Page images
PDF
EPUB

« combien qu'il fût en sa puissance se faire seigneur « de beaucoup de bien, et que Scipion, ayant pris de « force Carthage, ne toucha ni ne vit oncques rien de « tout le pillage? » Ces objections sont de véritables réfutations, et il seroit inutile d'y rien ajouter, si la pensée de La Rochefoucauld, appliquée à l'ensemble de l'univers, n'échappoit au raisonnement de Plutarque. L'auteur prétendoit-il lui donner un sens aussi étendu? je ne le crois pas, car il a écrit de l'homme et rien que de l'homme. C'est dans la société qu'il l'observe, et jamais dans la solitude qui nous rapproche de Dieu. D'ailleurs, il suffit de montrer les résultats de la pensée ainsi entendue, pour absoudre La Rochefoucauld. En effet attribuer à la fortune les évènements dont on ne comprend pas les causes, c'est se faire un dieu de son ignorance; et cependant ceux qui veulent donner le gouvernement du monde au hasard se gardent bien de lui laisser gouverner leur maison, leur femme et leurs enfants. Les insensés! ils voient qu'une petite famille ne pourroit subsister un an sans une grande prudence, et ils enseignent que le monde, pris dans son ensemble, a pu subsister cinq mille ans sans le pouvoir d'une volonté éclairée! Ce seroit donc faire injure à La Rochefoucauld, que de placer dans son Livre la réfutation d'un système que sa vie, sa mort et ses ouvrages mêmes désavouent. Mais on peut au moins lui faire l'application d'une de ses Maximes : << Il n'y a guère d'homme assez habile pour connoître tout le mal qu'il fait. » (Maxime 269.)

CCCCXXXVI.

«<

Il est plus aisé de connoître l'homme en général que de connoitre un homme en particulier.

Le livre des Maximes est une réfutation de cette pensée; l'auteur y montre la prétention de peindre l'homme en général, et ne peut sortir des exceptions. Pour savoir quelque chose de l'homme, il ne suffit pas de peindre le monde et de s'étudier soimême comme le fait souvent La Rochefoucauld avec beaucoup de sagacité; il faut encore comprendre quelle est notre mission sur la terre, et pour la comprendre, cette mission, il faut considérer l'humanité tout entière. Les peuples ne sont que les membres de ce grand tout que nous appelons le genre humain : et c'est en étudiant le but du genre humain qu'on apprendra celui de chaque homme en particulier; on saura si sa mission est la reconnoissance et l'amour, si le desir du bonheur que rien ne peut satisfaire lui a été donné en vain, et si tout ce qu'il y a de grand dans sa pensée, de sublime dans son cœur, doit s'évanouir à jamais avec la poussière de son corps.

CCCCXXXVII.

qualités, mais par l'usage qu'il en sait faire.

On ne doit pas juger du mérite d'un homme par ses grandes

Cette Maxime, que l'on peut appliquer au cardinal de Retz, condamne également le duc de La Rochefoucauld. Tous deux eurent de grandes qualités, et tous deux en firent un mauvais usage. La même pensée est reproduite dans la Maxime 159.

CCCCXXXIX. xxix.

Nous ne desirerions guère de choses avec ardeur, si nous connoissions parfaitement ce que nous desirons.

« Si tu connoissois en quoi consiste le bien de la « vie, disoit Léonidas à Xerxès, tu ne convoiterois « pas ce qui est à autrui. » Il semble que nous ne sachions pas souhaiter ce qui pourroit nous rendre heureux, et c'est une chose remarquable que notre bonheur vient rarement de l'accomplissement de nos desirs; c'est que nous desirons d'après les passions qui nous aveuglent, et que le bonheur ne nous est donné que par la sagesse qui nous éclaire.

CCCCXLVII.

La bienséance est la moindre de toutes les lois, et la plus suivie.

« Un vieillard desirant voir l'esbattement des jeux olympiques, ne pouvoit trouver place à s'asseoir, et passant par-devant beaucoup de lieux, on se gaudissoit et se moquoit de lui, sans que personne le voulût recevoir, jusque là qu'il arriva à l'endroit où estoient les Lacédémoniens assis, là où tous les enfants et beaucoup d'hommes se levèrent au-devant de lui, et lui cédèrent leur place. Toute l'assemblée des Grecs remarqua bientôt cette honeste façon de faire, et avec bastement de mains desclarèrent qu'ils la louoient grandement. Adonc le pauvre vieillard

Croulant sa teste et sa barbe chenue

en plourant : « Eh Dieu! dit-il, que de maulx! on « voit bien que tous les Grecs entendent ce qui est << honeste, mais il n'y a que les Lacédémoniens qui « le fassent. »

Cet exemple prouve assez que la bienséance tient aux mœurs et fait partie de la morale: c'est le savoir-vivre, c'est la décence, c'est le respect des autres et de soi, c'est enfin le respect des choses divines; car il ne faut pas la confondre avec le bien dire, elle est le bien faire. Un baladin ne sauroit l'enseigner, l'éducation de l'ame la donne, et il n'est

I PLUTARQUE, Apophthegmes des Lacédémoniens, § LXIX.

peut-être pas un signe extérieur, non seulement de bienséance, mais encore de simple politesse, qui n'ait son principe moral éloigné. On ne dira donc point avec l'auteur, que la bienséance est la moindre de toutes les lois, puisqu'elle ressort de la vertu, et qu'on ne peut la méconnoître sans entrer dans la carrière du vice. Nous l'avons vu disparoître aux jours sanglants de la terreur; et ce qui donne à cette époque un caractère unique dans l'histoire, ce n'est pas qu'il y ait eu des bourreaux, mais que ces bourreaux aient pris plaisir à se montrer sous les formes les plus abjectes. C'est un spectacle digne des méditations du législateur, que celui d'un peuple entier, civilisé et sans bienséance. Aujourd'hui même le sentiment des bienséances s'est altéré parmi nous. Chez les peuples anciens, il étoit réglé par la vertu; chez nos pères, par les délicatesses de l'honneur. Mais nos révolutions successives ont affoibli ce dernier mobile et changé le caractère de la nation : elle ne tend plus qu'au pouvoir; et l'ambition qui s'y propage efface tout et remplace tout.

CCCCLII.

Il n'y a point d'homme qui se croie, en chacune de ses qualités, au-dessous de l'homme du monde qu'il estime le plus.

La Rochefoucauld étoit doué du plus rare mérite, et cependant je ne pense pas qu'il se soit jamais cru l'égal de Bossuet en éloquence, de Richelieu en politique, de L'Hospital en vertu, et du grand Condé dans l'art funeste de la guerre. Que s'il a pu le croire, au moins lui a-t-il fallu reconnoître qu'il n'avoit pas su donner de l'éclat à ces grandes qualités, ce qui le plaçoit dès lors au-dessous de ceux dont il s'estimoit l'égal; car, pour me servir d'une de ses expressions, ce n'est pas assez d'avoir de grandes qualités, il en faut avoir l'économie. (Maxime 459.)

CCCCLXI.

La vieillesse est un tyran qui défend, sur peine de la vie, tous les plaisirs de la jeunesse.

L'auteur ne mettoit-il au nombre des plaisirs que les vices qui abusent la jeunesse? Cette Maxime semble le faire entendre, car la vieillesse, qu'il appelle un tyran, n'enlève guère que cette sorte de plaisirs-là. Elle ne dérobe ni la confiance en Dieu, ni les jouissances de l'étude, ni la joie de faire le bien, ni le bonheur d'aimer ses amis, sa famille, sa patrie! Sans doute elle affoiblit le corps, mais l'ame nous reste; et pour être surchargés d'années, nous ne cessons ni d'aimer, ni d'être aimés. Les délices de la jeunesse ne sont-ils pas dans l'amour de notre père, comme les délices de la vieillesse sont dans l'amour de nos enfants? voilà les véritables plaisirs, et ils ap

partiennent à tous les âges. Ah! si Dieu n'avoit pas mêlé l'amour aux choses de la terre, quel être le remercieroit de lui avoir donné la vie!

CCCCLXVIII.

Il y a des méchantes qualités qui font de grands talents.

Répétition des Maximes 90 et 354.

CCCCLXX.

Toutes nos qualités sont incertaines et douteuses, en bien comme en mal; et elles sont presque toutes à la merci des occasions.

Cette pensée est moins tranchante que la 177o, dont cependant elle n'est qu'une modification. (Voyez la note.) CCCCLXXI.

Dans les premières passions, les femmes aiment l'amant; et dans les autres, elles aiment l'amour.

La pensée seroit plus juste en la renversant ainsi : Dans les premières passions, les femmes aiment l'amour; dans les autres, elles aiment l'amant.

CCCCLXXIV.

Il y a peu de femmes dont le mérite dure plus que la beauté.

Je me représente l'auteur de cette Maxime, tantôt se rappelant l'ambition de madame de Chevreuse, la légèreté de Ninon, et surtout l'inconstance de madame de Longueville; tantôt environné des La Fayette, des Sévigné, des Scudéry, et de cette aimable madame de Coulanges qui donna tant de charmes à la vieillesse. Alors je me demande, La Rochefoucauld a-t-il voulu se venger des premières, ou offrir aux secondes une marque de son estime ?

[blocks in formation]

croire que la vertu est fausse et la persécuter? Tel | inutile, mais dont la présence décèle toujours un bon est cependant le système de La Rochefoucauld; sa terrain. Le vieux Caton disoit aussi qu'il falloit précondamnation est dans cette Maxime; mais on se de- férer les jeunes gens qui rougissoient à ceux qui pâmande en vain dans quel but il l'a écrite. Veut-il faire lissoient; les uns ne témoignant que la crainte d'être entendre que son Livre n'est qu'un jeu brillant de son blâmé, tandis que dans les autres on voyoit la esprit, ou prétend-il renverser, par son exemple, sa crainte d'être convaincu. théorie de vanité et d'amour-propre, en nous démontrant qu'il peut, avec la même indifférence, faire la critique de son ouvrage et la satire du cœur humain? Quoi qu'il en soit, il est au moins permis de conclure de cette Maxime, que l'auteur ne tenoit pas beaucoup à des opinions qu'il traitoit avec tant de mépris.

CCCXCI.

L'extrême avarice se méprend presque toujours; il n'y a point de passion qui s'éloigne plus souvent de son but, ni sur qui le présent ait tant de pouvoir, au préjudice de l'avenir.

Tous les vices se méprennent ainsi, tous s'éloignent de leur but, qui est le bien-être matériel, et c'est une chose qui devroit être dite au moins une fois dans chaque livre: rien ne nous est défendu que ce qui fait notre malheur : l'intempérance et l'incontinence, parcequ'elles ruinent notre santé; la colère et l'orgueil, parcequ'ils aveuglent notre raison; l'avarice, parcequ'elle contraint d'acquérir et défend de jouir; la paresse, parcequ'elle enfante la misère; et l'irréligion, parcequ'elle nous laisse sans appui

et sans vertu.

CCCCXCII.

L'avarice produit souvent des effets contraires : il y a un nombre infini de gens qui sacrifient tout leur bien à des espérances douteuses éloignées; d'autres méprisent de grands avantages à venir pour de petits intérêts présents.

L'auteur confond ici l'avidité, la cupidité et l'avarice, passions qui ont peut-être une source commune, mais dont les effets sont bien différents. L'homme avide est presque toujours pressé de posséder, et souvent il sacrifie de grands avantages à venir à de petits intérêts présents: le cupide, au contraire, méprise les avantages présents pour de grandes espérances dans l'avenir; tous deux veulent posséder et jouir. Mais l'avare possède et ne jouit que du plaisir de posséder, il ne hasarde rien, il ne donne rien, il n'espère rien; toute sa vie est concentrée dans son coffre-fort; hors de là, il n'a plus de besoin !

CCCCXCV.

Il faut que les jeunes gens qui entrent dans le monde soient honteux ou étourdis: un air capable et composé se tourne d'ordinaire en impertinence.

Cette observation appuie celle de Plutarque, qui compare la timidité des jeunes gens à une plante

CCCCXCVII.

Il ne sert de rien d'être jeune sans être belle, ni d'être belle sans être jeune.

Maxime trop générale. La jeunesse tient souvent lieu de beauté, et l'exemple de Ninon prouve que la beauté peut quelquefois tenir lieu de jeunesse.

DI.

L'amour, tout agréable qu'il est; plaît encore plus par les manières dont il se montre, que par lui-même.

Cette Maxime renferme dans un tour délicat une pensée fine, spirituelle et galante, mais elle fait voir aussi que La Rochefoucauld ne connut jamais le véritable amour; et pour me servir de ses propres expressions, son esprit en eut la connoissance, mais elle ne passa jamais jusqu'à son cœur1. Au reste, cet aveu lui est échappé plusieurs fois, puisqu'on lit dans les Mémoires de Segrais : « La Rochefoucauld disoit avoir vu l'amour dans les romans, mais ne l'avoir jamais éprouvé. »

DIV.

Après avoir parlé de la fausseté de tant de vertus apparentes, il est raisonnable de dire quelque chose de la fausseté du mépris de la mort. J'entends parler de ce mépris de la mort que les païens se vantent de tirer de leurs propres forces, sans l'espérance d'une meilleure vie. Il y a différence entre souffrir la mort constamment et la mépriser. Le premier est assez ordinaire; mais je crois que l'autre n'est jamais sincère. On a écrit néanmoins tout ce qui peut le plus persuader que la mort n'est point un mal, et les hommes les plus foibles, aussi-bien que les héros, ont donné mille exemples célèbres pour établir cette opinion. Cependant je doute que personne de bon sens l'ait jamais cru; et la peine que l'on prend pour le persuader aux autres et à soi-même, fait assez voir que cette entreprise n'est pas aisée. jamais raison de mépriser la mort. Ceux même qui se la donnent On peut avoir divers sujets de dégoût dans la vie; mais on n'a

volontairement, ne la comptent pas pour si peu de chose, et ils s'en étonnent et la rejettent comme les autres, lorsqu'elle vient

à eux par une autre voie que celle qu'ils ont choisie. L'inégalité que l'on remarque dans le courage d'un nombre infini de vaillants hommes, vient de ce que la mort se découvre différemment à leur imagination, et y paroît plus présente en un temps qu'en un autre. Ainsi il arrive qu'après avoir méprisé ce qu'ils ne connoissent pas, ils craignent enfin ce qu'ils connoissent. Il faut éviter de l'envisager avec toutes ses circonstances, si on

Ce singulier aveu termine le portrait que La Rochefoucauld a tracé de lui-même.

• Mémoires de Segrais, p. 82.

[ocr errors][ocr errors]

ne veut pas croire qu'elle soit le plus grand de tous les maux. Les plus habiles et les plus braves sont ceux qui prennent de plus honnêtes prétextes pour s'empêcher de la considérer; mais tout homme qui la sait voir telle qu'elle est, trouve que c'est une chose épouvantable. La nécessité de mourir faisoit toute la constance des philosophes. Ils croyoient qu'il falloit aller de bonne grace où l'on ne sauroit s'empêcher d'aller; et ne pouvant éterniser leur vie, il n'y avoit rien qu'ils ne fissent pour éterniser leur réputation et sauver du naufrage ce qui en peut être garanti. Contentons-nous, pour faire bonne mine, de ne nous pas dire à nous-mêmes tout ce que nous en pensons, et espérons plus de notre tempérament que de ces foibles raisonnements, qui nous font croire que nous pouvons approcher de la mort avec indifférence. La gloire de mourir avec fermeté, l'espérance d'être regretté, le desir de laisser une belle réputation, l'assurance d'être affranchi des misères de la vie, et de ne dépendre plus des caprices de la fortune, sont des remèdes qu'on ne doit pas rejeter. Mais on ne doit pas croire aussi qu'ils soient infaillibles, Ils font pour nous assurer, ce qu'une simple haie fait souvent à la guerre, pour assurer ceux qui doivent approcher d'un lieu d'où l'on tire. Quand on en est éloigné, on s'imagine qu'elle peut mettre à couvert; mais quand on en est proche, on trouve que c'est un foible secours. C'est nous flatter, de croire que la mort

nous paroisse de près ce que nous en avons jugé de loin, et que nos sentiments, qui ne sont que foiblesse, soient d'une trempe assez forte pour ne point souffrir d'atteinte par la plus rude de toutes les épreuves. C'est aussi mal connoître les effets de l'amour-propre, que de penser qu'il puisse nous aider à compter pour rien ce qui le doit nécessairement détruire; et la raison, dans laquelle on croit trouyer tant de ressources, est trop foible en cette rencontre pour nous persuader ce que nous voulons. C'est elle au contraire qui nous trahit le plus souvent, et qui, au lieu de nous inspirer le mépris de la mort, sert à nous découvrir ce qu'elle a d'affreux et de terrible. Tout ce qu'elle peut faire pour nous, est de nous conseiller d'en détourner les yeux pour les arrêter sur d'autres objets. Caton et Brutus en choisirent d'illustres. Un laquais se contenta, ́ y a quelque temps, de danser sur l'échafaud où il alloit étre roue. Ainsi, bien que les motifs soient différents, ils produisent les mèmes effets: de sorte qu'il est vrai que, quelque disproportion qu'il y ait entre les grands hommes et les gens du commun, on

il

a vu mille fois les uns et les autres recevoir la mort d'un même visage; mais c'a toujours été avec cette différence, que, dans le mépris que les grands hommes font paroître pour la mort, c'est l'amour de la gloire qui leur en ôte la vue; et dans les gens du commun, ce n'est qu'un effet de leur peu de lumières qui les empêche de connoître la grandeur de leur mal, et leur laisse la liberté de penser à autre chose.

Pour bien apprécier l'esprit de cette Maxime, il faut se rappeler les principes de l'auteur et tracer un tableau rapide de toute sa doctrine; il a dit: La modération', la clémence, la justice3, l'amitié, la reconnoissance, la libéralité, la pitié?, n'existent qu'en apparence, et ne se pratiquent que par vanité, par crainte, ou par égoïsme. Le vice n'a rien d'odieux, la vertu n'a rien de louable; ils sont l'effet d'un pouvoir que l'homme ne peut changer $ c'est l'influence du tempérament, c'est l'œuvre des

[blocks in formation]
[ocr errors]

organes'; que s'il est de beaux dévouements, de hautes vertus, on n'arrive jusque-là qu'autant qu'on est conduit par le vice. En un mot, nous n'agissons que par intérêt; or, il est dans notre intérêt d'être méchant, parcequ'il y a moins de danger à faire du mal qu'à faire trop de bien 3 : voilà l'homme tel que

l'a fait l'auteur des Maximes! Et si un tel homme existe, doit-on s'étonner de le voir effrayé de sa dernière heure? La peur est la conséquence des actions, comme la maxime est la conséquence du système. En effet, l'écrivain qui s'est efforcé d'anéantir la vertu devoit nous considérer comme des êtres stupides que la nature pousse d'une main dédaigneuse vers la mort, chose épouvantable ! Mais, pour la représenter ainsi, songez à tout ce qu'il a fait et voyez tout ce qu'il va faire. Ce n'est pas dans la vérité qu'il raisonne, c'est dans l'erreur; il l'établit pour en élayer sa doctrine, il dit: Je considère la mort comme les païens, sans l'espérance d'une meilleure vie. Ainsi, caché sous le manteau de quelques anciens sophistes, et se croyant en sûreté, il se hâte de tout dire, la honte de l'athéisme ne retombera pas sur sa tête. Dès lors ce qui n'étoit qu'une supposition devient un principe, sur lequel repose non la doctrine des anciens, mais la sienne. Il ne présente pas l'homme à la mort, il le présente au néant, et il s'étonne de ses cris d'effroi ! Dans cette extrémité il le montre la rougeur sur le front, le blasphème à la bouche, s'attachant même à ses douleurs; et, semblable au Satan de Milton, préférant les tourments de l'enfer à l'horreur de n'être pas. Ainsi ce n'est pas la terreur de la mort qui fait le sujet de cette dernière Maxime, c'est la terreur du néant : et cette terreur, loin d'être une cruauté de la nature, est un de ses plus grands bienfaits. La Rochefoucauld l'avoit donc entendue aussi, celle voix secrète de sa conscience qui lui révéloit son immortalité !

« Etre des êtres! Dieu créateur de mon intelli<«< gence, qui vous conçoit! seroit-il vrai que la vie «< fût un présent si funeste? elle est, je l'avoue, un <«< mélange de joie et de misère, de travail et de « repos, et vous nous y avez attachés par un double «< lien, l'amour du plaisir et la crainte de la douleur! « Je reconnois que cette barrière posée par vos puis<<< santes mains étoit nécessaire pour nous arrêter « quelques moments dans cette vallée de larmes ! << Sans elle nous nous serions précipités vers vous « pour jouir de votre gloire et de vos bienfaits; car <«< attendu que je suis capable de croire à vous, je «< sens que vous êtes ; et attendu que je suis capable

[blocks in formation]

nité; les infortunés la bénissent comme l'unique refuge où l'homme ne peut atteindre l'homme. Osez donc la bannir de ce monde! ou plutôt écoutez la nature qui vous dit: Si vous n'aviez la mort, vous me maudiriez de vous en avoir privés '.

a de beaucoup souhaiter, je sens que vous êtes ca- | phe du méchant ! La voici assise aux portes de l'éter<«<pable de beaucoup donner. Mais parcequ'il n'est « pas entré dans vos plans de nous inspirer le mépris « de la mort, s'ensuit-il que la mort soit une chose « horrible, et que l'effroi qu'elle inspire soit un sen<< timent général ? Les petits enfants, que déja vous « avez attachés à la vie par le plaisir, ignorent ces << craintes douloureuses : comme les fleurs superflues « de nos vergers, poussées par un doux zéphyr, « tombent doucement sur le gazon, de même nos « enfants, ces tendres fleurs du genre humain, tom« bent chaque jour entre les bras de la mort. S'il est « des craintes dans un autre âge, elles ne viennent pas tant de notre amour pour la vie, que de nos « criminelles défiances envers vous qui nous l'avez « donnée; et cependant rien ne nous annonce que « que vous soyez cruel! Toutes vos œuvres sont des << bienfaits, partout je vois votre justice, partout la <«< nature m'avertit de votre bonté. La grandeur de « mon intelligence devroit seule m'effrayer, car elle « m'unit à vous! et mon ame embrasse à la fois « l'immensité et l'éternité, puisqu'elle vous connoît. « Oui, tout nous dit que vous êtes, et que vous êtes << bon; cette joie de faire le bien qui nous élève à « vous, cette inquiétude de l'immortalité, ces am«bitions sans bornes, ce souci du plaisir d'aimer, « notre ivresse, nos ravissements, nos douleurs, « tout nous dit que l'homme n'est lui-même qu'un « dieu exilé.

« La plainte est donc une ingratitude, et le plus « horrible des blasphèmes est de dire la mort est un « mal. Quoi ! nous ne recevons la vie que pour aller « à la mort, et la mort seroit un mal? Il y auroit un << supplice inévitable avant qu'il y eût un crime « commis? L'horreur de cette assertion, ô mon « Dieu ! en prouve la fausseté; car il s'ensuivroit « que tant d'êtres innocents étant condamnés, vous « cesseriez d'être juste, d'être bon! vous cesseriez « d'être Dieu, votre essence étant la bonté et la jus«tice. Ah! sans doute il en coûteroit moins alors de « rejeter votre existence, que de supposer celle d'un « tyran. »

Ainsi, la crainte de la mort conduit les esprits élevés à l'athéisme, comme elle conduit les esprits vulgaires à la superstition: d'où je conclus qu'un pareil sentiment ne peut être qu'un mensonge, parcequ'il ne peut produire que du mal.

Mais la mort, loin d'être la plus épouvantable des choses, est le plus grand des biens. Considérée dans l'ensemble de la création, elle est, comme dit Montaigne, une des pièces de l'ordre de l'univers. Elle devoit y régner, puisque la douleur y règne! elle devoit y régner, puisque le crime y règne! elle devoit y régner pour terminer les maux du juste et le triom

Non seulement il ne la faut pas craindre, mais il la faut chérir, parceque son amour doit nous faire vivre heureusement. Aimer la mort, c'est s'oter la moitié des peines de la vie; c'est s'ouvrir une perspective qui rend le malheur supportable et la vertu facile. J'ai perdu ma fortune : irai-je regretter ce qu'il faut quitter si tôt et si certainement? J'ai perdu un ami : lui envierai-je le bonheur d'être arrivé plus tôt que moi au terme de mes desirs? Suis-je comme Epictète accablé sous le poids de la misère et des infirmités, j'entrevois l'heure sacrée du repos qui m'apprend que je suis aimé des dieux! Enfin, les satellites d'un tyran me demandent-ils une action infâme, je leur réponds comme les Lacédémoniens à Antipater: Si tu nous commandes choses plus grièves que la mort, nous en mourrons tant plus facilement! La vie est une épreuve imposée au genre humain; c'est l'apprentissage d'un état plus digne de nous bonne, je la quitte sans peine, ainsi qu'une tâche agréable finie avec le jour; mauvaise, je la supporte parceque la mort m'encourage et me rassure. Que fait d'ailleurs sa brièveté? la plus longue vie, dit Plutarque, n'est pas la meilleure, mais bien la plus vertueuse. On ne loue pas celui qui a le plus longuement harangué ou gouverné, mais celui qui l'a bien fait 3. La mort est donc un bien qui ne me sauroit manquer; je marche à elle joyeusement! heureux si je pouvois hâter son secours par quelque action vertueuse! Mourir pour la patrie, pour l'humanité, c'est bâter notre récompense : et qui ne s'écrie alors avec Epaminondas : Embrassons la mort sacrée, non comme une nécessité, mais comme le plus grand des biens!

Mais, dites-vous, un laquais sait aussi braver la mort! Insensé ! qui ne distinguez pas la fureur de la vertu! Un laquais criminel est mort en dansant, et vous opposez au courage, à la résignation des plus grands hommes, la bassesse d'un misérable qui connoissoit si peu le prix de la vie, qu'il a donné, et sa vie et son ame pour un crime! Croyez-vous que s'il avoit compris, je ne dis pas comme Fénelon, mais comme le dernier des chrétiens, que la mort est un bienfait, il s'y seroit préparé par des actions infâmes? Ceux qui connoissent la mort ne la méprisent pas, l'aiment; et c'est le défaut de lumière qui empêche

Essais, livre I, chap. 19.

» PLUTARQUE, Apophth. des Lacédémoniens.
3 Consolations à Apollonius, §. 35.

ils

« PreviousContinue »