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survivances, vous lui reprochez son avidité et son ambition; vous dites que tout le tente, que tout lui est propre, aux siens, à ses créatures, et que, par le nombre et la diversité des graces dont il se trouve comblé, lui seul a fait plusieurs fortunes. Cependant qu'a-t-il dû faire? Si j'en juge moins par vos discours que par le parti que vous auriez pris vous-même en pareille situation, c'est précisé ment ce qu'il a fait.

L'on blâme les gens qui font une grande fortune pendant qu'ils en ont les occasions, parceque l'on désespère, par la médiocrité de la sienne, d'être jamais en état de faire comme eux, et de s'attirer ce reproche. Si l'on étoit à portée de leur succéder, l'on commenceroit à sentir qu'ils ont moins de tort, et l'on seroit plus retenu, de peur de prononcer d'avance sa condamnation.

Il ne faut rien exagérer, ni dire des cours le mal qui n'y est point; l'on n'y attente rien de pis contre le vrai mérite que de le laisser quelquefois sans récompense: on ne l'y méprise pas toujours, quand on a pu une fois le discerner: on l'oublie ; et c'est là où l'on sait parfaitement ne faire rien, ou faire très peu de chose, pour ceux que l'on estime beaucoup.

Il est difficile à la cour que, de toutes les pièces que l'on emploie à l'édifice de sa fortune, il n'y en ait quelqu'une qui porte à faux : l'un de mes amis qui a promis de parler ne parle point; l'autre parle mollement : il échappe à un troisième de parler contre mes intérêts et contre ses intentions: à celui-là manque la bonne volonté ; à celui-ci, l'habileté et la prudence: tous n'ont pas assez de plaisir à me voir heureux pour contribuer de tout leur pouvoir à me rendre tel. Chacun se souvient assez de tout ce que son établissement lui a coûté à faire, ainsi que des secours qui lui en ont frayé le chemin : on seroit même assez porté à justifier les services qu'on a reçus des uns par ceux qu'en de pareils besoins on rendroit aux autres, si le premier et l'unique soin qu'on a après sa fortune faite n'étoit pas de songer à soi.

Les courtisans n'emploient pas ce qu'ils ont d'esprit, d'adresse, et de finesse, pour trouver les expédients d'obliger ceux de leurs amis qui implorent leur secours, mais seulement pour

leur trouver des raisons apparentes, de spécieux prétextes, ou ce qu'ils appellent une impossibilité de le pouvoir faire; et ils se persuadent d'être quittes par-là en leur endroit de tous les devoirs de l'amitié ou de la reconnoissance.

Personne à la cour ne veut entamer; on s'offre d'appuyer, parceque, jugeant des autres par soi-même, on espère que nul n'entamera, et qu'on sera ainsi dispensé d'appuyer: c'est une manière douce et polie de refuser son crédit, ses offices, et sa médiation, à qui en a besoin.

Combien de gens vous étouffent de caresses dans le particulier, vous aiment et vous estiment, qui sont embarrassés de vous dans le public, et qui, au lever ou à la messe, évitent vos yeux et votre rencontre! Il n'y a qu'un petit nombre de courtisans qui, par grandeur ou par une confiance qu'ils ont d'eux-mêmes, osent honorer devant le monde le mérite qui est seul, et dénué de grands établissements.

Je vois un homme entouré et suivi; mais il est en place : j'en vois un autre que tout le monde aborde; mais il est en faveur : celui-ci est embrassé et caressé, même des grands; mais il est riche: celui-là est regardé de tous avec curiosité, on le montre du doigt; mais il est savant et éloquent : j'en découvre un que personne n'oublie de saluer; mais il est méchant: je veux un homme qui soit bon, qui ne soit rien davantage, et qui soit recherché.

Vient-on de placer quelqu'un dans un nouveau poste, c'est un débordement de louanges en sa faveur qui inonde les cours et la chapelle, qui gagne l'escalier, les salles, la galerie, tout l'appartement: on en a au-dessus des yeux; on n'y tient pas. Il n'y a pas deux voix différentes sur ce personnage; l'envie, la jalousie, parlent comme l'adulation: tous se laissent entraîner au torrent qui les emporte, qui les force de dire d'un homme ce qu'ils en pensent ou ce qu'ils n'en pensent pas, comme de louer souvent celui qu'ils ne connoissent point. L'homme d'esprit, de mérite, ou de valeur, devient en un instant un génie du premier ordre, un héros, un demi-dieu. Il est si prodigieusement flatté dans toutes les peintures que l'on fait de lui, qu'il paroît difforme près de ses portraits:

il lui est impossible d'arriver jamais jusqu'où la | bassesse et la complaisance viennent de le porter; il rougit de sa propre réputation. Commence-t-il à chanceler dans ce poste où on l'avoit mis, tout le monde passe facilement à un autre avis: en est-il entièrement déchu, les machines qui l'avoient guindé si haut par l'applaudissement et les éloges sont encore toutes dressées pour le faire tomber dans le dernier mépris; je veux dire qu'il n'y en a point qui le dédaignent mieux, qui le blâment plus aigrement, et qui en disent plus de mal, que ceux qui s'étoient comme dévoués à la fureur d'en dire du bien.

Je crois pouvoir dire d'un poste éminent et délicat, qu'on y monte plus aisément qu'on ne s'y conserve.

L'on voit des hommes tomber d'une haute fortune par les mêmes défauts qui les y avoient fait monter.

Il y a dans les cours deux manières de ce que l'on appelle congédier son monde ou se défaire des gens : se facher contre eux, ou faire si bien qu'ils se fâchent contre vous, et s'en dégoûtent. L'on dit à la cour du bien de quelqu'un pour deux raisons: la première, afin qu'il apprenne que nous disons du bien de lui; la seconde, afin qu'il en dise de nous.

Il est aussi dangereux à la cour de faire les avances, qu'il est embarrassant de ne les point faire.

Il y a des gens à qui ne connoître point le nom et le visage d'un homme est un titre pour en rire et le mépriser. Ils demandent qui est cet homme ce n'est ni Rousseau, ni un Fabri', ni La Couture2; ils ne pourroient le méconnoître. L'on me dit tant de mal de cet homme, et j'y en vois si peu, que je commence à soupçonner qu'il n'ait un mérite importun qui éteigne celui des autres.

Vous êtes homme de bien, vous ne songez ni à plaire ni à déplaire aux favoris, uniquement attaché à votre maître et à votre devoir vous êtes perdu.

Brûlé il y a vingt ans. (La Bruyère.) - Dans la première édition, La Bruyère avoit mis : Puni pour des saletés. 1 La Couture, tailleur d'habits de madame la Dauphine: il étoit devenu fou; et, sur ce pied, il demeuroit à la cour, où il faisoit des contes fort extravagants. Il alloit souvent à la toilette de madame la Dauphine.

On n'est point effronté par choix, mais par complexion : c'est un vice de l'être, mais naturel. Celui qui n'est pas né tel est modeste, et ne passe pas aisément de cette extrémité à l'autre : c'est une leçon assez inutile que de lui dire, Soyez effronté, et vous réussirez; une mauvaise imitation ne lui profiteroit pas, et le feroit échouer. Il ne faut rien de moins dans les cours qu'une vraie et naïve impudence pour réussir.

On cherche, on s'empresse, on brigue, on se tourmente, on demande, on est refusé, on demande et on obtient; mais, dit-on, sans l'avoir demandé, et dans le temps que l'on n'y pensoit pas, et que l'on songeoit même à tout autre chose: vieux style, menterie innocente, et qui ne trompe personne.

On fait sa brigue pour parvenir à un grand poste, on prépare toutes ses machines, toutes les mesures sont bien prises, et l'on doit être servi selon ses souhaits: les uns doivent entamer, les autres appuyer : l'amorce est déja conduite, et la mine prête à jouer : alors on s'éloigne de la cour. Qui oseroit soupçonner d'Artemon qu'il ait pensé à se mettre dans une si belle place, lorsqu'on le tire de sa terre ou de son gouvernement pour l'y faire asseoir? Artifice grossier, finesses usées, et dont le courtisan s'est servi tant de fois que, si je voulois donner le change à tout le public, et lui dérober mon ambition, je me trouverois sous l'œil et sous la main du prince pour recevoir de lui la grace que j'aurois recherchée avec le plus d'emportement.

Les hommes ne veulent pas que l'on découvre les vues qu'ils ont sur leur fortune, ni que l'on pénètre qu'ils pensent à une telle dignité, parceque, s'ils ne l'obtiennent point, il y a de la honte, se persuadent-ils, à être refusés; et, s'ils y parviennent, il y a plus de gloire pour eux d'en être crus dignes par celui qui la leur accorde, que de s'en juger dignes eux-mêmes par leurs brigues et par leurs cabales : ils se trouvent parés tout à-la-fois de leur dignité et de leur modestie.

Quelle plus grande honte y a-t-il d'être refusé d'un poste que l'on mérite, ou d'y être placé sans le mériter?

Quelques grandes difficultés qu'il y ait à se

placer à la cour, il est encore plus âpre et plus | fession, et d'une autre, son habit: il masque difficile de se rendre digne d'être placé.

Il coûte moins à faire dire de soi: Pourquoi a-t-il obtenu ce poste? qu'à faire demander: Pourquoi ne l'a-t-il pas obtenu?

L'on se présente encore pour les charges de ville, l'on postule une place dans l'Académie Françoise; l'on demandoit le consulat : quelle moindre raison y auroit-il de travailler les premières années de sa vie à se rendre capable d'un grand emploi, et de demander ensuite sans nul mystère et sans nulle intrigue, mais ouvertement et avec confiance, d'y servir sa patrie, le prince, la république ?

Je ne vois aucun courtisan à qui le prince vienne d'accorder un bon gouvernement, une place éminente, ou une forte pension, qui n'assure par vanité, ou pour marquer son désintéressement, qu'il est bien moins content du don que de la manière dont il lui a été fait : ce qu'il y a en cela de sûr et d'indubitable, c'est qu'il le dit ainsi.

C'est rusticité que de donner de mauvaise grace: le plus fort et le plus pénible est de donner; que coûte-t-il d'y ajouter un sourire?

Il faut avouer néanmoins qu'il s'est trouvé des hommes qui refusoient plus honnêtement que d'autres ne savoient donner; qu'on a dit de quelques uns qu'ils se faisoient si long-temps prier, qu'ils donnoient si sèchement, et chargeoient une grace qu'on leur arrachoit de conditions si désagréables, qu'une plus grande grace étoit d'obtenir d'eux d'être dispensé de rien recevoir.

L'on remarque dans les cours des hommes avides qui se revêtent de toutes les conditions pour en avoir les avantages: gouvernement, charge, bénéfice, tout leur convient ils se sont si bien ajustés que, par leur état, ils deviennent capables de toutes les graces ; ils sont amphibies; ils vivent de l'église et de l'épée, et auront le secret d'y joindre la robe. Si vous demandez : Que font ces gens à la cour? ils reçoivent, et envient tous ceux à qui l'on donne. Mille gens à la cour y traînent leur vie à embrasser, serrer, et congratuler ceux qui reçoivent, jusqu'à ce qu'ils y meurent sans rien avoir.

toute l'année, quoiqu'à visage découvert; il paroît à la cour, à la ville, ailleurs, toujours sous un certain nom et sous le même déguisement. On le reconnoît, et on sait quel il est à son visage.

Il y a, pour arriver aux dignités, ce qu'on appelle la grande voie ou le chemin battu ; il y a le chemin détourné ou de traverse, qui est le plus court.

L'on court les malheureux pour les envisager; l'on se range en haie, ou l'on se place aux fenêtres, pour observer les traits et la contenance d'un homme qui est condamné, et qui sait qu'il va mourir vaine, maligne, inhumaine curiosité ! Si les hommes étoient sages, la place publique seroit abandonnée, et il seroit établi qu'il y auroit de l'ignominie seulement à voir de tels spectacles. Si vous êtes si touchés de curiosité, exercez-la du moins en un sujet noble: voyez un heureux, contemplez-le dans le jour même où il a été nommé à un nouveau poste, et qu'il en reçoit les compliments; lisez dans ses yeux, et au travers d'un calme étudié et d'une feinte modestie, combien il est content et pénétré de soi-même: voyez quelle sérénité cet accomplissement de ses desirs répand dans son cœur et sur son visage; comme il ne songe plus qu'à vivre et à avoir de la santé ; comme ensuite sa joie lui échappe, et ne peut plus se dissimuler; comme il plie sous le poids de son bonheur ; quel air froid et sérieux il conserve pour ceux qui ne sont plus ses égaux ; il ne leur répond pas, il ne les voit pas les embrassements et les caresses des grands, qu'il ne voit plus de si loin, achèvent de lui nuire : il se déconcerte, il s'étourdit; c'est une courte aliénation. Vous voulez être heureux, vous desirez des graces ; que de choses pour vous à éviter !

Un homme qui vient d'être placé ne se sert plus de sa raison et de son esprit pour régler sa conduite et ses dehors à l'égard des autres; il emprunte sa règle de son poste et de son état : de là l'oubli, la fierté, l'arrogance, la dureté, l'ingratitude.

Théonas, abbé depuis trente ans, se lassoit de l'être. On a moins d'ardeur et d'impatience de se voir habillé de pourpre qu'il en avoit de Ménophile emprunte ses mœurs d'une pro- porter une croix d'or sur sa poitrine; et, par

ceque les grandes fêtes se passoient toujours | falloit cette pension ou ce nouveau poste dont

sans rien changer à sa fortune, il murmuroit contre le temps présent, trouvoit l'état mal gouverné, et n'en prédisoit rien que de sinistre: convenant en son cœur que le mérite est dangereux dans les cours à qui veut s'avancer, il avoit enfin pris son parti, et renoncé à la prélature, lorsque quelqu'un accourt lui dire qu'il est nommé à un évêché. Rempli de joie et de confiance sur une nouvelle si peu attendue : Vous verrez, dit-il, que je n'en demeurerai pas là, et qu'ils me feront archevêque.

Il faut des fripons à la cour auprès des grands et des ministres, même les mieux intentionnés; mais l'usage en est délicat, et il faut savoir les mettre en œuvre : il y a des temps et des occasions où ils ne peuvent être suppléés par d'autres. Honneur, vertu, conscience, qualités toujours respectables, souvent inutiles: que voulez-vous quelquefois que l'on fasse d'un homme

de bien?

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Un vieil auteur1, et dont j'ose ici rapporter les propres termes, de peur d'en affoiblir le sens par ma traduction, dit que s'eslongner des < petits, voire de ses pareils, et iceulx vilainer <et despriser, s'accointer de grands et puissants en tous biens et chevances, et en cette leur cointise et privauté estre de tous esbats, gabs, mommeries, et vilaines besoignes; estre <eshonté, saffrannier et sans point de vergogne; endurer brocards et gausseries de tous ‹ chacuns, sans pour ce feindre de cheminer ‹ en avant, et à tout son entregent, engendre heur et fortune. »

il vient d'être honoré pour faire revivre ses vertus à demi effacées de leur mémoire, et en rafraîchir l'idée : ils lui font comme dans les commencements, et encore mieux.

Que d'amis, que de parents naissent en une nuit au nouveau ministre! Les uns font valoir leurs anciennes liaisons, leur société d'études, les droits du voisinage; les autres feuillettent leur généalogie, remontent jusqu'à un trisaïeul, rappellent le côté paternel et le maternel : l'on veut tenir à cet homme par quelque endroit, et l'on dit plusieurs fois le jour que l'on y tient; on l'imprimeroit volontiers: C'est mon ami, et je suis fort aise de son élévation; j'y dois prendre part, il m'est assez proche. Hommes vains et dévoués à la fortune, fades courtisans, parliez-vous ainsi il y a huit jours? Est-il devenu depuis ce temps plus homme de bien, plus digne du choix que le prince en vient de faire? Attendiez-vous cette circonstance pour le mieux connoître?

Ce qui me soutient et me rassure contre les petits dédains que j'essuie quelquefois des grands et de mes égaux, c'est que je me dis à moi-même: Ces gens n'en veulent peut-être qu'à ma fortune, et ils ont raison, elle est bien petite. Ils m'adoreroient sans doute, si j'étois ministre.

Dois-je bientôt être en place! le sait-il? est-ce en lui un pressentiment? il me prévient, il me salue.

Celui qui dit: Je dînai hier à Tibur, ou j'y soupe ce soir, qui le répète, qui fait entrer dix fois le nom de Plancus dans les moindres conversations, qui dit: Plancus1 me demandoit... je disois à Plancus......., celui-là même apprend dans ce moment que son héros vient d'être enlevé par une mort extraordinaire. Il part de la maison, il rassemble le peuple dans les places ou sous les portiques, accuse le mort, décrie sa conduite, dénigre son consulat, lui ôte jusqu'à la science des détails que la voix publique lui

Jeunesse du prince, source des belles fortunes. Timante, toujours le même, et sans rien perdre de ce mérite qui lui a attiré la première fois de la réputation et des récompenses, ne laissoit pas de dégénérer dans l'esprit des courtisans : ils étoient las de l'estimer, ils le saluoient froidement, ils ne lui sourioient plus; ils commençoient à ne le plus joindre, ils ne l'embrassoient plus, ils ne le tiroient plus à l'écart pour après la mort de Louvois, il est difficile de ne pas reconnoître,

lui parler mystérieusement d'une chose indifférente, ils n'avoient plus rien à lui dire. Il lui

La Bruyère, dans un des chapitres précédents, s'est amusé à écrire quelques phrases en style de Montaigne. Il est probable qu'il a fait la même chose ici, et que le passage du prétendu vieil auteur n'est qu'un pastiche de sa composition.

Dans ce passage, ajouté aux CARACTÈRES en 1692, un an

sous le nom de Plancus, ce fameux ministre, enlevé par une mort si extraordinaire, qu'on crut ne pouvoir l'expliquer que par le poison, et laissant une mémoire si peu regrettée, qu'on dut être tenté de lui contester ses qualités les plus incontesta bles, la science des détails, une heureuse mémoire, et jusqu'au titre d'homme sévère et laborieux. Si Plancus est Louvois, Tibur est Meudon, habitation où Louvois avoit fait des dépenses royales, et tenoit une cour de monarque.

accorde, ne lui passe point une mémoire heu- | aime la faveur éperdument; mais sa passion a

reuse, lui refuse l'éloge d'un homme sévère et laborieux, ne lui fait pas l'honneur de lui croire parmi les ennemis de l'empire un ennemi.

Un homme de mérite se donne, je crois, un joli spectacle lorsque la même place à une assemblée, ou à un spectacle, dont il est refusé, il la voit accorder à un homme qui n'a point | d'yeux pour voir, ni d'oreilles pour entendre, ni d'esprit pour connoître et pour juger; qui n'est recommandable que par de certaines livrées, que même il ne porte plus.

Théodote1, avec un habit austère, a un visage comique et d'un homme qui entre sur la scène: sa voix, sa démarche, son geste, son attitude, accompagnent son visage; il est fin, cauteleux, doucereux, mystérieux; il s'approche de vous, et il vous dit à l'oreille : Voilà un beau temps, voilà un grand dégel. S'il n'a pas les grandes manières, il a du moins toutes les petites, et celles même qui ne conviennent guère qu'à une jeune précieuse. Imaginez-vous l'application d'un enfant à élever un château de cartes, ou à se saisir d'un papillon; c'est celle de Théodote pour une affaire de rien, et qui ne mérite pas qu'on s'en remue: il la traite sérieusement, et comme quelque chose qui est capital; il agit, il s'empresse, il la fait réussir : le voilà qui respire et qui se repose, et il a raison : elle lui a coûté beaucoup de peine. L'on voit des gens enivrés, ensorcelés de la faveur : ils y pensent le jour, ils y rêvent la nuit; ils montent l'escalier d'un ministre, et ils en descendent; ils sortent de son antichambre, et ils y rentrent; ils n'ont rien à lui dire, et ils lui parlent; ils lui parlent une seconde fois : les voilà contents, ils lui ont parlé. Pressez-les, tordez-les, ils dégouttent l'orgueil, l'arrogance, la présomption; vous leur adressez la parole, ils ne vous répondent point, ils ne vous connoissent point, ils ont les yeux égarés et l'esprit aliéné : c'est à leurs parents à en prendre soin et à les renfermer, de peur que leur folie ne devienne fureur, et que le monde n'en souffre. Théodote a une plus douce manie: il

moins d'éclat : il lui fait des vœux en secret, il la cultive, il la sert mystérieusement; il est au guet et à la découverte sur tout ce qui paroît de nouveau avec les livrées de la faveur. Ontils une prétention, il s'offre à eux, il s'intrigue pour eux, il leur sacrifie sourdement mérite, alliance, amitié, engagement, reconnoissance. Si la place d'un Cassini devenoit vacante, et que le suisse ou le postillon du favori s'avisât de la demander, il appuieroit sa demande, il le jugeroit digne de cette place, il le trouveroit capable d'observer et de calculer, de parler de parélies et de parallaxes. Si vous demandiez de Théodote s'il est auteur ou plagiaire, original ou copiste, je vous donnerois ses ouvrages, et je vous dirois : Lisez, et jugez; mais, s'il est dévot ou courtisan, qui pourroit le décider sur le portrait que j'en viens de faire? Je prononcerai plas hardiment sur son étoile : oui, Théodote, j'ai observé le point de votre naissance; vous serez placé, et bientôt : ne veillez plus, n'imprimez plus; le public vous demande quartier.

N'espérez plus de candeur, de franchise, d'équité, de bons offices, de services, de bienveillance, de générosité, de fermeté, dans un homme qui s'est depuis quelque temps livré à la cour, et qui secrètement veut sa fortune. Le reconnoissez-vous à son visage, à ses entretiens? Il ne nomme plus chaque chose par son nom; il n'y a plus pour lui de fripons, de fourbes, de sots, et d'impertinents. Celui dont il lui échapperoit de dire ce qu'il en pense est celui-là même qui, venant à le savoir, l'empêcheroit de cheminer. Pensant mal de tout le monde, il n'en dit de personne; ne voulant du bien qu'à lui seul, il veut persuader qu'il en veut à tous, afin que tous lui en fassent, ou que nul du moins lui soit contraire. Non content de n'être pas sincère, il ne souffre pas que personne le soit; la vérité blesse son oreille; il est froid et indifférent sur les observations que l'on fait sur la cour et sur le courtisan; et, parcequ'il les a entendues, il s'en croit complice et responsable. Tyran de la société et martyr de son ambition, il a une triste circonspection dans sa conduite et dans ses discours, une raillerie innocente, mais froide et lité de courtisan et d'auteur semble lui convenir assez particu- contrainte, un ris forcé, des caresses contrefailièrement, et le reste du portrait s'accorde assez avec l'idée qu'on a conservée de lui.

Les clefs nomment l'abbé de Choisy. En effet, la double qua

tes, une conversation interrompue, et des dis

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