Page images
PDF
EPUB

retour vers la probité'. Telle est la réponse fou- | droyante de J.-J. Rousseau à cette Maxime. Mais il lui est arrivé ce qui arrive presque toujours aux adversaires de La Rochefoucauld: pendant qu'on l'attaque d'un côté, il s'échappe de l'autre. En effet, J.-J. Rousseau semble n'avoir pas embrassé la pensée tout entière. Lorsque le vice imite la vertu, ce ne peut être que par intérêt: or, imiter la vertu par intérêt, c'est prouver que la vertu est bonne, et prouver que la vertu est bonne, c'est lui rendre hommage.Sous ce rapport, la pensée de La Rochefoucauld est juste, et il me semble que Vauvenargues n'ait fait que la traduire lorsqu'il a dit : L'utilité de la vertu est si manifeste, que les méchants la pratiquent par intérêt.

CCXXIII.

Il est de la reconnoissance comme de la bonne foi des mar

chands : elle entretient le commerce; et nous ne payons pas parcequ'il est juste de nous acquitter, mais pour trouver plus facilement des gens qui nous prêtent.

Cette comparaison avilissante tend à faire confondre deux choses absolument opposées, l'intérêt pécuniaire, qui est purement matériel, avec une affection de l'ame qui est purement morale. L'intérêt et la vanité, qui parfois sont les mobiles de nos actions, ne le deviennent jamais de nos sentiments. S'ils l'étoient, les plus grandes reconnoissances devroient naître des plus grands bienfaits. Il n'en va pas ainsi. Le cœur ne calcule point, mais il sait démêler les bienfaits du cœur d'avec ceux qui prennent leur source dans la vanité; il aime tout ce qui encourage à la vertu, et tout ce qui la récompense. Tel soldat, au champ d'honneur, a reçu avec transport une simple épaulette, qui plus tard reçoit avec indifférence le bâton de maréchal. L'épaulette avoit été accordée à son mérite, le bâton de maréchal au besoin qu'on avoit de ses talents, ou à d'autres motifs politiques. La reconnoissance ne s'attache donc point à la valeur du bienfait, mais au sentiment qui l'accorde; elle n'est donc point inspirée par l'intérêt, mais par l'amour. Cette vérité honore le cœur humain, mais elle n'excuse pas les ingrats, quoiqu'elle puisse expliquer bien des ingratitudes; car la reconnoissance n'est pas seulement un sentiment, elle est aussi un devoir. Alors ce n'est plus l'affaire du cœur, c'est celle de la vertu. L'ingratitude embrasse à elle seule tous les vices, et c'est un mot heureux que celui-ci de La Rochefoucauld: « L'orgueil ne veut « pas devoir, et l'amour-propre ne veut pas payer. » (Maxime 228.) Mais vouloir faire entrer dans la reconnoissance les mêmes vices qui entrent dans l'ingratitude, c'est une contradiction évidente, et que * J.-J. ROUSSEAU, Réponse au Roi de Pologne.

rien ne peut ni excuser ni expliquer, à moins qu'on ne dise encore avec La Rochefoucauld: « Nos actions << sont comme des bouts rimés que chacun fait rap« porter à ce qu'il lui plaît. »

CCXXXVII.

Nul ne mérite d'être loué de sa bonté, s'il n'a pas la force d'être méchant. Toute autre bonté n'est le plus souvent qu'une paresse ou une impuissance de la volonté.

En opposant le mot méchant au mot bonté, l'auteur a sacrifié la vérité de la pensée à l'élégance de la phrase. La dernière partie de la Maxime donne le véritable sens de la première. On ne peut l'entendre qu'ainsi : Nul ne mérite d'être loué de sa bonté s'il n'a la force d'être juste; ou en d'autres termes, la pitié envers les méchants est une cruauté envers les gens de bien'. Il est facile de reconnoître que la Maxime de La Rochefoucauld est encore une critique du caractère d'Anne d'Autriche.

CCXXXVIII.

Il n'est pas si dangereux de faire du mal a la plupart des hommes, que de leur faire trop de bien.

Après avoir établi que nous ne sommes vertueux que par intérêt, l'auteur veut établir qu'il est dans notre intérêt de ne pas l'être. L'enchaînement du système révèle le sens de cette pensée; c'est un prétexte pour suivre le vice, c'est une maxime encourageante pour le crime, et qui semble lui promettre même du repos. Ainsi donc vous trouvez le crime moins dangereux que la vertu, voilà vos principes; ainsi donc il est dans notre intérêt de faire le mal, voilà votre morale. Sans doute le sage qui consacre sa vie au bonheur des hommes, en peut recevoir des outrages; mais celui qui les frappe et les écrase, pensez-vous qu'il soit hors de leur atteinte? Si l'un est persécuté, l'autre est toujours puni. L'histoire est là pour attester qu'aucun homme n'a jamais triomphé impunément des douleurs des hommes. Vous dites, sans doute, que cette punition est souvent tardive; qu'importe, pourvu que justice soit faite? « Qu'un «< méchant, dit Plutarque, soit puni de son forfait << trente ans après qu'il l'a commis, est autant <«< comme s'il étoit gehenné ou pendu sur l'heure « de vespres et non pas dès le matin 2. » Mais je vais plus loin. S'il est vrai que la victime soit toujours plus heureuse que les persécuteurs, que deviennent vos principes? et ici je ne demande d'autre juge que vous-même; vous prononcerez dans votre propre cause; et c'est une cause où le méchant se condamme;

I BERNARDIN DE SAINT-PIERRE, Études de la Nature.
PLUTARQUE, Des Délais de la Justice divine.

car, dit encore Plutarque: « Il n'y a homme de si <<bas cœur qui n'aimât mieux être Thémistocle tout << banni, que non pas Leobates, celui qui le fit << bannir, et Cicéron, qui fut déchassé, que non pas « Clodius qui le chassa, ou Timothée, qui fut con<< traint d'abandonner son pays, qu'Aristophon son << accusateur, ou Socrate mourant, qu'Anitus qui le « fit mourir '. » Il est donc moins dangereux de faire du bien aux hommes que de leur faire du mal. L'histoire l'atteste, la conscience l'atteste, et toutes deux parlent comme l'Écriture: « La méchanceté ne sau<< vera point celui qui est méchant 2. »

CCCXLVII.

La fidélité qui paroît en la plupart des hommes, n'est qu'une invention de l'amour-propre, pour attirer la confiance; c'est un moyen de nous élever au-dessus des autres, et de nous rendre dépositaires des choses les plus importantes.

Avec une semblable idée de la fidélité, comment La Rochefoucauld a-t-il pu se plaindre de l'ingratitude d'Anne d'Autriche ? Cette reine ne pouvoit-elle pas lui dire: Vous avez été fidèle à mes intérêts, mais c'étoit une invention de votre amour-propre pour attirer ma confiance, que je ne puis vous donner; en un mot, je ne dois aucune reconnoissance à une fidélité dont j'ai été le but et non l'objet. Qu'auroit-il pu répondre? Payer l'amour-propre par l'ingratitude, c'est l'estimer à sa juste valeur : qui adopte les principes doit en supporter les conséquences; ce sont les fruits de l'arbre, ne le secouez pas si vous craignez leur amertume. Heureusement qu'il est toujours auprès des vices que La Rochefoucauld décrit, une vertu qu'il oublie. La fidélité n'est point une invention de l'amour-propre, elle est une condition de l'honneur. Dans le monde, on n'excuse l'infidélité que chez les amants, et quand l'amour est fidèle on en fait une vertu. Pour être juste, l'auteur devoit dire: La fidélité qui paroît en la plupart des courtisans, et non en la plupart des hommes. Quand on a eu le malheur de vivre à la cour, on peut avoir acquis le droit de juger les courtisans, mais non celui de calomnier le genre humain.

CCLI.

CCLIII.

L'intérêt met en œuvre toutes sortes de vertus et de vices. Répétition de la Maxime 187.

CCLVII.

La gravité est un mystère du corps, inventé pour cacher les défauts de l'esprit.

Il ne peut être question ici que de la gravité affectée. On sait que le duc de La Rochefoucauld voufut avoir sur cette Maxime l'avis de deux personnes d'un caractère bien différent, le grand Arnauld et Ninon de l'Enclos; Arnauld approuva la Maxime, Ninon la condamna. Il est malheureux qu'on ne nous ait pas conservé les raisons qui dûrent appuyer ces deux jugements contraires.

CCLVIII.

Le bon goût vient plus du jugement que de l'esprit.

Pour montrer combien cette Maxime est incomplète, il faut établir les principes.

Il y a deux espèces de goût bien distincts, le goût fondé sur le jugement de l'esprit, et le goût fondé sur le jugement du cœur l'un est intelligence, l'autre sentiment; l'un s'éclaire par l'étude, l'autre est inspiré par la nature : leur réunion peut seule composer le goût parfait. Ces deux espèces de goût sont distribuées avec une grande inégalité : celui qui vient du cœur et qui s'exerce sur les beautés morales appartient à tous les hommes; et, à cet égard, on ne peut trop admirer la suprême sagesse qui a répandu, avec tant de profusion, les facultés nécessaires à notre existence, et qui ne s'est montrée avare que des talents inutiles à notre bonheur. Ainsi, dans tout ce qui tient au sentiment et à la vertu, notre goût est éclairé par la nature c'est l'ame qui juge alors, et tous les hommes ont reçu assez de sensibilité pour reconnoître ce qui leur est bon, et pour en porter un jugement. Il n'en est pas de même du goût qui vient de l'intelligence et qui s'exerce sur les œuvres de l'esprit. Celui-là est plus rare : il n'a été donné qu'à un petit nombre d'hommes, parcequ'il n'étoit pas utile à tous. C'est un juge qui analyse les plaisirs, qui y ajoute ou qui en retranche; c'est un

:

Il y a des personnes à qui les défauts siéent bien, et d'autres choix plus ou moins délicat, ce n'est jamais une inqui sont disgraciées avec leurs bonnes qualités.

Répétition des Maximes 90, 155 et 275. Ainsi, dans un des ouvrages les plus courts de notre langue, la même pensée se retrouve quatre fois.

PLUTARQUE, Du Bannissement. Ecclésiast., chap. XIV.

spiration. Lorsque dans une iminense assemblée le vieil Horace prononce le fameux qu'il mourut, l'amour de la patrie qui pénètre le cœur de ce malheureux père est compris de la multitude, qui prononce le même jugement parcequ'elle a ressenti la même émotion. Mais quelle différence dans ce qui tient an goût de l'esprit! A la première représentation du

Misanthrope, au moment où Oronte consulte Alceste

sur ces vers,

Belle Phyllis, on désespère

Alors qu'on espère toujours!

les applaudissements s'élevèrent de toutes les parties de la salle, et le public trouva charmant le sonnet que Molière lui présentoit comme un modèle de ridicule. La foule ne se seroit pas méprise ainsi sur des beautés morales ou héroïques. L'ame de Corneille pouvoit élever l'ame de ses auditeurs : elle étoit sûre d'y trouver des sentiments que son génie savoit réveiller; mais il falloit plus de temps à Molière pour éclairer l'intelligence du public, former son goût, instruire son esprit. Il résulte des principes que nous avons établis, que les jugements du cœur et ceux de l'esprit n'étant que les conséquences des impressions reçues, ils seront d'autant plus profonds que l'un aura plus de sensibilité, et l'autre plus de lumière.

Cette division entre le goût qui vient de la sensibilité et le goût qui vient de l'intelligence, jette une grande lumière sur les divers jugements que nous portons des mêmes choses aux divers âges de la vie. Dans la jeunesse on prend facilement l'exagération pour de la grandeur, l'affectation pour de l'esprit, la hauteur pour de la noblesse. C'est ainsi qu'on pré fère d'abord Sénèque à Cicéron, Lucain à Virgile, Ovide à Horace, parceque l'expérience et l'étude peuvent seules nous apprendre à connoître l'opposition qui règne entre ces prétendues beautés et la nature. Aussi voit-on nos jugements changer à mesure que le goût de l'intelligence se perfectionne. Alors

on rentre dans la vérité.

J'étois pour Ovide à vingt ans, Je suis pour Horace à quarante,

a dit un poète; et en parlant ainsi il faisoit l'histoire complète du goût.

CCLXI.

L'éducation que l'on donne d'ordinaire aux jeunes gens est un second amour-propre qu'on leur inspire.

C'est par l'amour-propre qu'on excite l'émulation, et l'émulation du premier âge fait l'ambition de toute la vie. Vous me répétez sans cesse : Sois le premier; vous m'excitez à devenir dominateur, envieux et jaloux; vous éveillez les passions, puis vous vous étonnez de leur ouvrage ! Quel fruit prétendiez-vous donc recueillir d'une éducation dont le mobile est un vice, si ce n'est le vice ou même le crime, les succès de quelques uns et le malheur de tous? Telles sont les conclusions rigoureuses d'une Maxime dont il faut savoir gré à l'auteur, car elle a inspiré de belles pages à J.-J. Rousseau; et Bernardin de Saint-Pierre traité d'éducation qui termine les Études de la Naauroit pu la prendre pour épigraphe de l'excellent

ture.

CCLXII.

Il n'y a point de passion où l'amour de soi-même règne si puissamment que dans l'amour ; et on est toujours plus disposé à sacrifier le repos de ce qu'on aime, qu'à perdre le sien.

Comme si l'on pouvoit sacrifier le repos de ce qu'on aime sans perdre le sien? Remarquez que l'a

mour de soi n'est ici que l'égoïsme. Helvétius et les

philosophes du dix-huitième siècle ne l'ont pas aude nos sentiments, c'étoit avilir l'homme; et comme trement entendu. Ils savoient bien qu'avilir l'origine La Rochefoucauld, leur maître, ils espéroient nous dérober la vérité à la faveur d'une définition incomplète. Il est donc indispensable de remonter à la source des passions humaines, afin de décider si notre nature est bonne ou mauvaise, c'est-à-dire, si l'amour de soi doit être confondu avec l'égoïsme, et si l'homme est un être méprisable ou divin.

L'amour de soi existe dans tous les hommes, mais il se partage en deux sentiments divers qu'il est important de bien distinguer : l'un nous dirige vers

Revenant donc à la Maxime de La Rochefoucauld, nous conclurons de nos observations, que le goût par-les choses physiques, l'autre vers les choses morales. fait ne vient pas plus du jugement que de l'esprit, mais qu'il nait de la réunion d'un bon esprit et d'un bon cœur.

CCLX.

La civilité est un desir d'en recevoir, et d'être estimé poli. La civilité est l'art de rendre à chacun ce qui lui est dû, suivant son sexe, son âge, son rang ou son mérite; c'est l'art de laisser chacun à sa place sans sortir de la sienne : dans un certain monde tout cela se fait par habitude, et peut-être la pensée de La Rochefoucauld n'est-elle applicable qu'à ceux qui ont besoin d'y songer.

C'est le double flambeau de notre double nature. Nous donnons au premier le nom d'intérêt physique, parcequ'il est le moteur de toutes les actions qui n'ont d'autre but que le bien-être matériel; intérêt trompeur qui nous persuade trop souvent que le mal peut produire le bien. La débauche, les friponneries, la lâcheté, ce qui amuse les sens, ce qui sauve le corps aux dépens de la vertu, sont les objets de cette passion. Si quelquefois elle inspire de bonnes actions, c'est qu'elle espère recevoir plus qu'elle ne donne; se montrer bienfaisant, généreux, magnanime, pour acquérir des richesses ou de la considération, c'est calculer, c'est opérer des échanges;

or, comment un pareil commerce pourroit-il consti- | la conscience éclaire et qui produit la vertu; et pour

tout résoudre par un exemple, voyez ce que l'intérêt physique fit de Tibère et de Cromwell, voyez ce que l'intérêt moral fit de Socrate et de Fénelon.

Cette distinction peut jeter un grand jour non seulement sur le Livre de La Rochefoucauld, mais encore sur ceux d'Helvétius et de ses disciples. Si tout nous semble vil dans l'homme des philosophes, c'est qu'ils ont confondu, à dessein, ces deux sortes d'intérêt, ou, pour mieux dire, c'est qu'ils ont présenté l'intérêt physique comme le mobile de toutes nos

tuer la vertu, lorsqu'il ne peut faire un honnête homme qu'autant qu'il y a quelque chose à gagner? Mais il est un intérêt d'un ordre supérieur qui, loin de nuire à la pureté de nos actions, les rend dignes des regards de Dieu; nous lui donnons le nom d'intérêt moral, parceque, négligeant tous les biens matériels, il ne s'attache qu'à ceux de l'ame; et il ne faut pas le considérer comme l'ennemi du corps, il n'est que l'ennemi des excès. Être vertueux, c'est donc agir dans notre véritable intérêt, c'est s'aimer soi-même, mais d'un amour dont les effets se répan-actions, quoiqu'il ne soit que la source de nos vices. dent avec bienveillance autour de nous. Car, il faut le remarquer, toutes les actions qui sont dans notre intérêt moral sont en même temps dans l'intérêt du genre humain, tandis que toutes les actions qui sont dans notre intérêt physique se concentrent dans un égoïsme fatal aux autres hommes et à nous-même. Mourir comme Socrate, c'est agir dans l'intérêt moral; vivre comme Anytus, c'est agir dans l'intérêt physique l'un nous avilit, l'autre nous élève : l'un ne s'étend pas au-delà des choses de la terre, l'autre va chercher sa récompense jusque dans le ciel; et cependant il est vrai de dire que chacun rapporte tout à soi, mais avec cette différence que le centre de l'intérêt physique, c'est le moi matériel, et que le centre de l'intérêt moral, c'est l'humanité tout entière.

:

Les effets de ces deux intérêts ne sont pas moins opposés que leurs passions. L'intérêt physique est purement sensuel : celui qui s'y abandonne sacrifie tout à lui, et ses sacrifices le laissent dans une volupté insatiable et mécontente; ne pouvant sortir de ses vices, il marche ainsi vers la mort, à qui il voudroit en vain ne présenter qu'une vile poussière. L'intérêt moral, au contraire, est purement intellectuel; il sacrifie tout aux autres, et de ses plus grands sacrifices naissent ses plus douces jouissances. Que Vincent de Paul semble s'oublier soi-même en prodiguant ses biens et ses jours aux malheureux, qu'il pousse l'abnégation jusqu'à se charger des chaînes d'un forçat pour le sauver du désespoir, il reçoit un contentement au-dessus de ce qu'il donne; dans ce sens, il est vrai de dire qu'il travaille à son bonheur en songeant à celui d'un autre; c'est donc son intérêt qu'il suit ; intérêt vertueux qui entre dans les sentiments qui nous portent vers le ciel!

Quant à la Maxime qui a servi de texte à ces réflexions, elle reçoit naturellement l'application de nos principes. Celui qui est plus disposé à sacrifier le repos de ce qu'il aime qu'à perdre le sien, n'aime pas même sa maîtresse comme il devroit aimer son prochain; et si l'on veut appeler cela de l'amour, il ne faut pas au moins en chercher la source dans l'intérét moral.

En terminant, nous remarquerons que la Maxime de La Rochefoucauld a été mise en vers par Corneille, dans la troisième scène du premier acte de Bérénice; et sans examiner si de pareilles idées sont bien à leur place dans une tragédie, nous mettrons sous les yeux du lecteur ce passage vraiment singu|lier:

DOMITIEN.

Je trouve peu de jour à croire qu'elle m'aime
Quand elle ne regarde et n'aime que soi-même.

ALBIN.

Seigneur, s'il m'est permis de parler librement,
Dans toute la nature aime-t-on autrement?
L'amour-propre est la source en nous de tous les autres;
C'en est le sentiment qui forme tous les nôtres :
Lui seul allume, éteint ou change nos desirs,
Les objets de nos vœux le sont de nos plaisirs.
Vous-même qui brûlez d'une ardeur si fidèle,
Aimez-vous Domitie ou vos plaisirs en elle?
Et quand vous aspirez à des liens si doux,
Est-ce pour l'amour d'elle ou pour l'amour de vous?
De sa possession l'aimable et chère idée
Tient vos sens enchantés et votre ame obsédée;
Mais si vous connoissiez quelques destins meilleurs,
Vous porteriez bientôt toute cette ame ailleurs.
Sa conquête est pour vous le comble des délices;
Vous ne vous figurez ailleurs que des supplices;
C'est par là qu'elle seule a droit de vous charmer,
Et vous n'aimez que vous quand vous croyez l'aimer.

Il faut convenir que Domitien doit être un peu étourdi d'une semblable tirade, et l'on peut, sans

Ainsi l'amour de soi se divise en deux intérêts: de l'un vient notre foiblesse, de l'autre vient notre force; l'un est un faux calcul de l'esprit, l'autre est une sublime inspiration de l'ame; et, comme nous donnons au premier le nom d'égoïsme, nous donne-nuire à la mémoire du grand Corneille, rendre à La Rochefoucauld tout l'honneur de ce raisonnement.

rons au second le nom de sagesse. Pris dans ce derl'amour de soi devient un sentiment que

nier sens,

CCLXIII.

Ce qu'on nomme libéralité n'est le plus souvent que la vanité de donner, que nous aimons mieux que ce que nous donnons.

et

L'action de celui qui donne étant celle d'un égoïste, les sentiments de celui qui reçoit seront ceux d'un ingrat. Que penseriez-vous d'un malheureux dont une main généreuse viendroit soulager la misère, qui remercieroit son bienfaiteur en lui disant : « Votre libéralité n'est que de la vanité, que vous aimez mieux que ce que vous me donnez?» Est-ce donc là ce que votre philosophie peut nous apprendre? Certes, on ne sauroit trop le répéter, une Maxime qui pourroit détruire le repos du genre humain ne peut être qu'une Maxime fausse. Ici, vous tuez la reconnoissance dans l'ame du malheureux; plus loin vous tuerez la pitié dans l'ame du bienfaiteur. Vous ôtez à la créature la plus foible les deux seuls refuges de sa misère, la pitié et la bienfaisance. Je ne dis rien de la religion, vous n'en parlez pas; et pour remplacer ces biens inestimables, je ne vois dans votre livre que le mépris de nous-mêmes, la crainte de la mort, la haine des hommes, et l'oubli de Dieu !

Ainsi plus on avance dans l'étude de ce Livre, et plus on est tenté de lui appliquer ces paroles de Montaigne : « De tant d'ames et effets qu'il juge, « de tant de mouvements et de conseils, il n'en rap« porte jamais un seul à la vertu, à la religion, à la « conscience : comme si ces parties-là étoient du tout « esteintes au monde, et de toutes les actions pour << belles par apparence qu'elles soient d'elles-mesmes, « il en rejette la cause à quelque occasion vicieuse, « ou à quelque profit. Il est impossible d'imaginer « que parmi cet infini nombre d'actions de quoi il « juge, il n'y en ait eu quelqu'une produite par la « voie de la raison. Nulle corruption peut avoir saisi « les hommes si universellement que quelqu'un n'é« chappe à la contagion. Cela me fait craindre qu'il « y ait un peu de vice de son goût; et peut estre ad« venu qu'il ait estimé un autre selon soi '. »

CCLXIV.

La pitié est souvent un sentiment de nos propres maux dans les maux d'autrui ; c'est une habile prévoyance des malheurs où nous pouvons tomber. Nous donnons du secours aux autres pour les engager à nous en donner en de semblables occasions; et ces services que nous leur rendons, sont, à proprement parler, des biens que nous nous faisons à nous-mêmes par avance.

En nous livrant à la douleur, Dieu nous donna la pitié; la pitié si dédaignée des gens heureux et qui est un baume salutaire pour les infortunés. Ce sen

Essais, livre II, chap. 40.

timent est un des liens de la société, car il unit le fort au foible, le premier au dernier, et cela par un mouvement naturel que la bienfaisance suit aussitôt. La Rochefoucauld veut y trouver une habile prévoyance des malheurs où nous pouvons tomber; il se trompe, nous n'avons pas la crainte de redevenir enfant; cependant c'est l'àge qui inspire les plus vifs sentiments de pitié. L'aspect d'un homme souffrant nous touche, mais nous courons vers l'enfant dont les cris nous appellent. Des peuples barbares contempleront avec une stupide indifférence l'incendie d'un palais, ou la ruine d'un empire; mais jamais ils ne

verront sans être émus, des enfants au bas âge suivre tout éplorés le corps de leur mère au tombeau. Tant qu'il y aura des hommes, la pitié restera sur la terre, parceque tant qu'il y aura des hommes, y aura des malheureux.

il

Qu'on ne s'étonne point au reste de l'erreur de La Rochefoucauld; on peut dire ici sans le calomnier qu'il a écrit selon son cœur, puisque dans le portrait qu'il trace de lui-même, il ne craint pas de s'exprimer ainsi sur la pitié : « On peut témoigner « beaucoup de compassion, car les malheureux sont « si sots, que cela leur fait le plus grand bien du « monde ; mais je tiens aussi qu'il faut se contenter « d'en témoigner et se garder soigneusement d'en << avoir. C'est une passion qui n'est bonne à rien au« dedans d'une ame bien faite, qui ne sert qu'à « affoiblir le cœur et qu'on doit laisser au peuple, etc.»> Cet aveu est non seulement la plus grande injure qu'un homme puisse se faire à lui-même, c'est encore une réfutation complète de tout ce que l'auteur a écrit de la pitié. Comment auroit-il apprécié un sentiment qu'il regardoit comme une foiblesse, et dont il se défendoit comme d'un vice? Mais ne l'accusons ni d'ignorance, ni d'insensibilité; cherchons plutôt à pénétrer le secret de sa pensée, et nous apprendrons pourquoi il a jeté tant de mépris sur la pitié. Tout se lie dans ce système où tout semble dispersé sans ordre, et la Maxime qu'on vient de lire est la conséquence du livre entier. La pitié est un sentiment naturel qui tend à modérer dans chacun l'activité de l'amour de soi '. Elle ne réfléchit pas, elle agit; par ses inspirations le bien est fait avant qu'on sache que c'est le bien, et quelquefois contre notre intérêt. C'est une loi de la nature qui prouve notre misère, car elle ne pouvoit être donnée qu'à des ètres destinés au malheur; mais aussi c'est un sentiment généreux qui prouve notre excellence, car il inspire des actions vertueuses à ceux mêmes qui croient n'être guidés que par l'égoïsme. On voit maintenant comment la pitié détruit le système de

ROUSSEAU, Discours sur l'origine de l'inégalité, etc.

p. 101.

« PreviousContinue »