que Dieu seul qui puisse en être l'auteur; et les faits d'ailleurs que l'on en rapporte sont en si grand nombre, que, s'il plaît à quelques uns de les attribuer à de purs hasards, il faut donc qu'ils soutiennent que le hasard de tout temps a passé en coutume. Si vous faites cette supposition, que tous les hommes qui peuplent la terre, sans exception, soient chacun dans l'abondance, et que rien ne leur manque, j'infère de là que nul homme qui est sur la terre n'est dans l'abondance, et que tout lui manque. Il n'y a que deux sortes de richesses, et auxquelles les autres se réduisent, l'argent et les terres si tous sont riches, qui cultivera les terres, et qui fouillera les mines? Ceux qui sont éloignés des mines ne les fouilleront pas, ni ceux qui habitent des terres incultes et minérales ne pourront pas en tirer des fruits on aura recours au commerce, et on le suppose. Mais si les hommes abondent de biens, et que nul ne soit dans le cas de vivre par son travail, qui transportera d'une région à une autre les lingots ou les choses échangées? qui mettra des vaisseaux en mer? qui se chargera de les conduire? qui entreprendra des caravanes? on manquera alors du nécessaire et des choses utiles. S'il n'y a plus de besoins, il n'y a plus d'arts, plus de sciences, plus d'invention, plus de mécanique. D'ailleurs cette égalité de possessions et de richesses en établit une autre dans les conditions, bannit toute subordination, réduit les hommes à se servir eux-mêmes, et à ne pouvoir être secourus les uns des autres; rend les lois frivoles et inutiles; entraîne une anarchie universelle; attire la violence, les injures, les massacres, l'impunité.

Si vous supposez, au contraire, que tous les hommes sont pauvres, en vain le soleil se lève pour eux sur l'horizon, en vain il échauffe la terre et la rend féconde, en vain le ciel verse sur elle ses influences, les fleuves en vain l'ar

rosent, et répandent dans les diverses contrées | plus avantageuse que je pouvois moi-même desirer; la fertilité et l'abondance; inutilement aussi la car le public ayant approuvé ce genre d'écrire où je mer laisse sonder ses abymes profonds, les rome suis appliqué depuis quelques années, c'étoit le chers et les montagnes s'ouvrent pour laisser prévenir en ma faveur que de faire une telle réfouiller dans leur sein et en tirer tous les tré-ponse. Il ne restoit plus que de savoir si je n'aurois sors qu'ils y renferment. Mais si vous établissez que de tous les hommes répandus dans le monde, les uns soient riches et les autres pauvres et indigents, vous faites alors que le besoin rapproche mutuellement les hommes, les lie, les réconcilie ceux-ci servent, obéissent, inventent, travaillent, cultivent, perfectionnent; ceux-là jouissent, nourrissent, secourent, protégent, gouvernent: tout ordre est rétabli, et

Dieu se découvre.

Mettez l'autorité, les plaisirs et l'oisiveté d'un côté, la dépendance, les soins et la misère de l'autre ; ou ces choses sont déplacées par la malice des hommes, ou Dieu n'est pas Dieu.

Une certaine inégalité dans les conditions, qui entretient l'ordre et la subordination, est l'ouvrage de Dieu, ou suppose une loi divine: une trop grande disproportion, et telle qu'elle se remarque parmi les hommes, est leur ouvrage, ou la loi des plus forts.

Les extrémités sont vicieuses, et partent de l'homme : toute compensation est juste, et vient de Dieu.

Si on ne goûte point ces Caractères, je m'en étonne; et si on les goûte, je m'en étonne de

même.

FIN DES CARACTÈRES.

DISCOURS

PRONONCÉ

DANS L'ACADÉMIE FRANÇOISE,

LE LUNDI 15 JUIN 1693.

PRÉFACE.

Ceux qui, interrogés sur le Discours que je fis à l'Académie Françoise le jour que j'eus l'honneur d'y être reçu, ont dit sèchement que j'avois fait des Caractères, croyant le blâmer, en ont donné l'idée la

pas dû renoncer aux Caractères dans le Discours qu'on sait que l'usage a prévalu qu'un nouvel acadont il s'agissoit; et cette question s'évanouit dès démicien compose celui qu'il doit prononcer le jour de sa réception, de l'éloge du roi, de ceux du cardinal de Richelieu, du chancelier Séguier, de la personne à qui il succède, et de l'Académie Françoise. De ces cinq éloges il y en a quatre de personnels : or je demande à mes censeurs qu'ils me posent si bien la différence qu'il y a des éloges personnels aux caractères qui louent, que je la puisse sentir, et avouer ma faute. Si, chargé de faire quelque autre harangue, qu'on pourra écouter leur critique, et peut-être me je retombe encore dans des peintures, c'est alors condamner; je dis peut-être, puisque les caractères, ou du moins les images des choses et des personnes, sont inévitables dans l'oraison, que tout écrivain est peintre, et tout excellent écrivain excellent peintre.

J'avoue que j'ai ajouté à ces tableaux, qui étoient de commande, les louanges de chacun des hommes illustres qui composent l'Académie Françoise; et ils ont dû me le pardonner, s'ils ont fait attention

qu'autant pour ménager leur pudeur que pour évi

ter les caractères, je me suis abstenu de toucher à leurs personnes, pour ne parler que de leurs ouvrages, dont j'ai fait des éloges critiques plus ou moins étendus, selon que les sujets qu'ils y ont traités pouvoient l'exiger. J'ai loué des académiciens encore vivants, disent quelques uns. Il est vrai; mais je les ai loués tous : qui d'entre eux auroit une raison de se plaindre? C'est une conduite toute nouvelle, ajoutent-ils, et qui n'avoit point encore eu d'exemple. Je veux en convenir, et que j'ai pris soin de m'écarter des lieux communs et des phrases proverbiales usées depuis si long-temps, pour avoir servi à un nombre infini de pareils discours depuis la naissance de l'Académie Françoise m'étoit-il donc si difficile de faire entrer Rome et Athènes, le Lycée et le Portique, dans l'éloge de cette savante compagnie? « Etre au comble de ses vœux « de se voir académicien; protester que ce jour où « l'on jouit pour la première fois d'un si rare bon<< heur est le jour le plus beau de sa vie; douter si « cet honneur qu'on vient de recevoir est une chose « vraie ou qu'on ait songée; espérer de puiser dé«sormais à la source les plus pures eaux de l'élo<< quence françoise; n'avoir accepté, n'avoir desiré « une telle place que pour profiter des lumières de « tant de personnes si éclairées; promettre que,

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« tout indigne de leur choix qu'on se reconnoît, on « s'efforcera de s'en rendre digne : » cent autres formules de pareils compliments sont-elles si rares et si peu connues que je n'eusse pu les trouver, les placer, et en mériter des applaudissements?

et d'écrire ce qu'il pense, l'art de lier ses pensées et de faire des transitions!

Ils firent plus violant les lois de l'Académie Françoise, qui défendent aux académiciens d'écrire ou de faire écrire contre leurs confrères, ils lâchèrent sur moi deux auteurs associés à une même gazette : ils les animèrent, non pas à publier contre

dessous des uns et des autres, « facile à manier, et « dont les moindres esprits se trouvent capables; » mais à me dire de ces injures grossières et personnelles, si difficiles à rencontrer, si pénibles à prononcer ou à écrire, surtout à des gens à qui je veux croire qu'il reste encore quelque pudeur et quelque soin de leur réputation.

Et en vérité je ne doute point que le public ne soit

Parce donc que j'ai cru que, quoique l'envie et l'injustice publient de l'Académie Françoise, quoi qu'elles veuillent dire de son âge d'or et de sa déca-moi une satire fine et ingénieuse, ouvrage trop audence, elle n'a jamais, depuis son établissement, rassemblé un si grand nombre de personnages illustres par toutes sortes de talents et en tout genre d'érudition qu'il est facile aujourd'hui d'y en remarquer, et que dans cette prévention où je suis je n'ai pas espéré que cette compagnie pût être une autre fois plus belle à peindre, ni prise dans un jour plus favorable, et que je me suis servi de l'occasion, ai-je rien fait qui doive m'attirer les moindres re-enfin étourdi et fatigué d'entendre depuis quelques proches? Cicéron a pu louer impunément Brutus, César, Pompée, Marcellus, qui étoient vivants, qui étoient présents; il les a loués plusieurs fois; il les a loués seuls, dans le sénat, souvent en présence de leurs ennemis, toujours devant une compagnie jalouse de leur mérite, et qui avoit bien d'autres délicatesses de politique sur la vertu des grands hommes que n'en sauroit avoir l'Académie Françoise. J'ai loué les académiciens, je les ai loués tous, et ce n'a pas été impunément : que me seroit-il arrivé si je les avois blâmés tous?

« Je viens d'entendre, a dit Théobalde, une grande <«< vilaine harangue qui m'a fait bâiller vingt fois, et << qui m'a ennuyé à la mort. » Voilà ce qu'il a dit, et voilà ensuite ce qu'il a fait, lui et peu d'autres qui ont cru devoir entrer dans les mêmes intérêts. Ils partirent pour la cour le lendemain de la prononciation de ma harangue, ils allèrent de maisons en maisons, ils dirent aux personnes auprès de qui ils ont accès, que je leur avois balbutié la veille un discours où il n'y avoit ni style ni sens commun, qui étoit rempli d'extravagances, et une vraie satire. Revenus à Paris, ils se cantonnèrent en divers quartiers, où ils répandirent tant de venin contre moi, s'acharnèrent si fort à diffamer cette harangue, soit dans leurs conversations, soit dans les lettres qu'ils écrivirent à leurs amis dans les provinces, en dirent tant de mal, et le persuadèrent si fortement à qui ne l'avoit pas entendue, qu'ils crurent pouvoir insinuer au public, ou que les Caractères faits de la même main étoient mauvais, ou que, s'ils étoient bons, je n'en étois pas l'auteur; mais qu'une femme de mes amis m'avoit fourni ce qu'il y avoit de plus supportable. Ils prononcèrent aussi que je n'étois pas capable de faire rien de suivi, pas même la moindre préface: tant ils estimoient impraticable à un homme même qui est dans l'habitude de penser,

années de vieux corbeaux croasser autour de ceux qui, d'un vol libre et d'une plume légère, se sont élevés à quelque gloire par leurs écrits. Ces oiseaux lugubres semblent, par leurs cris continuels, leur vouloir imputer le décri universel où tombe nécessairement tout ce qu'ils exposent au grand jour de l'impression; comme si on étoit cause qu'ils manquent de force et d'haleine, ou qu'on dût être responsable de cette médiocrité répandue sur leurs ouvrages. S'il s'imprime un livre de mœurs assez mal digéré pour tomber de soi-même et ne pas exciter leur jalousie, ils le louent volontiers, et plus volontiers encore ils n'en parlent point; mais s'il est tel que le monde en parle, ils l'attaquent avec furie : prose, vers, tout est sujet à leur censure, tout est en proie à une haine implacable qu'ils ont conçue contre ce qui ose paroître dans quelque perfection, et avec les signes d'une approbation publique. On ne sait plus quelle morale leur fournir qui leur agrée; il faudra leur rendre celle de La Serre ou de Desmarets, et, s'ils en sont crus, revenir au Pédagogue chrétien et à la Cour sainte. Il paroît une nouvelle satire écrite contre les vices en général, qui d'un vers fort et d'un style d'airain enfonce ses traits contre l'avarice, l'excès du jeu, la chicane, la mollesse, l'ordure et l'hypocrisie, où personne n'est nommé ni désigné, où nulle femme vertueuse ne peut ni ne doit se reconnoître; un Bourdaloue en chaire ne fait point de peintures du crime ni plus vives ni plus innocentes : il n'importe, c'est médisance, c'est calomnie : voilà depuis quelque temps leur unique ton, celui qu'ils emploient contre les ouvrages de mœurs qui réussissent; ils y prennent tout littéralement, ils les lisent comme une histoire, ils n'y entendent ni la poésie ni la figure,

1 MERCURE GALANT. (Lu Bruyère.)

souffrent qu'impatiemment qu'en ménageant les particuliers avec toutes les précautions que la prudence peut suggérer, j'essaie dans mon livre des mœurs de décrier, s'il est possible, tous les vices du cœur et de l'esprit, de rendre l'homme raisonnable et plus proche de devenir chrétien. Tels ont été les Théobaldes, ou ceux du moins qui travaillent sous eux et dans leur atelier.

ainsi ils les condamnent: ils y trouvent des endroits | Voilà ceux qui, par délicatesse de conscience, ne foibles; il y en a dans Homère, dans Pindare, dans Virgile, et dans Horace; où n'y en a-t-il point? si ce n'est peut-être dans leurs écrits. Bernin n'a pas manié le marbre, ni traité toutes ses figures d'une égale force; mais on ne laisse pas de voir, dans ce qu'il a moins heureusement rencontré, de certains traits si achevés tout proche de quelques autres qui le sont moins, qu'ils découvrent aisément l'excellence de l'ouvrier: si c'est un cheval, les crins sont tournés d'une main hardie, ils voltigent et semblent être le jouet du vent; l'œil est ardent, les naseaux soufflent le feu et la vie; un ciseau de maître s'y retrouve en mille endroits; il n'est pas donné à ses copistes ni à ses envieux d'arriver à de telles fautes par leurs chefs-d'œuvre; l'on voit bien que c'est quelque chose de manqué par un habile homme, et une faute de Praxitèle.

Mais qui sont ceux qui, si tendres et si scrupuleux, ne peuvent même supporter que, sans blesser et sans nommer les vicieux, on se déclare contre le vice? sont-ce des chartreux et des solitaires? sont-ce les jésuites, hommes pieux et éclairés? sont-ce ces hommes religieux qui habitent en France les cloîtres et les abbayes? Tous au contraire lisent ces sortes d'ouvrages, et en particulier, et en public, à leurs récréations; ils en inspirent la lecture à leurs pensionnaires, à leurs élèves; ils en dépeuplent les boutiques, ils les conservent dans leurs bibliothèques : n'ont-ils pas les premiers reconnu le plan et l'économie du livre des Caractères? n'ont-ils pas observé que de seize chapitres qui le composent il y en a quinze qui, s'attachant à découvrir le faux et le ridicule qui se rencontrent dans les objets des passions et des attachements humains, ne tendent qu'à ruiner tous les obstacles qui affoiblissent d'abord, et qui éteignent ensuite dans tous les hommes la connoissance de Dieu; qu'ainsi ils ne sont que des préparations au seizième et dernier chapitre, où l'athéisme est attaqué et peut-être confondu, où les preuves de Dieu, une partie du moins de celles que les foibles hommes sont capables de recevoir dans leur esprit, sont apportées, où la providence de Dieu est défendue contre l'insulte et les plaintes des libertins? Qui sont donc ceux qui osent répéter contre un ouvrage si sérieux et si utile ce continuel refrain: « C'est médisance, c'est calomnie? » Il faut les nommer: ce sont des poëtes. Mais quels poëtes? Des auteurs d'hymnes sacrées ou des traducteurs de psaumes, des Godeau ou des Corneille? Non, mais des faiseurs de stances et d'élégies amoureuses, de ces beaux esprits qui tournent un sonnet sur une absence ou sur un retour, qui font une épigramme sur une belle gorge, et un madrigal sur une jouissance.

Ils sont encore allés plus loin; car, palliant d'une politique zélée le chagrin de ne se sentir pas à leur gré si bien loués et si long-temps que chacun des autres académiciens, ils ont osé faire des applications délicates et dangereuses de l'endroit de ma harangue où, m'exposant seul à prendre le parti de toute la littérature contre leurs plus irréconciliables ennemis, gens pécunieux, que l'excès d'argent, qu'une fortune faite par de certaines voies, jointe à la faveur des grands qu'elle leur attire nécessairement, mène jusqu'à une froide insolence, je leur fais à la vérité à tous une vive apostrophe, mais qu'il n'est pas permis de détourner de dessus eux pour la rejeter sur un seul, et sur tout autre.

ou

Ainsi en usent à mon égard, excités peut-être par les Theobaldes, ceux qui, se persuadant qu'un auteur écrit seulement pour les amuser par la satire, et point du tout pour les instruire par une saine morale, au lieu de prendre pour eux et de faire servir à la correction de leurs mœurs les divers traits qui sont semés dans un ouvrage, s'appliquent à découvrir, s'ils le peuvent, quels de leurs amis ou de leurs ennemis ces traits peuvent regarder, négligent dans un livre tout ce qui n'est que remarques solides ou sérieuses réflexions, quoiqu'en si grand nombre qu'elles le composent presque tout entier, pour ne s'arrêter qu'aux peintures ou aux caractères; et après les avoir expliqués à leur manière, et en avoir cru trouver les originaux, donnent au public de longues listes, ou, comme ils les appellent, des clefs, fausses clefs, et qui leur sont aussi inutiles qu'elles sont injurieuses aux personnes dont les noms s'y voient déchiffrés, et à l'écrivain qui en est la cause, quoique innocente.

J'avois pris la précaution de protester dans une préface contre toutes ces interprétations, que quelque connoissance que j'ai des hommes m'avoit fait prévoir, jusqu'à hésiter quelque temps si je devois rendre non livre public, et à balancer entre le desir d'être utile à ma patrie par mes écrits, et la crainte de fournir à quelques uns de quoi exercer leur malignité. Mais, puisque j'ai eu la foiblesse de publier ces Caractères, quelle digue élèverai-je contre ce déluge d'explications qui inonde la ville, et qui bientôt va gagner la cour? Dirai-je sérieusement, et

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