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LIVRE DOUZIÈME.

1. Les Compagnons d'Ulysse1.

Les compagnons d'Ulysse, après dix ans d'alarmes,
Erraient au gré du vent, de leur sort incertains.
Ils abordèrent un rivage

Où la fille du dieu du jour,
Circé, tenait alors sa cour.

Elle leur fit prendre un breuvage
Délicieux, mais plein d'un funeste poison.
D'abord ils perdent la raison;

Quelques moments après leur corps et leur visage
Prennent l'air et les traits d'animaux différents:
Les voilà devenus ours, lions, éléphants;
Les uns sous une masse énorme,

Les autres sous une autre forme :
Il s'en vit de petits, EXEMPLUM UT TALPA ®.
Le seul Ulysse en échappa;

Il sut se défier de la liqueur traîtresse.
Comme il joignait à la sagesse

La mine d'un héros et le doux entretien,
Il fit tant que l'enchanteresse

Prit un autre poison peu différent du sien.
D'une pareille conjoncture

Ulysse était trop fin pour ne pas profiter:
Il obtint qu'on rendrait à ses Grecs leur figure.
Mais la voudront-ils bien, dit la nymphe, accepter?
Allez le proposer de ce pas à la troupe.
Ulysse y court, et dit: L'empoisonneuse coupe

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A son remède encore; et je viens vous l'offrir:
Chers amis, voulez-vous hommes redevenir?
On vous rend déjà la parole.
Le lion dit, pensant rugir :

Je n'ai pas la tête si folle;

Moi renoncer aux dons que je viens d'acquérir !
J'ai griffe et dents, et mets en pièces qui m'attaque.
Je suis roi: deviendrai-je un citadin d'Ithaque [
Tu me rendras peut-être encor simple soldat:
Je ne veux point changer d'état.

Ulysse du lion court à l'ours: Eh! mon frère,
Comme te voilà fait ! je t'ai vu si joli !—
Ah! vraiment nous y voici,

Reprit l'ours à sa manière :

Comme me voilà fait ! comme doit être un ours.
Qui t'a dit qu'une forme est plus belle qu'une autre ?
Est-ce à la tienne à juger de la nôtre?

Je me rapporte1 aux yeux d'une ourse mes amours.
Te déplais-je? va-t'en; suis ta route, et me laisse.
Je vis libre, content, sans nul soin qui me presse;
Et te dis tout net et tout plat:

Je ne veux point changer d'état.

Le prince grec au loup va proposer l'affaire;
Il lui dit, au hasard d'un semblable refus :
Camarade, je suis confus

Q'une jeune et belle bergère
Conte aux échos les appétits gloutons
Qui t'ont fait manger ses moutons.
Autrefois on t'eût vu sauver sa bergerie ·
Tu menais une honnête vie.
Quitte ces bois, et redevien *,

Au lieu de loup, homme de bien.

1. La Fontaine a déjà écrit:

Rapportons-nous, dit-elle, à Raminagrobis.

La mesure n'exigeant ici aucun sacrifice, puisque « je m'en rapporte, donnait le même nombre de syllabes, il est clair que l'usage autoriBait cette locution.

2. Pour redeviens. L's à la première personne est une innovation. Les poëtes ont gardé le droit de suivre l'ancien usage.

En est-il? dit le loup pour moi, je n'en vois guère.
Tu t'en viens me traiter de bête carnassière ;

Toi qui parles, qu'es-tu? N'auriez-vous pas, sans moi,
Mangé ces animaux que plaint tout le village?
Si j'étais homme, par ta foi,
Aimerais-je moins le carnage?

Pour un mot quelquefois vous vous étranglez tous:
Ne vous êtes-vous pas l'un à l'autre des loups?
Tout bien considéré, je te soutiens en somme
Que, scélérat pour scélérat,

Il vaut mieux être un loup qu'un homme :
Je ne veux point changer d'état.
Ulysse fit à tous une même semonce;
Chacun d'eux fit même réponse,
Autant le grand que le petit.

La liberté, les bois, suivre leur appétit,
C'était leurs délices suprêmes :
Tous renonçaient au los des belles actions.
Ils croyaient s'affranchir suivant leurs passions,
Ils étaient esclaves d'eux-mêmes.

1. On écrirait aujourd'hui c'étaient, à cause du pluriel qui suit. cet usage, qui a prévalu, paraît vicieux, puisque dans les phrases de cette espèce le sujet grammatical est le singulier ce pour cela. 2. Louange du mot latin laus.

II. Le Chat et les deux Moineaux.

A MONSEIGNEUR LE DUC DE BOURGOGNE.

1

Un chat, contemporain d'un fort jeune moineau,
Fut logé près de lui dès l'âge du berceau:

1. « L'idée du poëte, dit M. Guillon, n'est pas que ces animaux vécussent dans le même temps, mais dans la même habitation. Il fallait donc commensal et non contemporain. » Pourquoi supposer que La Fontaine a voulu dire autre chose que ce qu'il a dit, quand ce qu'il dit est net et sensé? Le poëte annonce en langage poétique que le chat est jeune aussi bien que l'oiseau

La cage et le panier avaient mêmes pénates.
Le chat était souvent agacé par l'oiseau :
L'un s'escrimait du bec; l'autre jouait des pattes.
Ce dernier toutefois épargnait son ami,
Ne le corrigeant qu'à demi :

Il se fût fait un grand scrupule
D'armer de pointes sa férule.
passereau,

Le

moins circonspec 2
Lui donnait force coups de bec,
En sage et discrète personne,
Maître chat excusait ces jeux:

Entre amis, il ne faut jamais qu'on s'abandonne
Aux traits d'un courroux sérieux,

Comme ils se connaissaient tous deux dès leur bas âge,
Une longue habitude en paix les maintenait;
Jamais en vrai combat le jeu ne se tournait;
Quand un moineau du voisinage
S'en vint les visiter, et se fit compagnon
Du pétulant Pierrot et du sage Raton,
Entre les deux oiseaux il arriva querelle;
Et Raton de prendre parti.

Cet inconnu, dit-il, nous la vient donner belle,
D'insulter ainsi notre ami!

Le moineau du voisin viendra manger le nôtre !
Non, de par tous les chats! Entrant lors au combat,
Il croque l'étranger. Vraiment, dit maître chat,
Les moineaux ont un goût exquis et délicat !
Cette réflexion fit aussi croquer l'autre.

Quelle morale puis-je inférer de ce fait?

Sans cela, toute fable est un œuvre imparfait.
J'en crois voir quelques traits; mais leur ombre m'abuse.

1. Le même commentateur fait, à propos de ce vers, la remarque suivante: « On ne peut pas dire qu'une cage et un panier eussent des dieux domestiques. » Aussi le puěte ne le dit-il pas; mais par une métonymie hardie qu'on n'a pas remarquée, il substitue le contenant au contenu, le panier au chat et la cage au moineau, et il donne poétiquement des pénates aux héros de sa fable.

2. La Fontaine écrit ainsi ce mot, par licence poétique et pour la

rime.

Prince, vous les aurez incontinent trouvés :

Ce sont des jeux pour vous, et non point pour ma muse : Elle et ses sœurs n'ont pas l'esprit que vous avez !.

1. La Fontaine oublie son âge et son génie pour se mettre aux pieds d'un enfant de douze ans.

III. Du Thésauriseur et du Singe1.

Un homme accumulait. On sait que cette erreur
Va souvent jusqu'à la fureur.
Celui-ci ne songeait que ducats et pistoles.

Quand ces biens sont oisifs, je tiens qu'ils sont frivoles.
Pour sûreté de son trésor,

Notre avare habitait un lieu dont Amphytrite
Défendait aux voleurs de toutes parts l'abord.
Là, d'une volupté selon moi fort petite,
Et selon lui fort grande, il entassait toujours:
Il passait les nuits et les jours

A compter, calculer, supputer sans relâche,
Car il trouvait toujours du mécompte à son fait.
Calculant, supputant, comptant comme à la tâche ";
Un gros singe, plus sage, à mon sens, que son maître,
Jetait quelque doublon toujours par la fenêtre,
Et rendait le compte imparfait :

La chambre, bien cadenassée,
Permettait de laisser l'argent sur le comptoir.
Un beau jour dom Bertrand se mit dans la pensée
D'en faire un sacrifice au liquide manoir.
Quant à moi, lorsque je compare

Les plaisirs de ce singe à ceux de cet avare,

1. Tristan P'ermite.

2. On sait que notre poëte n'aimait pas l'argent au repos. Le sien ne faisait jamais longue demeure.

3. Voilà bien Pavare. « Serf de son argent, » comme dit Jean de Meung.

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