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Pour écrire de la morale, il a manqué à La Rochefoucauld de bien connoître ce qui étoit vice et vertu. Il s'est égaré faute de définition, et ses erreurs ont été d'autant plus graves que son esprit avoit plus d'étendue : lorsque l'ame reste sans principes, les ténèbres semblent croître avec notre intelligence!

Vauvenargues, plus habile, posa le principe avant d'entrer dans la carrière : « Afin, dit-il, qu'une chose soit regar« dée comme un bien par toute la société, il faut qu'elle atende à l'avantage de toute la société ; » c'est le propre de la vertu. « Et afin qu'on la regarde comme un mal, il « faut qu'elle tende à sa ruine; » c'est le propre du vice. Ce principe, que la mauvaise foi mème ne sauroit contester, est une réfutation complète du système de La Rochefoucauld: rien dans ce système ne tend à l'avantage de la société; tout, au contraire, y tend à sa ruine. Rapporter nos inclinations les plus naturelles, nos mouvements les plus imprévus, nos actions les plus innocentes à la vanité ou à l'intérêt, c'est méconnoître la vertu ; et méconnoître la vertu, c'est anéantir l'homme.

La vertu est la loi sublime qui veille à notre conservation: sans elle il n'y auroit ni famille, ni société, ni genre humain. Voyez seulement ce que deviennent les familles qui ont un guide corrompu, et songez à ce que deviendroit un pays où les lois, qui sont la vertu des nations, ne réprimeroient rien. L'homme sans vertu est comme un peuple sans loi. Vous lui ôtez la force qui triomphe des passions, et vous vous étonnez de sa foiblesse! Vous lui donnez le vice pour guide, et vous vous étonnez de sa perversité! Vous saisissez habilement les bassesses, les ruses, les tur`pitudes de quelques ames dépravées, vous les surprenez dans leur hypocrisie, et vous attribuez à tous la honte de quelques uns! C'est comme si vous écriviez au bas de la statue de Tersite ou de Néron: Voilà l'homme!

Celui qui a pu tracer un pareil tableau n'est pas loin de l'athéisme; toutes les doctrines immorales nous y poussent, et l'auteur y arrive enfin environné du cortège de tous les vices. Alors seulement, forcé de reconnoître qu'il n'y a rien d'immortel dans une créature sans vertu, il s'effraie de trouver le néant et de ne pouvoir l'éviter. Voilà comment, après nous avoir réduits à l'intelligence, il s'est vu dans la nécessité de réduire l'intelligence à rien. Tant il est dangereux de calomnier l'humanité : l'injustice envers l'homme conduit presque toujours à l'impiété envers Dieu!

:

Ma tâche à moi étoit d'opposer la raison à tant de sophismes; les sentiments naturels du cœur, aux fausses lumières d'un esprit superbe ; et des vérités consolantes, au système le plus désolant j'ai voulu prouver qu'une corruption générale est impossible, parce qu'elle entraîneroit la perte de la société; d'où j'ai tiré cette conclusion, que la vertu a été donnée à l'homme parcequ'elle lui est nécessaire, et qu'elle lui est nécessaire parcequ'il importe à Dieu de

conserver son propre ouvrage.

Pour atteindre ce but, je ne me suis point appuyé de cette haute philosophie qui maintint la sagesse de MarcAurèle, malgré les flatteurs et le trône. Ni La Rochefoucauld, ni Marc-Aurèle n'ont tracé un tableau fidèle de l'humanité, qui n'est ni si dépravée, ni si sublime. C'est le cœur de l'homme naturel qu'il falloit opposer au cœur de l'homme avili. Ma philosophie, pour parler le langage

de Montaigne, devoit être toute familière et commune; et en me réduisant aux principes vulgaires, j'étois bien sûr de ne point affoiblir ma cause. C'est une vérité qui atteste à la fois la bonté de la Providence et la dignité de notre être, que la morale la plus simple conduit aux mêmes résultats que la plus haute philosophie; elle suffit à qui veut la suivre, non pas seulement pour être un bon citoyen, mais pour devenir un héros. Une mère, en recevant les adieux de son fils, lui recommande d'aimer Dieu, de fuir l'envie, d'être loyal en faits et dits, et charitable envers les malheureux : la vie entière du jeune guerrier est consacrée à l'accomplissement de ces trois préceptes, et ce guerrier, qui reçut de la France le titre de chevalier sans peur et sans reproche, fut Bayard '.

Tel est le plan que nous avons cru devoir suivre. Il nous a privé sans doute de quelques développements philosophiques; mais il nous a permis de nous appuyer des vérités de l'histoire; vérités que nous devions préférer à tout, parcequ'elles étoient des exemples. Rousseau a dit qu'une mauvaise maxime est pire qu'une mauvaise action : il auroit pu ajouter avec non moins de sens que les bons exemples valent mieux que les meilleurs préceptes.

La Rochefoucauld a peint les hommes comme les fait quelquefois le monde; Marc-Aurèle, comme les fait rarement la philosophie; et nous, comme les fait toujours la nature.

Qu'il nous soit permis, en terminant, d'adresser une prière à nos lecteurs : c'est de ne pas nous juger d'après les passions de la société, mais d'après les sentiments de leur ame. Nous croirons avoir tout obtenu s'ils s'interrogent eux-mêmes: car il suffit de descendre profondément en soi pour y trouver le bien ; et la vérité qui est dans notre cœur nous instruit mieux que les paroles qui passent. L. AIME-MArtin.

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Nos vertus ne sont le plus souvent que des vices déguisés.

Dès la première ligne, l'auteur nous met en garde contre ce qu'il y a de plus sacré sur la terre, la vertu. Il ne la nie point encore, mais il la réduit aux apparences, il en empoisonne la source; et, jetant notre ame dans le doute de ses propres sentiments, il nous laisse flotter indécis entre le bien et le mal, le vice et la vertu. On objectera, sans doute, que La Rochefoucauld ne présente pas sa pensée d'une manière absolue; mais, pour détruire cette objection, il suffit de tourner quelques feuillets. L'auteur ne reste pas long-temps dans le cercle étroit qu'il vient de se tracer, et bientôt, négligeant toute précaution oratoire,

Voyez les Mémoires du Secrétaire de Bayard, chap. 2.

il reproduit les mêmes maximes sans exceptions et sans restrictions: contradiction évidente, mais inévitable. La Rochefoucauld devoit, ou renoncer à son système, ou généraliser sa pensée : car, pour détruire un système, il suffit d'une exception.

Maintenant il faut choisir entre deux opinions : ou l'on restreint le sens de cette maxime à quelques cas particuliers, et alors elle ne renferme plus qu'une vérité commune dont il est inutile de nous occuper; ou l'on veut en faire une application générale, et alors c'est une calomnie qui tend à déshonorer le genre humain. Dans cette dernière hypothèse, il faudroit ainsi traduire la pensée : Tous les hommes sont des hypocrites ; rien n'est vrai que le vice. Poser ainsi la question, c'est la juger.

térêt ne change pas. Les vices, au contraire, se déguisent suivant les circonstances; leur hypocrisie ne peut tromper qu'un moment, car ils ne s'attachent qu'à des intérêts passagers, et à mesure que ces inté rêts changent, l'ame se montre, et la vérité reste.

Ainsi disparoit, par la force des choses, l'espèce de confusion que La Rochefoucauld vouloit établir entre le vice et la vertu.

La fausse vertu est celle du publicain qui s'environne de faste et de mensonge; la véritable est celle du samaritain qui fait le bien par amour de l'humanité; et s'il existe une vertu supérieure, elle est le partage des humbles qui exercent la charité sur la terre en attachant leurs regards au ciel de pauvres filles renoncent au monde pour se consacrer à des œuvres de piété; ce monde qu'elles abandonnent doit ignorer jusqu'à leur sacrifice; elles ne seront vues que des malheureux. La contagion ravage l'Espagne :

Tous les maux qu'elles viennent soulager les menacent; déja elles exhalent l'odeur des cadavres; on s'effraie, on fuit à leur approche; rien ne les occupe que les souffrances qu'elles soulagent; elles supportent avec calme d'horribles travaux...... des choses dont la seule pensée peut glacer les plus fermes courages et dénaturer même le cœur d'une mère ! Pensez-vous que leur récompense soit de ce monde ? Seroit-ce la gloire ? leur nom même nous est inconnu! Les richesses? elles ont fait vœu de pauvreté ! L'inté rêt? oh oui ! l'intérêt de l'humanité, celui du ciel, car elles ne tiennent plus à la terre que par nos maux, et c'est dans la mort qu'elles ont mis leur espérance.

Mais comment une pareille maxime se trouve-t-elle à la tête d'un livre qui porte le titre de Réflexions ou sentences et maximes morales? Tous ces titres promettent, non une suite de sophismes propres à ren-elles y courent', et s'enferment avec les pestiférés. verser tout principe, mais un développement des bonnes et saintes doctrines propres à faire aimer la vérité. Un titre plus convenable eût été celui-ci Observations critiques sur les mœurs. Plus on étudie le tour d'esprit de La Rochefoucauld et le secret de sa composition, plus on est convaincu que le livre des Maximes est une critique du siècle, et non un traité de morale. Condé, Turenne, Richelieu, Mazarin, le cardinal de Retz, la duchesse de Longueville, Ninon, La Fayette, Sévigné, Anne d'Autriche, viennent tour à tour se présenter à lui, mais il ne les montre qu'en partie. Ni la reconnoissance, ni l'amour, ni la justice, ne peuvent lui arracher un éloge. Il semble que ces divers personnages se soient réfusés à laisser voir leurs vertus au peintre du vice. Ce livre est donc une satire du monde, et non un portrait de l'homme. Rien n'y est d'une application générale chaque maxime, au contraire, rappelle celui dont elle exprime les opinions ou les actions; et lorsque, toujours préoccupé de la corruption qui l'environne, l'auteur essaie de généraliser sa triste philosophie, nous lui échappons par les plus doux sentiments de la nature.

MAXIME I.

Ce que nous prenons pour des vertus, n'est souvent qu'un assemblage de diverses actions et de divers intérêts que la fortune ou notre industrie savent arranger; et ce n'est pas toujours par valeur et par chasteté, que les hommes sont vaillants et que les ⚫ femmes sont chastes.

Le caractère de la vertu est d'être immuable. Les évènements les plus opposés la trouvent toujours la même, car son intérêt est de faire le bien, et cet in

Voyez les Maximes 5, 18, 20, 29, 44, etc.

Voilà la vertu telle que la fait la religion; mais La Rochefoucauld ne suit point notre ame dans ces hauteurs où elle se divinise. Il ne voit que la cour; ses maximes sont le fruit d'un temps de trouble et de discorde; elles s'appliquent aux hommes déshumanisés par les factions, et non aux sociétés bien ordonnées. Car si la plupart de nos vices naissent de la société, nous lui devons aussi la plupart de nos vertus; c'est le commerce des hommes qui nous inspire les beaux dévouements de la charité, et c'est la pensée de Dieu qui les rend sublimes.

Le seul trait des sœurs de Saint-Camille suffit pour nous convaincre que la Providence règle l'histoire des hommes comme celle de la nature, et qu'il peut résulter de l'étude même des désordres et des maux de nos sociétés, une théologie aussi lumineuse que celle qui résulte de l'étude de l'harmonie des mondes!

Il faut encore conclure de ces observations, que l'auteur a peint les hommes d'une manière au moins

Les sœurs de Saint-Camille.

bien incomplète. Il est comme ces artistes qui sacrifient l'ensemble de leurs tableaux à un seul coup de lumière: on ne voit sortir de la toile qu'une figure éclatante; l'obscurité couvre le reste. Ainsi La Ro- | chefoucauld nous éblouit en éclairant nos vices, et nous empêche de reconnoître la vertu qu'il a rejetée dans l'ombre. Sa plume, dont on a justement vanté l'élégance, est guidée souvent par les aperçus d'un esprit fin et délicat, mais elle ne l'est jamais par ce sentiment vif qui, en s'échappant du cœur, nous fait aimer la vertu, et qui suffiroit seul pour confondre les sophistes qui la nient.

III.

Quelque découverte que l'on ait faite dans le pays de l'amourpropre, il y reste encore bien des terres inconnues.

C'est ici le premier mot du système que l'auteur va développer. Il a voulu chercher dans un vice le mobile de toutes nos actions; mais il est utile de remarquer que ce mobile unique ne lui suffisant pas, il s'est vu obligé d'appeler d'autres passions au secours de son système, et de confondre sans cesse l'orgueil, la vanité, l'intérêt et l'égoïsme, avec l'amour-propre. Non seulement cette confusion détruit l'unité de son principe, mais encore elle le conduit souvent à des résultats opposés à ce principe. Le mobile de nos actions cessant d'être vil, la vertu doit reprendre ses droits, et c'est ce qui arrive toutes les fois que l'auteur confond l'amour de soi avec l'intérêt ou l'égoïsme; car l'amour de soi n'est pas toujours un vice. Le législateur qui a le mieux connu la nature de l'homme, sa force et sa foiblesse, pose en principe qu'il faut aimer le prochain comme soimême, et Dieu par-dessus tout. Tant que nous ne dépassons pas cette proportion, nous sommes dans l'ordre; tant que nous ne nous faisons pas centre, nous sommes dans l'ordre ; tant que nous ne voulons notre bien-être qu'avec celui des autres, nous sommes dans l'ordre. L'amour de soi peut donc entrer dans une action vertueuse : ce n'est pas l'abnégation entière de ce sentiment qui fait la vertu, c'est sa juste proportion. Aimer le prochain comme soimême, voilà la vertu ; s'aimer plus que tous les autres, voilà le vice; aimer les autres plus que nous, c'est s'élever au-dessus de l'humanité, c'est être un sage, un saint, un héros, Socrate, Fénelon, saint Louis! (Voyez la note de la Maxime 262.)

V.

La durée de nos passions ne dépend pas plus de nous, que la durée de notre vie.

Si cela étoit juste, de quoi nous serviroit la volonté? La volonté des hommes fait leur caractère:

| c'est la puissance donnée au génie de régner sur le monde, c'est la puissance donnée au sage de régner sur lui-même. Nier cette puissance, c'est nier la vertu, c'est-à-dire la possibilité des sacrifices; c'est nier le repentir qui tourmente le coupable, et rejeter la sagesse, cette noble faculté qui nous montre dans l'homme un Dieu déchu, mais libre encore de reprendre son rang. Non seulement la conscience repousse ce système, mais il est en contradiction avec l'assentiment de tous les peuples de la terre. Tous attachent une gloire immense à triompher de l'amour, de l'ambition, de la haine, de la vengeance! tous élèvent le courage qui surmonte ces passions au-dessus de celui qui dédaigne la vie. Cette pensée du genre humain ne seroit-elle qu'une erreur? et les grands exemples de nos grands hommes, Fenelon condamnant ses propres ouvrages, Louis XIV rendant les sceaux au président Voisin, saint Louis maître de son ame, et ne lui permettant que des vertus, ne seroient-ils que des mensonges qu'il faudroit effacer de notre histoire?

VIII.

Les passions sont les seuls orateurs qui persuadent toujours. Elles sont comme un art de la nature dont les règles sont infaillibles; et l'homme le plus simple, qui a de la passion, persuade mieux que le plus éloquent qui n'en a point.

Cette pensée est trop générale. L'art de persuader ne vient pas tant de la passion qu'on éprouve, que de celle qu'on sait exciter. C'est le véritable objet de l'éloquence! On se méfie d'un homme colère, à moins qu'il ne réveille un sentiment d'indignation; d'un orgueilleux, s'il n'a l'adresse de flatter l'orgueil. Or on peut être très passionné, et manquer ce but qui vient de la réflexion.

X.

Il y a dans le cœur humain une génération perpétuelle de passions, en sorte que la ruine de l'une est presque toujours l'établissement d'une autre.

Et cependant, quelles que soient leur rapidité et notre inconstance, les passions, dit énergiquement Bossuet, ont une infinité qui se fâche de ne pouvoir être assouvie1; ah! sans doute, cette infinité est comme l'instinct de l'ame, qui sent le besoin de s'attacher à quelque chose d'éternel. Ainsi la pensée de La Rochefoucauld nous révèle un bienfait de la nature: car, dans leur passage rapide, toutes les passions nous laissent mécontents d'elles et de nous, de leurs plaisirs comme de leurs peines; et ce méconten

Sermon pour le troisième dimanche de l'Avent.

tement nous conduit peu à peu à la seule passion qui | ses amis furent oubliés. Croyant montrer sa force puisse avoir de la durée, la vertu.

XVI.

dans sa générosité, elle ne montra que sa foiblesse dans son ingratitude. Les criminels furent justifiés '; on donnoit tout à qui savoit se faire craindre. En un

Cette clémence, dont on fait une vertu, se pratique, tantôt mot, Richelieu avoit cessé de vivre, non de régner:

par vanité, quelquefois par paresse, souvent par crainte, et presque toujours par tous les trois ensemble.

Voici une de ces maximes fondamentales qui prouvent la fausseté de tout le système. Le vice est ce qui fait le malheur des hommes, la vertu ce qui les rend heureux. Une maxime qui tend à détruire une vertu, pour y substituer un vice, est donc une maxime fatale au bonheur des hommes; et une maxime fatale au bonheur des hommes ne peut être la vérité : le caractère de la vérité est d'élever l'ame, et non de l'avilir; de répandre la vie dans les sociétés humaines, et non d'y propager la destruction; de faire trembler les tyrans, et non de les encourager. Ces principes suffiroient sans doute pour condamner La Rochefoucauld, lors même que l'expérience ne seroit pas contre lui. En effet, que penser d'un système qui se trouve contredit par tout ce qu'il y a de

beau et de sublime dans l'histoire des hommes? Y

avoit-il donc un sentiment de crainte, de vanité ou de paresse dans l'ame de Henri IV, lorsque, se retirant devant le duc de Parme, il laissoit échapper la victoire, plutôt que de livrer Paris aux horreurs du pillage? « J'aime mieux n'avoir point de Paris, dia soit-il, que de l'avoir tout ruiné et tout dissipé par « la mort de tant de personnes. » Non, La Rochefoucauld n'avoit pas lu dans le cœur de Henri IV; il ne connoissoit pas la véritable clémence, celle qu'on adore dans Charles v, dans Louis XII, et même dans César, qu'on haïroit sans elle. La clémence est la bonté appliquée aux grandes choses; c'est un sentiment de générosité et d'amour envers nos ennemis, qui met les rois au rang des dieux : elle est, dit Plutarque, la partie divine de la vertu. Ainsi s'accordent ensemble, et les actions des grands hommes, et les maximes des vrais sages. Cette vertu existe parceque l'humanité en a besoin elle existe parceque son absence seroit la perte du foible, et la malédiction des hautes fortunes.

:

Nous avons dit que La Rochefoucauld se contente trop souvent de peindre son siècle, et de réduire en maximes ce qui se passoit en lui et autour de lui. Cette remarque trouve ici son application, car la pensée sur la clémence n'est autre chose que l'expression de la politique d'Anne d'Autriche. La Rochefoucauld lui avoit tout sacrifié, jusqu'à la faveur du cardinal de Richelieu '. Devenue régente, elle ne laissa tomber ses graces que sur ceux qu'elle haïssoit;

⚫ Mémoires de La Rochefoucauld, première partic, page 32.

on eût dit que lui-même, long-temps après sa mort, écrasoit encore ses ennemis, et se ressaisissoit du pouAnne d'Autriche, en comblant de faveurs les anvoir dans la personne de Mazarin, sa créature. Ainsi, ciens protégés de Richelieu, se montra clémente en

vers ses persécuteurs, mais de cette clémence dont parle La Rochefoucauld, qui se pratique par vanité, par paresse ou par crainte. La guerre de la Fronde fut la suite de tant d'injustices: Anne d'Autriche ne tarda pas à se convaincre que la fidélité des courtisans ne s'attache qu'aux récompenses, et c'est alors que La Rochefoucauld eut le triste honneur de temps parlent de ses intrigues avec la duchesse de Longueville, qui fut l'aventurière d'un parti dont le évènements, doit-on s'étonner de trouver dans le cardinal de Retz se fit l'enfant perdu3. Après de tels Livre de La Rochefoucauld des traces de toutes les la France si Louis x1v ne fût venu remettre tout à passions qu'il avoit allumées, et qui auroient perdu sa place?

faire trembler sa souveraine. Tous les Mémoires du

XVIII.

La modération est une crainte de tomber dans l'envie et dans le mépris que méritent ceux qui s'enivrent de leur bonheur ; c'est une vaine ostentation de la force de notre esprit ; et enfin la modération des hommes dans leur plus haute élévation, est un desir de paroitre plus grands que leur fortune.

Nouvelle preuve que La Rochefoucauld avoit puisé ses maximes dans son siècle, et non dans la morale du genre humain. Ce qu'il dit ici de la modération, est un trait du caractère de Mazarin, qui, selon madame de Motteville, « affectoit d'être gai quand ses <«< affaires alloient mal, pour montrer qu'il ne s'éton<< noit point dans le péril; et froid quand elles alloient << bien, pour faire voir qu'il ne s'emportoit pas dans «< la prospérité 4. » On n'admettra donc pas, comme une maxime générale, cette critique particulière. l'indifférence de Mazarin : on savoit trop que cette Sans doute personne n'étoit dupe de la gaieté ou de ambition; mais le monde entier crut à Phocion, hypocrisie étoit le voile de son ingratitude et de son lorsque avant de boire la ciguë il se tourna vers son fils et lui dit : « Je te commande et te prie de ne « porter point rancune pour ma mort aux Athé

Mémoires du cardinal de Retz, tome I. page 93.

2 Mémoires de madame de Motterille, tome 1, page 140. 3 Mémoires du cardinal de Retz, tome I, page 299.

4 Mémoires de madame de Motteville, tome II, page 43.

<< niens. » La vie entière du héros attestoit la vérité de ces paroles.

XX.

XXIII.

Peu de gens connoissent la mort; on ne la souffre pas ordinairement par résolution, mais par stupidité et par coutume; et la plupart des hommes meurent parcequ'on ne peut s'empê

La constance des sages n'est que l'art de renfermer leur agita- cher de mourir. tion dans leur cœur.

Ainsi la sagesse n'est encore que de l'hypocrisie! Remarquez que cette définition de la constance est une suite de la Maxime 18, et ne peut, comme elle, s'appliquer qu'à Richelieu ou à Mazarin. Voyez d'ailleurs quels seroient ses résultats. Ne faudroit-il pas en conclure que la sagesse est funeste à l'humanité, puisque, sans nous ôter les maux, elle nous priveroit des consolations? La constance du vrai sage est l'art d'opposer aux agitations de la vie une force qui les détruise; c'est un amour de la vertu qui ne peut être ébranlé ni par la crainte, ni par l'espérance. Mais il est une autre vertu supérieure à celle des sages : c'est la résignation du chrétien, vertu qui met à la place de nos souffrances un sentiment d'amour pour celui qui les envoie; vertu pleine de vigueur, qui écarte toutes les incertitudes, car elle ne s'appuie plus sur nous, mais sur Dieu, et, transportant nos desirs de la terre au ciel, elle nous console des douleurs qui passent par l'espérance d'une joie qui ne passera jamais. Epictète étoit pénétré de tout ce que cette morale a de plus sublime, lorsqu'il disoit, en s'adressant aux dieux : « J'ai été malade << parceque vous l'avez voulu, et je l'ai voulu de « même ; j'ai été pauvre parceque vous l'avez voulu, « et j'ai été content de ma pauvreté; j'ai été dans « la bassesse parceque vous l'avez voulu, et je n'ai <«< jamais desiré d'en sortir. » Pensées touchantes, qui ne peuvent s'échapper que d'une ame paisible, et qui n'arrivent à la nôtre que pour la remplir de courage et d'amour. Si la constance des sages n'étoit que l'art de renfermer leurs agitations dans leur cœur, Epictète auroit eu l'enfer dans le sien. Peu d'hommes furent aussi malheureux, et c'est du sein de ses misères qu'il poussa ce cri sublime: « Je suis Épictète, esclave, estropié, un autre Irus en pau<< vreté et en misère, et cependant aimé des dieux ! »

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XXII.

La crainte de la mort n'est, si l'on peut s'exprimer ainsi, qu'un sentiment physique, un instinct nécessaire à notre conservation. C'est une sentinelle commise à la garde de l'être matériel, et qui se retire à mesure que la morale nous éclaire, ou que notre intelligence s'agrandit. L'homme laissé à luimême n'éviteroit aucun mal; les animaux partagent cet instinct avec l'homme, l'ame n'y est pour rien: ou plutôt c'est de l'ame seule que nous apprenons, contre le témoignage de tous nos sens, que la mort est le plus grand des biens, jusque-là que le malheureux l'appelle, que le héros la brave, que le chrétien la bénit. La mort n'est pas notre affaire, c'est celle de la nature; pour ne la pas craindre, loin d'en détourner la vue, il suffit de l'envisager et de la comprendre. ( Voyez les notes des Maximes 26 et 504.)

XXVI.

Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement, Les anciens redoutoient la mort, ne pouvant ni la comprendre, ni consentir à paroître la craindre! Ils l'embrassèrent avec mépris, et ce mépris fit leur grandeur. Politique, mœurs, philosophie, tout fut dirigé dans ce but. Socrate seul, en méditant sur la mission de l'homme, pressentit que la mort devoit renfermer le prix de la vertu. Il mit sa confiance en Dieu, et, le cœur pénétré de ce sentiment nouveau, il s'endormit sur la terre pour se réveiller dans le ciel. Mais la foi du chrétien a pénétré plus avant dans ces abîmes. Ce n'est point assez pour lui de regarder la mort fixement, il la contemple avec joie, il l'attend avec amour. Tous ses mystères lui sont dévoilés : elle n'accroît pas ses peines, elle les dissipe; elle ne trouble pas ses espérances, elle les accomplit; elle ne lui ôte pas la vie, elle la lui donne. Ainsi le passé comme le présent, la fin des sages les plus illustres comme celle des chrétiens les plus obscurs, démentent cette pensée calomnieuse. Caton en eût rougi,

La philosophie triomphe aisément des maux passés et des Bayard ne l'eût pas comprise. Et vous, pieuses vicmaux à venir; mais les maux présents triomphent d'elle.

Anaxarque, Diogène, Épictète, Socrate, apprirent au monde que la philosophie est supérieure à la misère, à l'esclavage, à la douleur, à la mort. La Rochefoucauld prétendoit-il nier ces grands exemples, ou les renverser par une maxime? (Voyez la note de la Maxime 20.)

times de notre révolution, qu'auriez-vous dit de ce langage, vous qu'on vit prier pour vos assassins, et qui, au moment de quitter la terre, ne répandiez des pleurs que sur nos maux! (Voyez la note de la Maxime 504.)

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