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genre, et dont ils ont tiré le plus de plaisir et | guérit point: il a voulu, il veut, et il voudra

le plus d'utilité. La première chose que la flatterie sait faire après la mort de ces hommes uniques, et qui ne se réparent point, est de leur supposer des endroits foibles, dont elle prétend que ceux qui leur succèdent sont très exempts: elle assure que l'un, avec toute la capacité et toutes les lumières de l'autre dont il prend la place, n'en a point les défauts; et ce style sert aux princes à se consoler du grand et de l'excellent par le médiocre.

Les grands dédaignent les gens d'esprit qui n'ont que de l'esprit; les gens d'esprit méprisent les grands qui n'ont que de la grandeur; les gens de bien plaignent les uns et les autres qui ont ou de la grandeur ou de l'esprit sans nulle vertu. Quand je vois, d'une part, auprès des grands, à leur table, et quelquefois dans leur familiarité, de ces hommes alertes, empressés, intrigants, aventuriers, esprits dangereux et nuisibles, et que je considère, d'autre part, quelle peine ont les personnes de mérite à en approcher, je ne suis pas toujours disposé à croire que les méchants soient soufferts par intérêt, ou que les gens de bien soient regardés comme inutiles; je trouve plus mon compte à me confirmer dans cette pensée, que grandeur et discernement sont deux choses différentes, et l'amour pour la vertu et pour les vertueux une troisième chose.

Lucile aime mieux user sa vie à se faire supporter de quelques grands que d'être réduit à vivre familièrement avec ses égaux.

La règle de voir de plus grands que soi doit avoir ses restrictions: il faut quelquefois d'étranges talents pour la réduire en pratique.

Quelle est l'incurable maladie de Théophile1? elle lui dure depuis plus de trente années : il ne

cun chagrin, quelque utilité qu'il eût tirée du zèle infatigable roient sans doute empressés de les adoucir, en lui persuadant qu'il n'avoit pas fait une si grande perte, et qu'il l'avoit amplement réparée par le choix de son nouveau ministre. C'est à cela probablement que La Bruyère fait ici allusion.

de ce ministre; et, s'il eût eu des regrets, ses courtisans se se

Les clefs désignent l'abbé de Roquette, évêque d'Autun,

qui avoit effectivement la manie de vouloir gouverner les grands. Ce qui prouve que le personnage peint ici par La Bruyère est un évêque, c'est qu'il est question des dix mille ames dont il répond à Dieu; et le trait: A peine un grand

est-il débarqué, etc., s'applique parfaitement à l'évêque d'Autun, qui, à l'arrivée de Jacques II en France, avoit fait les plus grands efforts pour s'insinuer dans la faveur de ce prince.

gouverner les grands; la mort seule lui ôtera avec la vie cette soif d'empire et d'ascendant sur les esprits : est-ce en lui zèle du prochain? estce habitude? est-ce une excessive opinion de soi-même? Il n'y a point de palais où il ne s'insinue; ce n'est pas au milieu d'une chambre qu'il s'arrête; il passe à une embrasure, ou au cabinet; on attend qu'il ait parlé, et long-temps, et avec action, pour avoir audience, pour être vu. Il entre dans le secret des familles; il est de quelque chose dans tout ce qui leur arrive de triste ou d'avantageux : il prévient, il s'offre, il se fait de fète; il faut l'admettre. Ce n'est pas assez, pour remplir son temps ou son ambition, que le soin de dix mille ames dont il répond à Dieu comme de la sienne propre ; il en a d'un plus haut rang et d'une plus grande distinction, dont il ne doit aucun compte, et dont il se charge plus volontiers. Il écoute, il veille sur tout ce qui peut servir de pâture à son esprit d'intrigue, de médiation, ou de manége: à peine un grand est-il débarqué, qu'il l'empoigne et s'en saisit; on entend plutôt dire à Théophile qu'il le gouverne, qu'on n'a pu soupçonner qu'il pensoit à le gouverner.

Une froideur ou une incivilité qui vient de ceux qui sont au-dessus de nous nous les fait haïr; mais un salut ou un sourire nous les réconcilie.

Il y a des hommes superbes que l'élévation de leurs rivaux humilie et apprivoise; ils en viennent, par cette disgrace, jusqu'à rendre le salut: mais le temps, qui adoucit toutes choses, les remet enfin dans leur naturel.

Le mépris que les grands ont pour le peuple les rend indifférents sur les flatteries ou sur les louanges qu'ils en reçoivent, et tempère leur vanité; de même, les princes loués sans fin et sans relâche des grands ou des courtisans en seroient plus vains, s'ils estimoient davantage ceux qui les louent.

Les grands croient être seuls parfaits, n'admettent qu'à peine dans les autres hommes la droiture d'esprit, l'habileté, la délicatesse, et s'emparent de ces riches talents, comme de choses dues à leur naissance. C'est cependant en eux une erreur grossière de se nourrir de si fausses préventions: ce qu'il y a jamais eu de

mieux pensé, de mieux dit, de mieux écrit, et peut-être d'une conduite plus délicate, ne nous est pas toujours venu de leur fonds. Ils ont de grands domaines et une longue suite d'ancêtres: cela ne leur peut être contesté.

Avez-vous de l'esprit, de la grandeur, de l'habileté, du goût, du discernement? en croirai-je la prévention et la flatterie, qui publient hardiment votre mérite? elles me sont suspectes, et je les récuse. Me laisserai-je éblouir par un air de capacité ou de hauteur qui vous met au dessus de tout ce qui se fait, de ce qui se dit, et de ce qui s'écrit; qui vous rend sec sur les louanges, et empêche qu'on ne puisse arracher de vous la moindre approbation? Je conclus de là, plus naturellement, que vous avez de la faveur, du crédit, et de grandes richesses. Quel moyen de vous définir, Téléphon? on n'approche de vous que comme du feu, et dans une certaine distance; et il faudroit vous développer, vous manier, vous confronter avec vos pareils, pour porter de vous un jugement sain et raisonnable. Votre homme de confiance, qui est dans votre familiarité, dont vous prenez conseil, pour qui vous quittez Socrate et Aristide, avec qui vous riez, et qui rit plus haut que vous, Dave enfin, m'est très connu : seroitce assez pour vous bien connoître?

Il y en a de tels que, s'ils pouvoient connoître leurs subalternes et se connoître eux-mêmes, ils auroient honte de primer.

S'il y a peu d'excellents orateurs, y a-t-il bien des gens qui puissent les entendre? S'il n'y a pas assez de bons écrivains, où sont ceux qui savent lire? De même on s'est toujours plaint du petit nombre de personnes capables de conseiller les rois, et de les aider dans l'administration de leurs affaires. Mais s'ils naissent enfin ces hommes habiles et intelligents, s'ils agissent selon leurs vues et leurs lumières, sont-ils aimés, sont-ils estimés, autant qu'ils le méritent? sontils loués de ce qu'ils pensent et de ce qu'ils font pour la patrie? Ils vivent, il suffit: on les censure s'ils échouent, et on les envie s'ils réussissent. Blamons le peuple où il seroit ridicule de vouloir l'excuser son chagrin et sa jalousie, régardés des grands ou des puissants comme inévitables, les ont conduits insensiblement à le compter pour rien, et à négliger ses suffrages

dans toutes leurs entreprises, à s'en faire même une règle de politique.

Les petits se haïssent les uns les autres lorsqu'ils se nuisent réciproquement. Les grands sont odieux aux petits par le mal qu'ils leur font, et par tout le bien qu'ils ne leur font pas : ils leur sont responsables de leur obscurité, de leur pauvreté et de leur infortune; ou du moins ils leur paroissent tels.

C'est déja trop d'avoir avec le peuple une même religion et un même Dieu : quel moyen encore de s'appeler Pierre, Jean, Jacques, comme le marchand ou le laboureur? Évitons d'avoir rien de commun avec la multitude; affectons au contraire toutes les distinctions qui nous en séparent : qu'elle s'approprie les douze apôtres, leurs disciples, les premiers martyrs (telles gens, tels patrons); qu'elle voie avec plaisir revenir toutes les années ce jour particulier que chacun célèbre comme sa fête. Pour nous autres grands, ayons recours aux noms profanes: faisons-nous baptiser sous ceux d'Annibal, de César, et de Pompée, c'étoient de grands hommes; sous celui de Lucrèce, c'étoit une illustre Romaine; sous ceux de Renaud, de Roger, d'Olivier, et de Tancrède, c'étoient des paladins, et le roman n'a point de héros plus merveilleux; sous ceux d'Hector, d'Achille, d'Hercule, tous demi-dieux; sous ceux même de Phébus et de Diane : et qui nous empêchera de nous faire nommer Jupiter, ou Mercure, ou Vénus, ou Adonis?

Pendant que les grands négligent de rien connoître, je ne dis pas seulement aux intérêts des princes et aux affaires publiques, mais à leurs propres affaires; qu'ils ignorent l'économie et la science d'un père de famille, et qu'ils se louent eux-mêmes de cette ignorance; qu'ils se laissent appauvrir et maîtriser par des intendants; qu'ils se contentent d'être gourmets ou coteaux1, d'aller chez Thaïs ou chez Phryné, de parler de la meute et de la vieille meute, de dire combien il y a de postes de Paris à Besançon ou à Philisbourg; des citoyens s'ins

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truisent du dedans et du dehors d'un royaume, étudient le gouvernement, deviennent fins et politiques, savent le fort et le faible de tout un état, songent à se mieux placer, se placent, s'élèvent, deviennent puissants, soulagent le prince d'une partie des soins publics. Les grands qui les dédaignoient les révèrent heureux s'ils deviennent leurs gendres!

Un grand aime la Champagne, abhorre la Brie; il s'enivre de meilleur vin que l'homme du peuple, seule différence que la crapule laisse entre les conditions les plus disproportionnées, entre le seigneur et l'estafier.

Il semble d'abord qu'il entre dans les plaisirs des princes un peu de celui d'incommoder les autres : mais non, les princes ressemblent aux hommes ; ils songent à eux-mêmes, suivent leur goût, leurs passions, leur commodité : cela est naturel.

Il semble que la première règle des com

Si je compare ensemble les deux conditions des hommes les plus opposées, je veux dire les grands avec le peuple, ce dernier me paroit content du nécessaire, et les autres sont inquiets et pauvres avec le superflu. Un homme du peu-pagnies, des gens en place, ou des puissants, ple ne sauroit faire aucun mal; un grand ne veut est de donner, à ceux qui dépendent d'eux pour faire aucun bien, et est capable de grands maux: le besoin de leurs affaires, toutes les traverses l'un ne se forme et ne s'exerce que dans les choses qu'ils en peuvent craindre. qui sont utiles; l'autre y joint les pernicieuses : là se montrent ingénument la grossièreté et la franchise; ici se cache une sève maligne et corrompue sous l'écorce de la politesse : le peuple n'a guère d'esprit, et les grands n'ont point d'ame: celui-là a un bon fonds, et n'a point de dehors; ceux-ci n'ont que des dehors et qu'une simple superficie. Faut-il opter? je ne balance pas, je veux être peuple.

Quelque profonds que soient les grands de la cour, et quelque art qu'ils aient pour paroître ce qu'ils ne sont pas, et pour ne point paroître ce qu'ils sont, ils ne peuvent cacher leur malignité, leur extrême pente à rire aux dépens d'autrui, et à jeter un ridicule souvent où il n'y en peut avoir; ces beaux talents se découvrent en eux du premier coup d'œil : admirables sans doute pour envelopper une dupe et rendre sot celui qui l'est déja, mais encore plus propres à leur ôter tout le plaisir qu'ils pourroient tirer d'un homme d'esprit qui sauroit se tourner et se plier en mille manières agréables et réjouissantes, si le dangereux caractère du courtisan ne l'engageoit pas à une fort grande retenue. Il lui oppose un caractère sérieux, dans lequel il se retranche, et il fait si bien que les railleurs, avec des intentions si mauvaises, manquent d'occasions de se jouer de lui.

Les aises de la vie, l'abondance, le calme d'une grande prospérité, font que les princes ont de la joie de reste pour rire d'un nain, d'un singe, d'un imbécile et d'un mauvais conte les gens moins heureux ne rient qu'à propos.

Si un grand a quelque degré de bonheur sur les autres hommes, je ne devine pas lequel, si ce n'est peut-être de se trouver souvent dans le pouvoir et dans l'occasion de faire plaisir; et, si elle naît, cette conjoncture, il semble qu'il doive s'en servir : si c'est en faveur d'un homme de bien, il doit appréhender qu'elle ne lui échappe. Mais, comme c'est en une chose juste, il doit prévenir la sollicitation, et n'être vu que pour être remercié ; et, si elle est facile, il ne doit pas même la lui faire valoir: s'il la lui refuse, je les plains tous deux.

Il y a des hommes nés inaccessibles, et ce sont précisément ceux de qui les autres ont be soin, de qui ils dépendent: ils ne sont jamais que sur un pied; mobiles comme le mercure, ils pirouettent, ils gesticulent, ils crient, ils s'agitent; semblables à ces figures de carton qui servent de montre à une fête publique, ils jettent feu et flamme, tonnent et foudroient: on n'en approche pas, jusqu'à ce que, venant à s'éteindre, ils tombent, et par leur chute deviennent traitables, mais inutiles.

Le suisse, le valet de chambre, l'homme de livrée, s'ils n'ont plus d'esprit que ne porte leur condition, ne jugent plus d'eux-mêmes par leur première bassesse, mais par l'élévation et la fortune des gens qu'ils servent, et mettent tous ceux qui entrent par leur porte et montent leur escalier indifféremment au-dessous d'eux et de leurs maîtres: tant il est vrai qu'on est destiné à souffrir des grands et de ce qui leur appartient!

sache qu'un homme en place a de l'attention pour vous, et qu'il vous démêle dans l'antichambre entre mille honnêtes gens de qui il détourue ses yeux, de peur de tomber dans l'inconvénient de leur rendre leur salut ou de leur sourire.

Se louer de quelqu'un, se louer d'un grand, phrase délicate dans son origine, et qui signifie sans doute se louer soi-même en disant d'un grand tout le bien qu'il nous a fait, ou qu'il n'a pas songé à nous faire.

On loue les grands pour marquer qu'on les voit de près, rarement par estime ou par gratitude: on ne connoît pas souvent ceux que l'on loue. La vanité ou la légèreté l'emporte quelquefois sur le ressentiment: on est mal content d'eux, et on les loue.

Un homme en place doit aimer son prince, | crois encore vous entendre ; vous voulez qu'on sa femme, ses enfants, et après eux les gens d'esprit : il les doit adopter; il doit s'en fournir, et n'en jamais manquer. Il ne sauroit payer, je ne dis pas de trop de pensions et de bienfaits, mais de trop de familiarité et de caresses, les secours et les services qu'il en tire, même sans le savoir quels petits bruits ne dissipent-ils pas! quelles histoires ne réduisent-ils pas à la fable et à la fiction! ne savent-ils pas justifier les mauvais succès par les bonnes intentions, prouver la bonté d'un dessein et la justesse des mesures par le bonheur des évènements, s'élever contre la malignité et l'envie pour accorder à de bonnes entreprises de meilleurs motifs, donner des explications favorables à des apparences qui étoient mauvaises, détourner les petits défauts, ne montrer que les vertus, et les mettre dans leur jour, semer en mille occasions S'il est périlleux de tremper dans une affaire des faits et des détails qui soient avantageux, et suspecte, il l'est encore davantage de s'y troutourner le ris et la moquerie contre ceux qui ver complice d'un grand : il s'en tire, et vous oseroient en douter, ou avancer des faits con- laisse payer doublement, pour lui et pour vous. traires? Je sais que les grands ont pour maxime Le prince n'a point assez de toute sa fortune de laisser parler et de continuer d'agir; mais pour payer une basse complaisance, si l'on en je sais aussi qu'il leur arrive, en plusieurs ren-juge par tout ce que celui qu'il veut récompencontres, que laisser dire les empêche de faire. Sentir le mérite, et, quand il est une fois connu, le bien traiter: deux grandes démarches à faire tout de suite, et dont la plupart des grands sont fort incapables.

Tu es grand, tu es puissant; ce n'est pas assez fais que je t'estime, afin que je sois triste d'être déchu de tes bonnes graces, ou de n'avoir pu les acquérir.

Vous dites d'un grand ou d'un homme en place qu'il est prévenant, officieux ; qu'il aime à faire plaisir et vous le confirmez par un long détail de ce qu'il a fait en une affaire où il a su que vous preniez intérêt. Je vous entends; on va pour vous au-devant de la sollicitation, vous avez du crédit, vous êtes connu du ministre, vous êtes bien avec les puissances: desiriezvous que je susse autre chose?

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ser y a mis du sien; et il n'a pas trop de toute sa puissance pour le punir, s'il mesure sa vengeance au tort qu'il en a reçu.

La noblesse expose sa vie pour le salut de l'état, et pour la gloire du souverain ; le magistrat décharge le prince d'une partie du soin de juger les peuples: voilà de part et d'autre des fonctions bien sublimes et d'une merveilleuse utilité. Les hommes ne sont guère capables de plus grandes choses; et je ne sais d'où la robe et l'épée ont puisé de quoi se mépriser réciproquement.

S'il est vrai qu'un grand donne plus à la fortune lorsqu'il hasarde une vie destinée à couler dans les ris, le plaisir et l'abondance, qu'un particulier qui ne risque que des jours qui sont misérables, il faut avouer aussi qu'il a un tout autre dédommagement, qui est la gloire et la haute réputation. Le soldat ne sent pas qu'il soit connu ; il meurt obscur et dans la foule : il vivoit de même à la vérité, mais il vivoit ; et c'est l'une des sources du défaut de courage dans les conditions basses et serviles. Ceux au contraire que la naissance démêle d'avecc le

peuple, et expose aux yeux des hommes, à leur censure et à leurs éloges, sont même capables de sortir par effort de leur tempérament, s'il ne les portoit pas à la vertu ; et cette disposition de cœur et d'esprit, qui passe des aïeux par les pères dans leurs descendants, est cette bravoure si familière aux personnes nobles, et peut-être la noblesse même.

Jetez-moi dans les troupes comme un simple soldat, je suis THERSITE; mettez-moi à la tête d'une armée dont j'aie à répondre à toute l'Europe, je suis ACHILLE.

Les princes, sans autre science ni autre règle, ont un goût de comparaison : ils sont nés et élevés au milieu et comme dans le centre des meilleures choses, à quoi ils rapportent ce qu'ils lisent, ce qu'ils voient, et ce qu'ils entendent. Tout ce qui s'éloigne trop de LULLI, de RACINE et de LE BRUN est condamné.

Ne parler aux jeunes princes que du soin de leur rang est un excès de précaution, lorsque toute une cour met son devoir et une partie de sa politesse à les respecter, et qu'ils sont bien moins sujets à ignorer aucun des égards dus à leur naissance qu'à confondre les personnes et les traiter indifféremment et sans distinction des conditions et des titres. Ils ont une fierté naturelle qu'ils retrouvent dans les occasions; il ne leur faut de leçons que pour la régler, que pour leur inspirer la bonté, l'honnêteté, et l'esprit de discernement.

C'est une pure hypocrisie à un homme d'une certaine élévation de ne pas prendre d'abord le rang qui lui est dû, et que tout le monde lui cède. Il ne lui coûte rien d'être modeste, de se mêler dans la multitude qui va s'ouvrir pour lui, de prendre dans une assemblée une dernière place, afin que tous l'y voient et s'empressent de l'en ôter. La modestie est d'une pratique plus amère aux hommes d'une condition ordinaire s'ils se jettent dans la foule, on les écrase; s'ils choisissent un poste incom mode, il leur demeure.

Aristarque1 se transporte dans la place avec un héraut et un trompette; celui-ci commence,

Ce trait, dit-on, appartient au premier président de Harlay, qui, ayant reçu un legs de vingt-cinq mille livres, se transporta tout exprès de sa terre à Fontainebleau, pour y faire donation de cette somme aux pauvres en présence de toute la cour.

toute la multitude accourt et se rassemble. Écoutez, peuple, dit le héraut; soyez attentif; silence, silence: Aristarque, que vous voyez présent, doit faire demain une bonne action. Je dirai plus simplement et sans figure: Quelqu'un fait bien; veut-il faire mieux? que je ne sache pas qu'il fait bien, ou que je ne le soupçonne pas du moins de me l'avoir appris.

Les meilleures actions s'altèrent et s'affoiblissent par la manière dont on les fait, et laissent même douter des intentions. Celui qui protège ou qui loue la vertu pour la vertu, qui corrige ou qui blâme le vice à cause du vice, agit simplement, naturellement, sans aucun tour, sans nulle singularité, sans faste, sans affectation: il n'use point de réponses graves et sentencieuses, encore moins de traits piquants et satiriques; ce n'est jamais une scène qu'il joue pour le public, c'est un bon exemple qu'il donne et un devoir dont il s'acquitte; il ne fournit rien aux visites des femmes, ni au cabinet 1, ni aux nouvellistes; il ne donne point à un homme agréable la matière d'un joli conte. Le bien qu'il vient de faire est un peu moins su, à la vérité; mais il a fait ce bien : que voudroit-il davantage?

Les grands ne doivent point aimer les premiers temps; ils ne leur sont point favorables: il est triste pour eux d'y voir que nous sortions tous du frère et de la sœur. Les hommes composent ensemble une même famille: il n'y a que le plus ou le moins dans le degré de parenté.

Théognis est recherché dans son ajustement, et il sort paré comme une femme: il n'est pas hors de sa maison qu'il a déja ajusté ses yeux et son visage, afin que ce soit une chose faite quand il sera dans le public, qu'il y paroisse tout concerté, que ceux qui passent le trouvent déja gracieux et leur souriant, et que nul ne lui échappe. Marche-t-il dans les salles, il se tourne à droite où il y a un grand monde, et à gauche où il n'y a personne; il salue ceux qui y sont et ceux qui n'y sont pas. Il embrasse un homme qu'il trouve sous sa main ; il lui presse la tête contre sa poitrine: il demande ensuite qui est celui qu'il a embrasse. Quelqu'un a besoin de lui dans une affaire qui est facile, il va

Rendez-vous à Paris de quelques honnêtes gens pour la conversation. (La Bruyère. )

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