Page images
PDF
EPUB

XIX. L'OEil du Maître1.

Un cerf s'étant sauvé dans une étable à bœufs,
Fut d'abord averti par eux

Qu'il cherchât un meilleur asile.

Mes frères, leur dit-il, ne me décelez pas :
Je vous enseignerai les pâtis2 les plus gras;
Ce service vous peut quelque jour être utile,
Et vous n'en aurez point regret.

Les bœufs, à toutes fins, promirent le secret.
Il se cache en un coin, respire, et prend courage.
Sur le soir on apporte herbe fraîche et fourrage,
Comme l'on faisait tous les jours:

L'on va, l'on vient, les valets font cent tours,
L'intendant même; et pas un d'aventure
N'aperçut ni cor3, ni ramure,

Ni cerf enfin. L'habitant des forêts

Rend déjà grâce aux bœufs, attend dans cette étable Que, chacun retournant au travail de Cérès*,

Il trouve pour sortir un moment favorable.

L'un des bœufs ruminant lui dit : Cela va bien,

[ocr errors]

Mais quoi! l'homme aux cent yeux n'a pas fait sa rovue:
Je crains fort pour toi sa venue;

Jusque-là, pauvre cerf, ne te vante de rien.
Là-dessus le maître entre et vient faire sa ronde.
Qu'est ceci? dit-il à son monde;

Je trouve bien peu d'herbe en tous ces râteliers.
Cette litière est vieille; allez vite aux greniers.
Je veux voir désormais vos bêtes mieux soignées.
Que coûte-t-il d'ôter toutes ces araignées?
Ne saurait-on ranger ces jougs et ces colliers?
En regardant à tout, il voit une autre tête

1. Phèdre.

2. Pális, pâturages.

3. Bouture de corne. Un cerf est dix cors à sept ans, parce qu'alors sa ramure ou son bois se compose de dix branches.

4. Déesse de l'agriculture.

5. Le maître, véritable Argus auquel rien n'échappe.

Que celles qu'il voyait d'ordinaire en ce lieu.
Le cerf est reconnu chacun prend un épieu;
Chacun donne un coup à la bête.

1

Ses larmes ne sauraient la sauver du trépas.
On l'emporte, on la sale, on en fait maint repas,
Dont maint voisin s'éjouit d'être.

Il n'est, pour voir, que l'œil du maître.

1. Le cerf pleure lorsqu'il est pris et qu'il ne peut plus se defendre. 2. Se réjouit.

XX. L'Alouette et ses Petits, avec le Maître d'un champ1.

Ne t'attends qu'à toi seul ; c'est un commun proverbe. Voici comme Esope le mit

En crédit:

Les alouettes font leur nid

Dans les blés quand ils sont en herbe,
C'est-à-dire environ le temps

Que tout aime et que tout pullule dans le monde,
Monstres marins au fond de l'onde,

Tigres dans les forêts, alouettes aux champs.
Une pourtant de ces dernières

Avait laissé passer la moitié d'un printemps
Sans goûter le plaisir des amours printanières.
A toute force enfin elle se résolut

D'imiter la nature, et d'être mère encore.

1. Esope.

2. S'attendre à soi, ne compter que sur soi-même. Racine l'emploie dans le même sens (Britannicus, act. II, sc. Iv):

Après ce coup, Narcisse, à qui dois-je m'attendre.

Elle båtit un nid, pond, couve, et fait éclore
A la hâte le tout alla du mieux qu'il put.
Les blés d'alentour murs avant que la nitée '
Se trouvât assez forte encor

Pour voler et prendre l'essor,

De mille soins divers l'alouette agitée
S'en va chercher pâture, avertit ses enfants
D'être toujours au guet et faire sentinelle.
Si le possesseur de ces champs

Vient avecque son fils, comme il viendra, dit-elle,
Ecoutez bien: selon ce qu'il dira,

Chacun de nous décampera.

Sitôt que l'alouette eut quitté sa famille,
Le possesseur du champ vient avecque son fils.
Ces blés sont mûrs, dit-il: allez chez nos amis
Les prier que chacun, apportant sa faucille,
Nous vienne aider demain dès la pointe du jour.
Notre alouette de retour

Trouve en alarme sa couvée.

L'un commence: Il a dit que, l'aurore levée,
L'on fit venir demain ses amis pour l'aider.-
S'il n'a dit que cela, repartit l'alouette,

Rien ne nous presse encor de changer de retraite ;
Mais c'est demain qu'il faut tout de bon écouter.
Cependant soyez gais, voilà de quoi manger.
Eux repus, tout s'endort, les petits et la mère.
L'aube du jour arrive, et d'amis point du tout.
L'alouette à l'essor', le maître s'en vient faire
Sa ronde ainsi qu'à l'ordinaire.

Ces blés ne devraient pas, dit-il, être debout.
Nos amis ont grand tort, et tort* qui se repose
Sur de tels paresseux, à servir ainsi lents.
Mon fils, allez chez nos parents
Les prier de la même chose.
L'épouvante est au nid plus forte que jamais.

1. La nichée. Le mot nitée est en usage dans quelques provinces. 2. Etant partie, ayant pris son essor.

3. Ellipse élégante, pour il a tort aussi celui qui se repose « sur de tels paresseux, à servir ainsi lents. »

Il a dit ses parents, mère! c'est à cette heure....-
Non, mes enfants; dormez en paix :
Ne bougeons de notre demeure.
L'alouette eut raison; car personne ne vint.
Pour la troisième fois, le maître se souvint
De visiter ses blés. Notre erreur est extrême,
Dit-il, de nous attendre à d'autres gens que nous,
Il n'est meilleur ami ni parent que soi-même.
Retenez bien cela, mon fils. Et savez-vous
Ce qu'il faut faire? Il faut qu'avec notre famille'
Nous prenions dès demain chacun une faucille :
C'est là notre plus court; et nous achèverons
Notre moisson quand nous pourrons.
Dès lors que ce dessein fut su de l'alouette:
C'est ce coup qu'il est bon de partir, mes enfants!
Et les petits, en même temps,
Voletants, se culebutants,
Délogèrent tous sans trompette.

1. Familia, les gens de la maison.

2. Ce petit tableau a tant de vérité qu'on pardonne très-volontiers à La Fontaine d'avoir allongé d'une syllabe le mot culbutant.

FIN DU LIVRE QUATRIÈME.

LIVRE CINQUIÈME.

1

1. Le Bûcheron et Mercure'.

A M. L. C. D. B.2

Votre goût a servi de règle à mon ouvrage :
J'ai tenté les moyens d'acquérir son suffrage.
Vous voulez qu'on évite un soin trop curieux,
Et des vains ornements l'effort ambitieux3;
Je le veux comme vous: cet effort ne peut plaire.
Un auteur gâte tout quand il veut trop bien faire.
Non qu'il faille bannir certains traits délicats :
Vous les aimez, ces traits; et je ne les hais pas.
Quant au principal but qu'Esope se propose*,
J'y tombe au moins mal que je puis.

Enfin, si dans ces vers je ne plais et n'instruis,
Il ne tient pas à moi; c'est toujours quelque chose.
Comme la force est un point
Dont je ne me pique point,

Je tâche d'y tourner le vice en ridicule,
Ne pouvant l'attaquer avec des bras d'Hercule.
C'est là tout mon talent; je ne sais s'il suffit.
Tantôt je peins en un récit

La sotte vanité jointe avecque l'envie,

1. Ésope.

2. Ces initiales signifient: A. M. le chevalier de Bouillon. 3. L'effort ambitieux. La Fontaine imite toujours en maître. Ici il s'approprie le mot d'Horace :

Ambitiosa recidet
Ornamenta.

4. Ce but est l'application morale de la fable. La Fontaine, con< teur plutôt que moraliste, ne rencontre pas toujours justement cette application.

« PreviousContinue »