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et un ami; les fêtes splendides du château de Vaux et les somptueux festins qu'on y donnait charmaient doublement La Fontaine, qu'ils tenaient éloigné de Château-Thierry, où il avait laissé sa femme et un jeune fils. La disgrâce de Fouquet l'y ramena; mais, déjà lié avec Molière, qui lui fit connaître Racine et Boileau, il trouva moyen d'être plus souvent à Paris qu'à ChâteauThierry, et se mit, sans souci de l'avenir, à manger son fonds avec son revenu 1, régime de vie et genre de comptabilité fort peu réguliers.

Ce fut une inspiration de cœur qui manifesta pour la première fois la supériorité du talent poétique de La Fontaine. L'Élégie aux nymphes de Vaux, composée après la disgrâce de Fouquet pour adoucir la rigueur de ses juges et les ressentiments du roi, est un morceau achevé. Enfin, le nom de La Fontaine commença à se populariser par la publication d'un recueil de pièces où il porta à la perfection l'art de conter.

La Fontaine n'avait pas moins de quarante-sept ans, lorsque le premier recueil de ses fables, composé de six livres, parut sous le titre modeste de Fables d'Ésope mises en vers par M. de La Fontaine. La dédicace au Dauphin, fils de Louis XIV, élève de Montausier et de Bossuet, annonce des intentions sérieuses et prouve que le poëte songeait à se ranger: il vivait alors au Luxembourg, sous le patronage de la duchesse douai

6. On connaît l'épitaphe que La Fontaine s'est composée
Jean s'en alla comme il était venu,
Mangeant son fonds avec son revenu.
Tint les trésors chose peu nécessaire :
Quant à son temps, bien sut le dispenser:

Deux parts en fit, dont il soulait (solebat) passer
L'une à dormir, et l'autre à ne rien faire.

rière d'Orléans, dont il était gentilhomme. Le succès de ces fables, destinées à l'amusement du Dauphin, en étendit le bienfait à toutes les classes et à tous les âges. On fut charmé de cette nouveauté par laquelle des récits familiers, qui n'avaient d'autre grâce que la familiarité et d'autre utilité que la propagation de quelques vérités morales, devenaient

Une ample comédie à cent actes divers.

En effet, La Fontaine n'était pas comme Ésope et Phèdre, ses devanciers, un simple conteur moraliste, mais il avait pris place à côté des poëtes dramatiques.

La Fontaine avait eu en France beaucoup de précurseurs fabulistes. Au moyen âge, les trouvères avaient fait de maître Renard un des héros de leurs fabliaux, et ces divers récits forment une espèce de poëme, le roman du Renart, rapsodie indigeste et assez amusante où sont délayés, entre beaucoup d'inventions nouvelles, quelques-uns des apologues transmis par l'antiquité, et notamment le Bouc et le Renard 1. Il ne paraît pas que La Fontaine ait connu ce recueil, ni les fables naïves de Marie de France, composées au XIIIe siècle, ni d'autres recueils demeurés manuscrits; mais il avait lu dans l'Avocat Patelin de P. Blanchet le Corbeau et le Renard, dans Marot le Lion et le Rat, dans Régnier le Loup et le Cheval. Au reste, il n'imita aucun de ses devanciers, et il est resté inimitable.

Les Aventures de Psyché, que La Fontaine raconta d'après Apulée, et qu'il embellit, forment un roman assez étendu, dont plusieurs passages sont en vers et

1. Les trouvères ont substitué le loup ou Isengrin au bouc.

où la prose domine. Ce roman fournit le sujet d'une pièce dramatique dont les paroles sont de Molière, Corneille et Quinault, et la musique de Lulli. La Fontaine fit lui-même, de concert avec l'acteur Champmeslé, quelques pièces de théâtre assez médiocres, parmi lesquelles on distingue le Florentin, qui est resté longtemps à la scène. Il essaya même de faire une tragédie, la Mort d'Achille, qu'il n'acheva pas. Ajoutons à ces tentatives dramatiques un opéra que Lulli devait mettre en musique, promesse qui ne fut pas tenue, ce dont La Fontaine se facha au point de faire une satire contre le traître musicien qui l'avait trompé. Tout bonhomme qu'il fût, La Fontaine n'aimait pas à être dupe.

Le second recueil des fables, qui comprenait seulement cinq livres, parut en 1772; le douzième et dernier fut publié à part vers la fin de la vie du poëte. Louis XIV accepta la dédicace de ce volume sans la payer d'aucune faveur; La Fontaine, qui négligeait ses devoirs de famille, n'était pas d'humeur à se plier aux services qu'on demande d'un courtisan: il ne voulait pas être au nombre de ceux qu'il appelle

Peuple caméléon, peuple singe du maltre.

Il tenait trop à son indépendance et à ses plaisirs; avouons aussi que, d'autre part, il ne tenait pas assez à sa dignité: car l'hospitalité et les soins qu'il accepte sous le couvert de l'amitié n'en prolongent pas moins pour lui une sorte de tutelle dont il aurait dû se dégager. Ce régime convenait à son humeur, et sans doute aussi à son génie; mais Louis XIV et Colbert ne croyaient

rien devoir à l'ami de Fouquet, à l'épicurien rebelle aux lois de l'étiquette, au poëte peu scrupuleux.

Il ne faut pas se méprendre sur le caractère de La Fontaine. Au milieu et à l'aide même de ses distractions et de ses rêveries, il poursuivait avec l'adresse et la persistance d'un enfant le dessein d'échapper aux entraves que la tyrannie du monde aurait mises à son indépendance. Le privilége de grande enfance qu'on lui accordait et dont on s'amusait profitait à son bienêtre, aux caprices de son humeur et aux libres allures de son génie. Sur ce pied, on lui passait toutes ses fantaisies, on le choyait, on ne lui demandait que d'être heureux, et c'est aussi ce qu'il voulait.

A la mort de la duchesse d'Orléans (1672), La Fontaine fut recueilli par Mme de La Sablière, qui se montra généreuse pour ses besoins, indulgente à ses caprices. Sous cet aimable patronage, La Fontaine n'eut à s'inquiéter de rien : il avait, comme le Rat de la fable, <le vivre et le couvert, » et plus heureux que le Pigeon voyageur, « bon souper, bon gîte et le reste, » c'est-àdire les soins vigilants de l'amitié, et les entretiens familiers des esprits distingués que réunissait le salon de Mme de La Sablière. Il passa vingt-deux ans dans cette intimité, et sa reconnaissance ne fut pas éteinte par la mort de cette femme si empressée de faire le bien et si habile à cacher ses bienfaits.

La Fontaine put enfin, à l'âge de soixante-trois ans, être admis à l'Académie; Louis XIV y consentit parce qu'il avait promis d'être sage. Il succédait (1684) à Colbert, champenois comme lui, mais d'humeur moins facile, et qui ne pardonna jamais au poëte son attache

ment pour Fouquet. L'Académie fut pour La Fontaine un lieu de prédilection; il se rendait régulièrement aux séances, ou il lui était permis de rêver tout éveillé, et même de sommeiller. Il vota par distraction, a-t-il dit, l'exclusion de son ami Furetière, coupable de trop de précipitation à composer un dictionnaire, quand ses confrères de l'Académie procédaient au même travail avec une majestueuse lenteur. La Fontaine se trouva mal de sa méprise, s'il y eut méprise, car Furetière, dans son ressentiment, le poursuivit d'injures en prose et d'épigrammes en vers. La querelle sur les anciens et les modernes, émue ou tout au moins réchauffée par Perrault (1687), le trouva fidèle, avec Racine et Boileau, à la cause de l'antiquité, et c'est à ce propos qu'il a donné, dans une épître au savant Huet, d'excellents préceptes sur l'imitation des anciens.

Lorsque Mine de La Sablière fut morte (1693), La Fontaine se retira chez M. d'Hervart, près de qui se passèrent les dernières années de sa vie. Saint-Evremond avait tâché vainement de l'attirer en Angleterre ; l'âge 'était venu, et avec l'âge, les infirmités, qui ne lui permirent pas d'entreprendre ce voyage. Bientôt après, une maladie grave ramena La Fontaine aux sentiments religieux, qu'il avait plutôt négligés que méconnus pendant le cours d'une vie partagée entre la poésie, le plaisir et le sommeil; il porta même la rigueur aussi loin qu'il avait poussé le relâchement. Il alla jusqu'à se couvrir d'un cilice pour se mortifier; il désavoua ceux de ses ouvrages par lesquels il avait offensé la morale, et mourut, après avoir donné pendant deux ans les marques de la piété la plus vraie et la plus sincère, le

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