Page images
PDF
EPUB

XXVIII.

La jalousie est, en quelque manière, juste et raisonnable, puisqu'elle ne tend qu'à conserver un bien qui nous appartient ou que nous croyons nous appartenir: au lieu que l'envie est une fureur qui ne peut souffrir le bien des autres.

Ici comme dans une foule d'autres Maximes, l'au teur n'envisage qu'un des côtés de la passion qu'il veut excuser. Il n'y a point de coupable qui n'ait ses raisons. Dans les ames communes, la jalousie ne développe que bassesses, méfiances, soupçons; dans les ames vigoureuses, ses fruits sont la fureur et le crime. Chacun en supporte le poids suivant sa force; mais l'avilissement est pour tous. Quant à l'envie, passion obscure, lâche, honteuse d'elle-même, elle ne souffre pas toujours du bien des autres, mais seulement de n'être pas aussi bien que les autres. Charron l'a supérieurement définie, lorsqu'il a dit : C'est un regret du bien que les autres possèdent, et qui tourne ce bien à notre mal.

XXIX.

XXXV.

L'orgueil est égal dans tous les hommes, et il n'y a de différence qu'aux moyens et à la manière de le mettre au jour.

L'orgueil n'étant qu'une fausse mesure de nousmoins d'étendue suivant notre caractère ou nos pasmêmes, il est évident que cette mesure a plus ou sions. Soutenir que l'orgueil est égal dans tous les hommes, c'est donc soutenir qu'Alexandre et saint Louis avoient le même caractère et les mêmes passions; c'est ne mettre nulle différence entre Pradon, qui se plaignoit de l'injustice du public soulevé contre ses pièces, et Racine, qui, frappé de la froideur de la douloureuse pensée qu'il s'étoit trompé; enfin, ce même public pour Athalie, emporta dans la tombe c'est nier la modestie, vertu des ames délicates, et qui sert de voile aux autres vertus.

XXXVII.

L'orgueil a plus de part que la bonté aux remontrances que nous faisons à ceux qui commettent dès fautes, et nous ne les reprenons pas tant pour les en corriger, que pour leur persuader

Le mal que nous faisons ne nous attire pas tant de persécution que nous en sommes exempts. et de haine que nos bonnes qualités.

Il est deux manières de considérer cette Maxime :

comme maxime générale, et comme maxime d'excep

tion. La première proposition seroit une absurdité. La Rochefoucauld n'a pas pu dire que, dans le commerce habituel de la vie, la sincérité, l'innocence, la générosité, la modestie, nous attirent la haine et la persécution; tandis que la colère, l'injustice, la violence, la mauvaise foi, nous donnent des amis. En se bornant donc à la seconde proposition, il faut avouer que les grandes qualités irritent quelquefois les méchants, et qu'elles excitent la persécution; mais dire qu'elles appellent la haine, c'est calomnier le genre humain. Socrate et Fénelon furent persécutés, ils ne furent point hais; ou plutôt jamais ils n'inspirèrent autant d'amour qu'au moment où ils recueilloient le prix de leurs vertus, l'un dans une prison, l'autre dans l'exil. Si vous êtes méchants, les hommes vous haissent; si vous êtes bons, ils vous persécutent. Heureusement le choix est facile entre ces deux extrémi

tés, car on peut supporter l'injustice des hommes, mais leur haine est un supplice qui ne nous laisse ni consolation ni refuge. (V. la note de la Maxime 258.)

XXXIV.

Si nous n'avions point d'orgueil, nous ne nous plaindrions pas de celui des autres.

Pensée plus brillante que solide. L'absence de l'orgueil ne nous rend point insensible; on peut donc, sans avoir de l'orgueil, être blessé de celui des autres.

Il y a au moins de grandes exceptions à cette règle; et La Rochefoucauld ne pensoit pas sans doute en faire l'application aux leçons paternelles et aux conseils de l'amitié. Avertir et être averti, dit Cicéron, c'est le propre de l'amitié. Au reste, l'auteur en convient lui-même dans une autre pensée qu'il est difficile de mettre d'accord avec celle-ci.

« Le plus grand effet de l'amitié, dit-il, n'est pas « de montrer nos défauts à un ami, c'est de lui faire « voir les siens. » (Maxime 410.)

XXXVIII.

Nous promettons selon nos espérances, et nous tenons selon nos craintes.

Nouveau trait du caractère de Mazarin. Sans reconnoissance pour les services passés, il ne laissoit l'audace de s'en faire craindre. L'art de promettre tomber les graces de la cour que sur ceux qui avoient d'espérance, flatteur de ses propres courtisans, il fut pour lui l'art de régner. Prodigue seulement amusoit leur vanité, laissant entrevoir dans l'avenir des faveurs considérables pour se dispenser d'en accorder de légères. La Rochefoucauld fut victime de ses promesses hypocrites; mais il ne pensoit pas, sans doute, que lire dans le cœur de Mazarin c'étoit lire dans le cœur de tous les hommes.

On trouve dans les Fragments historiques de Racine, une explication ingénieuse de cette politique de Mazarin : nous la citons comme le complément de la pensée de La Rochefoucauld.

[blocks in formation]

Si la bonne ou la mauvaise disposition du corps régloit la force ou la foiblesse de l'esprit, il en résulteroit nécessairement que tous ceux dont les organes sont sains devroient avoir l'esprit vigoureux, et que tous ceux dont les organes sont malades devroient avoir l'esprit foible: chose que l'expérience dément, et que par cela même il est inutile de combattre. La Rochefoucauld a-t-il voulu dire que l'ame est une harmonie de toutes les parties du corps, et que la puissance de la pensée augmente ou diminue, suivant la perfection de cette harmonie? Il faudroit toujours en conclure qu'un corps foible ne donneroit qu'une ame foible, ce qui est également contraire à l'expérience. César étoit d'une complexion délicate; et c'est dans un corps débile brûloit que l'ame la plus énergique de Rome, celle de Caton. D'un autre côté, si la force de l'esprit étoit un résultat de l'harmonie de tous les membres du corps, lorsqu'un homme auroit perdu un bras, sa pensée devroit s'affoiblir, ce qui n'est point encore arrivé. L'esprit agit, au contraire, avec d'autant plus de liberté que le corps le charge moins. Le délicat Athénien avoit une ame bien autrement' énergique que les Cimbres et les Teutons, dont la taille étoit énorme. Mais l'absurdité du système paroît mieux encore, lorsqu'au lieu d'un membre on retranche un organe ou même un sens; car la perte d'un organe devroit anéantir une partie de l'ame, si celleci n'étoit qu'une harmonie de toutes les parties du corps. Et cependant a-t-on vu que la cécité d'Homère, de Milton et de Delille eût affoibli leur génie? et ne semble-t-il pas, au contraire, que leurs inspirations devenoient plus sublimes, à mesure que la perte de leurs organes les détachoit de la terre?

1Œuvres de Racine, tome V, p. 299; Faris, Lefèvre, 1821.

Notre pensée est infinie; elle se porte dans le passé et dans l'avenir. J'entends, par le passé, communication avec Plutarque, Socrate et Platon. Et, quant au présent, ma pensée pénètre aussi facilement dans les pays les plus éloignés qu'elle a pénétré dans les siècles: jusque-là, qu'elle me transporte à volonté dans toutes les contrées que j'ai parcourues. Or, si l'ame étoit une modification de la matière, elle iroit par les mêmes degrés; et comme pour aller à Rome il faut traverser les Alpes et l'Italie, de même mon esprit ne pourroit se peindre le Colisée ou le Panthéon qu'après avoir parcouru successivement tous les pays intermédiaires.

On m'objectera peut-être qu'en réfutant les matérialistes je cesse de réfuter La Rochefoucauld. Si cela étoit, mes arguments subsisteroient encore pour répondre à ceux qui seroient tentés de donner cette extension à sa doctrine. Mais est-il bien sûr que je ne combatte pas l'auteur des Maximes, et faut-il révéler avec quel art perfide il sait jeter comme au hasard une opinion dangereuse, se réservant de la développer ensuite sans scandale; offrant le poison à ceux qui le cherchent, ne le dérobant qu'aux ames indifférentes, et marquant enfin le véritable point de départ de toutes les doctrines funestes qui ont ravagé le dix-huitième siècle? Pour mettre cette triste vérité dans tout son jour, il suffit de rapprocher la Maxime 44 de la 297o, ainsi conçue :

« Les humeurs du corps ont un cours ordinaire et « réglé, qui meut et qui tourne imperceptiblement <«< notre volonté ; elles roulent ensemble et exercent « successivement un empire secret en nous, de sorte << qu'elles ont une part considérable à toutes nos ác«<tions, sans que nous le puissions connoître. »>

Une pareille Maxime n'est-elle pas un cours complet de matérialisme? Ainsi s'éblouit lui-même un esprit supérieur, lorsque, cessant de s'appuyer sur les principes de la saine morale, il ne songe qu'à flétrir la vertu. Rousseau lui auroit dit : Tu crois me montrer un homme, et je ne vois dans tes mains qu'un cadavre. Ainsi done, suivant La Rochefoucauld, la disposition de nos organes fait notre force ou notre foiblesse, et nos actions dépendent en grande partie du cours de nos humeurs. Il a dit plus haut que la sagesse n'étoit que de l'hypocrisie, que la vertu n'étoit que de l'amour-propre; il dira plus loin que la fortune gouverne le monde. Que nous laissera-t-il pour nous consoler? nos vices et sa philosophie !

On n'a que trop, de nos jours, vanté cette influence du tempérament pour nier celle de la vertu. Nos physiologistes croient sérieusement avoir tout expliqué lorsqu'ils nous apprennent que la férocité de Sylla dépendoit d'une rigidité de fibres, et la

modestie de Fabius d'une humeur pituiteuse 1. Cette découverte est briliante, et sans doute elle est aussi vraie que morale. Mais comment l'appliquer au caractère de Titus, par exemple, qui, avant d'être l'amour du genre humain, faisoit dire aux citoyens de Rome, épouvantés de ses cruautés et de ses débauches, qu'il seroit un autre Néron? Denique propalam alium Neronem et opinabantur et prædicabant. Quel changement s'est donc opéré dans les fibres ou dans les humeurs de cet homme aujourd'hui cruel, demain vertueux? Un semblable exemple suffiroit pour détruire toutes les théories des matérialistes, lors même que nous ne sentirions pas en nous la force de vaincre nos passions, qui n'est que la liberté de choisir entre le vice et la vertu. Il est vrai que cette force morale ne se produit pas tout à coup et d'elle-même, mais qu'il faut y exercer son ame, et ceci prouve encore en notre faveur, car ce n'est pas en formant son corps qu'on devient un être moral, mais en formant sa pensée. Voyez l'absurdité de votre doctrine! Si elle étoit vraie, il faudroit en conclure que les remèdes de l'ame ne se trouvent ni dans Platon, ni dans l'Evangile, mais dans la Pharmacopée universelle, ou dans le Dictionnaire des sciences médicales. Quelle morale lumineuse que celle où, pour faire de Néron un Socrate, il suffiroit d'une ordonnance de médecin!...

Je sais que les propagateurs de la doctrine de La Rochefoucauld s'appuient des aberrations de la raison humaine, suite du dérangement de quelques organes. Ils triomphent lorsqu'ils ont dit: Les fous et les imbéciles prouvent pour nous. Voilà un singulier raisonnement et un singulier triomphe! Ainsi donc, parcequ'une taie s'est formée sur votre œil, vous en concluez que votre œil n'existe pas. Eh bien! moi je conclus que l'ame des fous existe dans le cerveau comme l'œil existe sous la taie; mais elle dort, elle est au cachot. Faites tomber la taie de l'œil, et il reverra la lumière; rétablissez les conditions nécessaires à la vue de l'ame, et sa raison brillera. Au reste, toutes ces erreurs prennent leur source dans une vérité dont les conséquences ont été exagérées, c'est que l'harmonie établie entre le corps et l'ame ne peut être dérangée sans que l'un ou l'autre ne s'en ressente. Mais ceci est un effet purement moral, une prévoyance conservatrice, une voie ouverte à la vertu. Tout excès rompt l'accord de notre double nature, dont la raison est la règle commune. Or, pour en conserver l'harmonie, il n'y a pas deux routes; celle de la vertu est forcée, parceque la vertu seule peut borner les passions de l'ame

Art de perfectionner l'homme, tome II, pages 487 et 490. > SUETON., Titus, § VII.

et refréner les appétits du corps. Les effets opposés de ces passions et de ces appétits offrent d'ailleurs une preuve bien remarquable de ce que nous avons déja appelé notre double nature. Les plaisirs des sens s'usent avec les sens : ils sont rapides et pleins de retours amers, tandis que les plaisirs de l'ame, l'étude, la bienfaisance, toutes les vertus enfin, ont d'autant plus de douceur que nous nous y exerçons davantage. Les premiers nous épuisent vite, conds accroissent nos forces; l'abus des uns nous précipite vers la mort, l'usage constant des autres nous fait chérir jusqu'aux maux de la vie, en nous ouvrant un horizon sans borne dans l'éternité.

XLVIII.

les se

[blocks in formation]

Cette Maxime a besoin d'être expliquée. On a honte de la mauvaise fortune, parcequ'elle suppose toujours vice ou foiblesse; mais la persécution donne à ses victimes une importance qui les honore et les console. On ne les plaint pas seulement, on les admire, et le malheur prend alors le caractère auguste de la vertu. C'est donc à ceux qu'on persécute que s'adresse la Maxime de La Rochefoucauld, et il faut s'étonner que l'aspect même du malheur n'ait pu lui arracher qu'une pensée flétrissante. Il est bien à plaindre, celui qui ne voit que la vanité dans nos douleurs! Ah! sans doute, un autre sentiment transportoit le bon Plutarque, lorsque tout pénétré d'amour pour la sagesse, enviant jusques aux maux qui l'honorent, il s'écrioit : «Ne redoutons ni le ban« nissement d'Aristide, ni la prison d'Anaxagore, << ni la pauvreté de Socrate, ni la condamnation de « Phocion, ains reputons avec tout cela leur vertu << aimable et desirable, et courrons droit à elle pour << l'embrasser, ayant toujours en la bouche à cha

«< cun de leurs accidents ce beau vers d'Euripide:

Que tout sied bien à un cœur généreux ' ! »

LV.

La haine pour les favoris n'est autre chose que l'amour de la faveur. Le dépit de ne la pas posséder se console et s'adoucit par le mépris que l'on témoigne de ceux qui la possèdent; et nous leur refusons nos hommages, ne pouvant pas leur ôter ce qui leur attire ceux de tout le monde.

LXVII.

La bonne grace est au corps ce que le bon sens est à l'esprit.

Il semble, par cette maxime, que le mot bon sens signifioit, du temps de l'auteur, quelque chose de plus que du nôtre. Le bon sens s'arrête aux principes grossiers des choses; principes qui échappent souvent aux esprits les plus délicats. A mesure qu'il découvre les principes fins et déliés, qu'il les saisit et qu'il les juge, il change de nom et prend celui de goût. Le goût est le bon sens des ames tendres et délicates. C'est peut-être dans cette dernière acception que La Rochefoucauld l'a employé. Il diroit aujourd'hui: La bonne grace est au corps ce que le goût est à l'esprit.

LXVIII.

Il est difficile de définir l'amour; ce qu'on en peut dire est que, dans l'ame, c'est une passion de régner; dans les esprits, c'est une sympathie; et dans le corps, ce n'est qu'une envie cachée et délicate de posséder ce que l'on aime, après beaucoup

de mystères.

Que la haine de La Rochefoucauld ou du cardinal de Retz pour Mazarin ne soit que l'amour de la faveur, je veux le croire, et la guerre de la Fronde en est une preuve bien déplorable: ce fut la guerre des courtisans ; mais que placés dans la même situation, Sully, Lhôpital, Fénelon, se fussent livrés au même sentiment; que dans leur intérêt particulier ils eussent troublé le repos général, c'est ce qu'il est permis de révoquer en doute leur prospérité comme leurs revers ne nous montra que des vertus. Certains hommes, il est vrai, sont esclaves de la faveur; ils en font une passion que toutes les autres servent. Les flatteurs lassèrent Tibère et Mazarin; ils firent rougir Auguste et ne purent satisfaire Cromwell; mais qu'importent ces archives de la bassesse ! elles ne sont point l'histoire du genre humain. Il est des ames indépendantes qui, en pré-reux de se dévouer, l'amour emprunte ses plus doux sence de nos Séjans et de nos Tibères, n'éprouvoient que l'horreur de leur crime; et la haine de Tacite pour les Pison et les Tigelin ne fut point l'amour de la faveur de Néron.

LXV.

Il n'y a point d'éloges qu'on ne donne à la prudence; cependant elle ne sauroit nous assurer du moindre évènement.

Il faudroit conclure de cette Maxime que la prudence est inutile, et s'abandonner à la fortune. Mais si nos desirs étoient toujours justes, la prudence nous tromperoit moins. Remarquez d'ailleurs que l'homme donne souvent le nom de prudence à la foiblesse, à la timidité, à la fausseté, et à une foule d'autres passions qui se déguisent pour le tromper. Notre essence est de délibérer, celle de Dieu de décider. Il tient son conseil à part, et notre prudence est si incertaine, que si nous n'avions la sienne, le genre humain périroit. Au reste, il faut encore remarquer que l'auteur ne considère la prudence que sous un point de vue, ce qui rend sa pensée au moins très incomplète. La prudence n'est pas seulement un moyen de prévenir les maux, elle est aussi un moyen de les adoucir lorsqu'ils sont arrivés.

* PLUTARQUE, Sur les progrès de la vertu.

Maxime de l'école de Ninon; dites de la galanterie tout ce que l'auteur dit de l'amour, et la pensée sera vraie. Le véritable amour, loin d'être une passion de régner, compose son bonheur du bonheur de l'objet aimé. Un perpétuel desir de plaire l'entretient dans un doute modeste qui adoucit toutes ses volontés. Heu

charmes de l'innocence et de la vertu; il ne vit que par elles et pas plus qu'elles; aussi n'est-il jamais si vif et si pur qu'au sortir de l'enfance : c'est alors qu'il semble donner à notre ame des ailes qui l'élèvent vers la Divinité. Toutes les autres passions cherchent leurs jouissances dans les choses de la terre, celle-ci ne s'attache qu'aux choses du ciel. Ce n'est pas la beauté physique qu'on regrette dans les objets qu'on a perdus, mais la douceur, la générosité, la sagesse, ou quelques autres beautés morales. Ce ne sont pas les plus belles femmes qui inspirent les plus violentes passions, mais celles qui possèdent des vertus dans un degré éminent, comme la bonté, la bienfaisance, la naïveté, qui suppose l'innocence. Voilà ce qu'on aime et ce qui ne meurt pas. Cette esquisse des effets du véritable amour nous dispense de répondre à la dernière partie de la pensée de La Rochefoucauld. « Je ne crois pas, disoit madame de Sévigné, en parlant de cet écrivain, que ce qui s'appelle amoureux il l'ait jamais été. » En effet, définir l'amour comme Lucrèce, c'est déclarer qu'on ne le connoît pas.

LXXVIII.

L'amour de la justice n'est, en la plupart des hommes, que la crainte de souffrir l'injustice.

La justice est comme la vérité, le premier besoin

de la conscience. Elle nait avec nous: c'est le sentiment le plus énergique de la jeunesse, et celui qu'il est le plus facile de blesser. Il lui est aussi naturel que l'amour; mais à mesure que nous avançons dans la vie, il cesse d'être une inspiration et devient une vertu. C'est ainsi qu'il s'échappe de notre ame, d'abord sans aucun retour sur nousmêmes, ensuite avec la crainte de souffrir l'injustice qui n'est que le fruit de l'expérience. Il faut donc se garder de confondre le mouvement de la nature avec le mouvement de la réflexion. L'une produit les actions généreuses, l'autre produit la loi qui empêche les actions injustes. Dans le premier, je vois l'homme œuvre de Dieu; dans le second, je vois l'homme œuvre de la société, et ce sont ces nuances délicates que l'ouvrage de La Rochefoucauld tend toujours à nous faire oublier.

Le règne de saint Louis, de ce bon roi droicturier, comme l'appeloit son peuple, offre les exemples les plus sublimes de cet amour de la justice, qui n'est que l'inspiration du cœur. La volonté d'être juste en fit un grand roi; elle ne l'abandonna pas même au lit de la mort, et il voulut la léguer à son fils dans ces paroles, qu'il est impossible de lire sans reconnoissance et sans admiration : « Cher fils, s'il << advient qu'il y ait aucune querelle d'aucun pau« vre contre aucun riche, soustiens plus le pauvre « que le riche, jusques à tant que tu en saches la « vérité, et quand tu entendras la vérité, fais le « droit. Et s'il advient que tu ayes querelle en contre « aucun autrui, soutiens la querelle de l'étranger « devant ton conseil, et ne fais pas semblant d'ai« mer trop la querelle jusqu'à ce que tu cognoisses « la vérité. Et si tu entends dire que tu tiennes rien « à tort, tantôt le rends, combien que la chose soit « grand. Et combien oncques que tu oies dire que « tes ancesseurs aient rendu, mets-toi toujours en « peine savoir si rien y a encore à rendre'. »

a

LXXXI.

Nous ne pouvons rien aimer que par rapport à nous, et nous ne faisons que suivre notre goût et notre plaisir, quand nous préférons nos amis à nous-mêmes; c'est néanmoins par cette préférence seule que l'amitié peut étre vraie et parfaite.

Ici l'auteur change de système, et l'amour de soi prend la place de l'égoïsme et de la vanité. Nous avons déja remarqué cette confusion de principes en établissant que l'amour de soi peut entrer dans les actions vertueuses. Mais quel est le but de cette maxime? La Rochefoucauld pensoit-il avilir l'amitié? L'erreur seroit étrange; dire que nous ne faisons que suivre notre plaisir, lorsque nous préférons 'Préceptes de saint Louis à Philippe I, son fils, tirés des Registres de la Chambre des Comptes.

nos amis à nous-mêmes, c'est donner à l'amitié le caractère de la plus haute vertu. Que le mot plaisir soit employé à dessein de rabaisser le sentiment qu'il exprime, qu'importe, puisque le sentiment existe et qu'on ne peut le nier? L'oubli de nos intérêts, celui de notre vie en faveur d'un ami sera donc, si l'on veut, un plaisir, mais ce sera un plaisir héroïque, tel que les plus belles ames s'honoreront de l'éprouver. Cette maxime nous paroît en opposition avec les idées habituelles de l'auteur, et c'est une chose singulière que, dans un livre si court, il lui soit échappé plusieurs aveux qui détruisent son système. Mais il ne tardera pas à se repentir de celui-ci, et à calomnier ce qu'il vient de consacrer involontairement. Nous allons le voir nier froidement l'amitié et

l'amour, et s'efforcer de nous isoler; ce qui n'auroit d'autre résultat que de nous rendre méchants, car celui qui est bon a encore besoin de l'amour et de l'amitié pour rester bon.

LXXXII.

La réconciliation avec nos ennemis n'est qu'un desir de rendre notre condition meilleure, une lassitude de la guerre, et une crainte de quelque mauvais évènement.

Ainsi se termina cette fameuse guerre de la Fronde, qui, après avoir trompé et lassé tous ses partisans, les laissa dans une éternelle disgrace'. Le duc de La Rochefoucauld, qui s'étoit jeté dans celle guerre par intérêt, souhaita la paix dès que des blessures graves et ses maisons rasées lui eurent appris à craindre de plus tristes évènements. D'un autre côté, la reine, qui s'étoit montrée ingrate envers des amis trop ambitieux, ne cessoit d'éprouver l'amertume de leur ressentiment. « Je voudrois, disoit-elle, je voudrois qu'il fût toujours nuit, parceque dans le jour je ne vois que des gens qui me trahissent 3.» Dès-lors la paix devint plus facile entre les deux partis également fatigués. On peut donc, en appliquant à cette époque la pensée de La Rochefoucauld, dire que la cour et les Frondeurs ne se réconcilièrent que par lassitude de la guerre, par crainte de quelques mauvais évènements, et avec le desir de rendre leur condition meilleure. C'est ainsi qu'en suivant chaque maxime, on pourroit en trouver la lumière dans l'histoire du temps.

LXXXIII.

Ce que les hommes ont nommé amitié, n'est qu'une société, qu'un ménagement réciproque d'intérêts, et qu'un échange de bons offices; ce n'est enfin qu'un commerce où l'amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner.

Ce ne sont point des questions frivoles que nous

1 Mémoires de madame de Motteville, tome I, page 140. Ibid., tome IV, page 241.

3 Ibid., tome IV, page 60.

« PreviousContinue »