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RÉFLEXIONS

OU

SENTENCES ET MAXIMES

MORALES

DE LA ROCHEFOUCAULD;

AVEC UN EXAMEN CRITIQUE

PAR L. AIMÉ-MARTIN.

RÉFLEXIONS

OU

SENTENCES ET MAXIMES

MORALES

DE LA ROCHEFOUCAULD.

AVIS DE L'ÉDITEUR.

Depuis la mort de La Rochefoucauld les éditions du livre des Maximes ont été très multipliées; mais il n'en est aucune dont le texte n'ait souffert de nombreuses altérations. M. Suard est le premier qui se soit permis cette espèce d'infidélité : il est vrai qu'il annonça la découverte d'un manuscrit de l'auteur; mais ce qui prouve jusqu'à l'évidence que ce manuscrit est supposé, c'est que toutes les corrections sont grammaticales, et qu'on y fait parler à La Rochefoucauld une langue dont les règles n'ont été posées que par les grammairiens du dix-huitième

siècle.

Un autre reproche non moins grave qu'on peut lui adresser, c'est d'avoir replacé dans le corps de l'ouvrage vingt-quatre des Maximes que l'auteur en avoit retranchées.

Le savant Brottier s'est élevé avec force contre cette falsification du texte de La Rochefoucauld; mais soit qu'il n'ait pu se procurer les éditions originales, soit qu'il n'ait pas eu le temps de mettre la dernière main à son travail, l'édition qui porte son nom n'est point exempte de ce genre de fautes. Nous en avons compté cinquante-cinq qui n'ont pu être faites que par l'éditeur.

Ces deux éditions ont servi de type à toutes les autres, personne n'ayant pris la peine de les comparer avec celles publiées du vivant de l'auteur, et qui sont au nombre de cinq.

L'édition de 1665 renferme trois cent dix-sept Maximes, en comptant la dernière sur la Mort, qui ne porte pas de numéro. L'édition de 1666 fut réduite à trois cent deux Maximes. Celle de 1674 en renferme trois cent quarante-une, et celle de 1675, quatre cent treize : c'est dans cette édition que se trouve, pour la première fois, l'épigraphe : Nos vertus ne sont le plus souvent que des vices déguisės. Enfin l'édition de 4678, où le nombre des Maximes s'élève à cinq cent quatre; c'est la dernière que l'auteur ait revue. Nous la reproduisons ici sans aucune altération.

Tout ce que nous a fourni notre travail sur les premières éditions se retrouve dans celle-ci; mais nous avons cru nécessaire de faire une distinction entre les Maximes que l'auteur avoit supprimées et celles dont il n'avoit que changé la rédaction. Les premières sont rejetées dans un supplément; les secondes, devant être considérées comme des variantes, ont trouvé place au bas du texte.

Ce travail devoit nécessairement précéder celui que nous avons essayé de faire sur la partie morale du livre; car il importoit de n'attaquer l'auteur que sur ses paroles, et surtout de ne lui point reprocher des Maximes qu'il sembloit avoir jugées lui-même en les supprimant'.

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PORTRAIT

DU DUC DE LA ROCHEFOUCAULD,

FAIT PAR LUI-MÊME, IMPRIMÉ EN 1658.

Je suis d'une taille médiocre, libre et bien proportionnée. J'ai le teint brun, mais assez uni; le front élevé et d'une raisonnable grandeur; les yeux noirs, petits et enfoncés ; et les sourcils noirs et épais, mais bien tournés. Je serois fort empêché de dire de quelle sorte j'ai le nez fait; car il n'est ni camus, ni aquilin, ni gros ni pointu, au moins à ce que je crois : tout ce que je sais, c'est qu'il est plutôt grand que petit, et qu'il descend un peu trop bas. J'ai la bouche grande, et les lèvres assez rouges d'ordinaire, et ni bien ni mal taillées. J'ai les dents blanches et passablement bien rangées. On m'a dit autrefois que j'avois un peu trop de menton : je viens de me regarder dans le miroir pour savoir ce qui en est; et je ne sais pas trop bien qu'en juger. Pour le tour du visage, je l'ai ou carré, ou en ovale; lequel des deux, il me seroit fort difficile de le dire. J'ai les cheveux noirs, naturellement frisés, et avec cela assez épais et assez longs pour pouvoir prétendre en belle tête.

• J'ai quelque chose de chagrin et de fier dans la mine: cela fait croire à la plupart des gens que je suis méprisant, quoique je ne le sois point du tout. J'ai l'action fort aisée, et même un peu trop, et jusqu'à faire beaucoup de gestes en parlant. Voilà naïvement comme je pense que je suis fait au dehors, et l'on trouvera, je crois, que ce que je pense de moi là-dessus n'est pas fort éloigné de ce qui en est. J'en userai avec la même fidélité dans ce qui me reste à faire de mon portrait; car je me suis assez étudié pour me bien connoître, et je ne manquerai ni d'assurance pour dire librement ce que je puis avoir de bonnes qualités, ni de sincérité pour avouer franchement ce que j'ai de défauts. Premièrement, pour parler de mon humeur, je suis mélancolique, et je le suis à un point que, depuis trois ou quatre ans, à peine m'a-t-on vu rire trois ou quatre fois. J'aurois pourtant, ce me semble, une mélancolie assez supportable et assez douce, si je n'en avois point d'autre que celle qui me vient de mon tempérament; mais il m'en vient tant d'ailleurs, et ce qui m'en vient me remplit de telle sorte l'imagination, et m'occupe si fort l'esprit, que la plupart du temps, ou je réve sans dire mot, ou je n'ai presque point d'attache à ce que je dis. Je suis fort resserré avec ceux que je ne connois pas, et je ne suis pas même extrêmement ouvert avec la plupart de ceux que je connois. C'est un défaut, je le sais bien, et je ne négligerai rien pour m'en corriger; mais comme un certain air sombre que j'ai dans le visage contribue à me faire paroitre encore plus réservé que je ne le suis, et qu'il n'est pas en notre pouvoir de nous défaire d'un méchant air qui nous vient de la disposition naturelle des traits, je pense qu'après m'être corrigé au dedans, il ne laissera pas de me demeurer toujours de mauvaises marques au dehors.

J'ai de l'esprit, et je ne fais point difficulté de le dire; car à quoi bon façonner là-dessus? Tant biaiser et tant ap- |

porter d'adoucissement pour dire les avantages que l'on a, c'est, ce me semble, cacher un peu de vanité sous une modestie apparente, et se servir d'une manière bien adroite pour faire croire de soi beaucoup plus de bien que l'on n'en

dit. Pour moi, je suis content qu'on ne me croie ni plus beau que je me fais, ni de meilleure humeur que je me dépeins, ni plus spirituel et plus raisonnable que je le suis. J'ai donc de l'esprit, encore une fois, mais un esprit que la mélancolie gåte; car, encore que je possède assez bien ma langue, que j'aie la mémoire heureuse, et que je ne pense pas les choses fort confusément, j'ai pourtant une si forte application à mon chagrin, que souvent j'exprime assez mal ce que je veux dire.

La conversation des honnêtes gens est un des plaisirs qui me touchent le plus. J'aime qu'elle soit sérieuse, et que la morale en fasse la plus grande partie. Cependant je sais la goûter aussi lorsqu'elle est enjouée ; et si je ne dis pas beaucoup de petites choses pour rire, ce n'est pas du moins que je ne connoisse pas ce que valent les bagatelles bien dites, et que je ne trouve fort divertissante cette manière de badiner, où il y a certains esprits prompts et aisés qui réussissent si bien. J'écris bien en prose, je fais bien en vers; et si j'étois sensible à la gloire qui vient de ce côté-là, je pense qu'avec peu de travail je pourrois m'acquérir assez de réputation.

J'aime la lecture, en général; celle où il se trouve quelque chose qui peut façonner l'esprit et fortifier l'ame, est celle que j'aime le plus. Surtout j'ai une extréme satisfaction à lire avec une personne d'esprit : car, de cette sorte, on réfléchit à tout moment sur ce qu'on lit; et des réflexions que l'on fait, il se forme une conversation la plus agréable du monde et la plus utile.

Je juge assez bien des ouvrages de vers et de prose que l'on me montre; mais j'en dis peut-être mon sentiment avec un peu trop de liberté. Ce qu'il y a encore de mal en moi, c'est que j'ai quelquefois une délicatesse trop scrupuleuse et une critique trop sévère. Je ne hais pas entendre disputer, et souvent aussi je me mêle assez volontiers dans la dispute: mais je soutiens d'ordinaire mon opinion avec trop de chaleur; et lorsqu'on défend un parti injuste contre moi, quelquefois, à force de me passionner pour la raison, je deviens moi-même fort peu raisonnable.

J'ai les sentiments vertueux, les inclinations belles, et une si forte envie d'ètre tout-à-fait honnête homme, que mes amis ne me sauroient faire un plus grand plaisir que de m'avertir sincèrement de mes défauts. Ceux qui me connoissent un peu particulièrement, et qui ont eu la bonté de me donner quelquefois des avis là-dessus, savent que je les ai toujours reçus avec toute la joie imaginable et toute la soumission d'esprit que l'on sauroit desirer.

J'ai toutes les passions assez douces et assez réglées: on ne m'a presque jamais vu en colère, et je n'ai jamais eu de haine pour personne. Je ne suis pas pourtant incapable de me venger, si l'on m'avoit offensé, et qu'il y allåt de mon honneur à me ressentir de l'injure qu'on m'auroit faite. Au contraire, je suis assuré que le devoir feroit si bien en moi l'office de la haine, que je poursuivrois ma vengeance avec encore plus de vigueur qu'un autre.

L'ambition ne me travaille point. Je ne crains guère de choses, et ne crains aucunement la mort. Je suis peu sen

sible à la pitié, et je voudrois ne l'y être point du tout. Cependant il n'est rien que je ne fisse pour le soulagement d'une personne affligée; et je crois effectivement que l'on doit tout faire jusqu'à lui témoigner mème beaucoup de compassion de son mal : car les misérables sont si sots, que cela leur fait le plus grand bien du monde; mais je tiens aussi qu'il faut se contenter d'en témoigner, et se garder soigneusement d'en avoir. C'est une passion qui n'est bonne à rien au dedans d'une ame bien faite, qui ne sert qu'à affoiblir le cœur, et qu'on doit laisser au peuple, qui, n'exécutant jamais rien par raison, a besoin de passions pour le porter à faire les choses.

J'aime mes amis; et je les aime d'une façon que je ne balancerois pas un moment à sacrifier mes intérêts aux leurs. J'ai de la condescendance pour eux; je souffre patiemment leurs mauvaises humeurs : seulement je ne leur fais beaucoup de caresses, et je n'ai pas non plus de grandes inquiétudes en leur absence.

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n'ont jamais été son foible, et où il ne connoissoit pas les grands, qui d'un autre sens n'ont pas été son fort. Il n'a jamais été capable d'aucunes affaires, et je ne sais pourquoi; car il avoit des qualités qui eussent suppléé en tout autre celles qu'il n'avoit pas. Sa vue n'étoit pas assez étendue, et il ne voyoit pas même tout ensemble ce qui étoit à sa portée ; mais son bon sens, très bon dans la spéculation, joint à sa douceur, à son insinuation, et à sa facilité de mœurs, qui est admirable, devoit récompenser plus qu'il n'a fait, le défaut de sa pénétration. Il a toujours eu une irrésolution habituelle ; mais je ne sais même à quoi attribuer cette irrésolution. Elle n'a pu venir en lui de la fécondité de son imagination, qui n'est rien moins que vive. Je ne la puis donner à la stérilité de son jugement; car quoiqu'il ne l'ait pas exquis dans l'action, il a un bon fonds de raison. Nous voyons les effets de cette irrésolution, quoique nous n'en connoissions pas la cause. Il n'a jamais été guerrier, quoiqu'il fût très soldat. Il n'a jamais été par J'ai naturellement fort peu de curiosité pour la plus lui-même bon courtisan, quoiqu'il ait eu toujours bonne grande partie de tout ce qui en donne aux autres gens. intention de l'ètre. Il n'a jamais été bon homme de parti, Je suis fort secret, et j'ai moins de difficulté que personne quoique toute sa vie il y ait été engagé. Cet air de honte et à taire ce qu'on m'a dit en confidence. Je suis extrêmement de timidité que vous lui voyez dans la vie civile, s'étoit régulier à ma parole; je n'y manque jamais, de quelque tourné dans les affaires en air d'apologie. Il croyoit toujours conséquence que puisse être ce que j'ai promis, et je m'en en avoir besoin; ce qui, joint à ses maximes qui ne marsuis fait toute ma vie une loi indispensable. J'ai une civilité quent pas assez de foi à la vertu, et à sa pratique qui a toufort exacte parmi les femmes; et je ne crois pas avoir jamais jours été à sortir des affaires avec autant d'impatience rien dit devant elles qui leur ait pu faire de la peine. qu'il y étoit entré, me fait conclure qu'il eût beaucoup Quand elles ont l'esprit bien fait, j'aime mieux leur conmieux fait de se connoitre et de se réduire à passer, comme versation que celle des hommes: on y trouve une certaine il eût pu, pour le courtisan le plus poli, et le plus honnète douceur qui ne se rencontre point parmi nous; et il sem-homme, à l'égard de la vie commune, qui eût paru dans ble, outre cela, qu'elles s'expliquent avec plus de netteté, son siècle. et qu'elles donnent un tour plus agréable aux choses qu'elles disent. Pour galant, je l'ai été un peu autrefois; présentement je ne le suis plus, quelque jeune que je sois. J'ai renoncé aux fleurettes; et je m'étonne seulement de ce qu'il y a encore tant d'honnêtes gens qui s'occupent à en débiter.

J'approuve extrêmement les belles passions; elles marquent la grandeur de l'ame : et quoique dans les inquiétudes qu'elles donnent, il y ait quelque chose de contraire à la sévère sagesse, elles s'accommodent si bien d'ailleurs avec la plus austère vertu, que je crois qu'on ne les sauroit condamner avec justice. Moi qui connois tout ce qu'il y a de délicat et de fort dans les grands sentiments de l'amour, si jamais je viens à aimer, ce sera assurément de cette sorte; mais, de la façon dont je suis, je ne crois pas que cette connoissance que j'ai, me passe jamais de l'esprit au

cœur.

PORTRAIT

DU DUC DE LA ROCHEFOUCAULD,

PAR LE CARDINAL DE RETZ.

Il y a toujours eu du je ne sais quoi en M. de La Rochefoucauld. Il a voulu se mêler d'intrigues dès son enfance, et en un temps où il ne sentoit pas les petits intérêts, qui

RÉFLEXIONS

OU

SENTENCES ET MAXIMES
MORALES.

Nos vertus ne sont le plus souvent que des vices déguisés 1.

'I.

Ce que nous prenons pour des vertus n'est souvent qu'un assemblage de diverses actions et de divers intérêts, que la fortune ou notre industrie savent arranger; et ce n'est pas tou

Cette pensée, qui peut être considérée comme la base dn système de La Rochefoucauld, se trouve dans la première édition, sous la forme suivante : « Ce que le monde nomme vertu, n'est d'ordinaire qu'un fantôme formé par nos passions, à qui on donne un nom honnéte pour faire impunément ce qu'on veut. » (1665-no 479.) Elle ne se retrouve ni dans la seconde. ni dans la troisième édition, et ce n'est que dans les deux dernières (4675, 1678) qu'elle reparut comme épigraphe, et sous une autre forme, à la tête des Réflexions morales.

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