Page images
PDF
EPUB

Le sage est ménager du temps et des paroles'.
Ayant donc mis à part les entretiens frivoles,
Et beaucoup raisonné sur l'homme et sur l'esprit,
Ils tombèrent sur la morale.

Il n'est pas besoin que j'étale
Tout ce que l'un et l'autre dit.

Le récit précédent suffit

Pour montrer que le peuple est juge récusable.
En quel sens est donc véritable

Ce que j'ai lu dans certain lieu,
Que sa voix est la voix de Dieu ??

1. Du temps et des paroles. Ce vers est devenu proverbe, comme celui qu'on vient de lire plus haut:

Il connaît l'univers et ne se connaît pas.

2. Vox populi, vox Dei. Cela n'est pas vrai pour la science.

XXV. Le Loup et le Chasseur1.

Fureur d'accumuler, monstre de qui les yeux
Regardent comme un point tous les bienfaits des dieux,
Te combattrai-je en vain sans cesse en cet ouvrage !
Quel temps demandes-tu pour suivre mes leçons?
L'homme, sourd à ma voix comme à celle du sage,
Ne dira-t-il jamais: C'est assez, jouissons?
Hâte-toi, mon ami, tu n'as pas tant à vivre.
Je te rebats ce mot; car il vaut tout un livre :
Jouis. Je le ferai.-Mais quand donc?-Dès demain.
Eh! mon ami, la mort te peut prendre en chemin :
Jouis dès aujourd'hui; redoute un sort semblable
A celui du chasseur et du loup de ma fable.

[blocks in formation]

Le premier de son arc avait mis bas un daim,
Un faon de biche passe, et le voilà soudain
Compagnon du défunt: tous deux gisent sur l'herbe,
La proie était honnête, un daim avec un faon;
Tout modeste chasseur en eût été content:

Cependant un sanglier', monstre énorme et superbe,
Tente encor notre archer, friand de tels morceaux.
Autre habitant du Styx: la Parque et ses ciseaux
Avec peine y mordaient; la déesse infernale
Reprit à plusieurs fois l'heure au monstre fatale.
De la force du coup pourtant il s'abattit.
C'était assez de biens. Mais quoi! rien ne remplit
Les vastes appétits d'un faiseur de conquêtes.
Dans le temps que le porc revient à soi, l'archer
Voit le long d'un sillon une perdrix marcher;
Surcroft chétif aux autres têtes :

De son arc toutefois il bande les ressorts..
Le sanglier, rappelant les restes de sa vie,
Vient à lui, le découd, meurt vengé sur son corps;
Et la perdrix le remercie.

Cette part du récit s'adresse au convoiteux :
L'avare aura pour lui le reste de l'exemple.

Un loup vit en passant ce spectacle piteux :
O fortune! dit-il, je te promets un temple.
Quatre corps étendus! que de biens! mais pourtant
Il faut les ménager; ces rencontres sont rares.
(Ainsi s'excusent les avares.)

J'en aurai, dit le loup, pour un mois, pour autant:
Un, deux, trois, quatre corps; ce sont quatre semaines,
Si je sais compter, toutes pleines.

Commençons dans deux jours; et mangeons cependant
La corde de cet arc: il faut que l'on l'ait faite
De vrai boyau ; l'odeur me le témoigne assez.

1. Sanglier est encore ici de deux syllabes.

2. Terme consacré pour exprimer l'action du sanglier quand il déchire et blesse avec ses défenses. On appelle décousues les blesaures que fait le sanglier.

En disant ces mots, il se jette

Sur l'arc, qui se détend, et fait de la sagette
Un nouveau mort: mon loup a les boyaux percés.

Je reviens à mon texte. Il faut que l'on jouisse;
Témoin ces deux gloutons punis d'un sort commun:
La convoitise perdit l'un;
L'autre périt par l'avarice..

1. Sagette pour flèche, du mot latín sagitta.

FIN DU LIVRE HUITIÈME.

LIVRE NEUVIÈME.

I. Le Dépositaire infidèle.
Grâce aux Filles de mémoire,
J'ai chanté des animaux;
Peut-être d'autres héros

M'auraient acquis moins de gloire '.
Le loup, en langue des dieux,
Parle au chien dans mes ouvrages:
Les bêtes, à qui mieux mieux,
Y font divers personnages,
Les uns fous, les autres sages;
De telle sorte pourtant
Que les fous vont l'emportant:
La mesure en est plus pleine.
Je mets aussi sur la scène
Des trompeurs, des scélérats,
Des tyrans et des ingrats,
Mainte imprudente pécore,
Force sots, force flatteurs;
Je pourrais y joindre encore
Des légions de menteurs :
Tout homme ment, dit le sage.
S'il n'y mettait seulement
Que les gens du bas étage,

On pourrait aucunement

1. Acquis moins de gloire. Ils ne lui en auraient certainement pas donné davantage.

2. Aucunement n'est pas négatif et signifie, en quelque manière, comme aucuns se prend encore pour quelques-uns : « aucuns l'en ont blamé.» (Livre VI, fable 1,)

Souffrir ce défaut aux hommes ;
Mais que tous, tant que nous sommes.
Nous mentions, grand et petit,
Si quelque autre l'avait dit,
Je soutiendrais le contraire.
Et même qui mentirait

Comme Esope et comme Homère,
Un vrai menteur ne serait :
Le doux charme de maint songe
Par leur bel art inventé,

Sous les habits du mensonge
Nous offre la vérité.

L'un et l'autre a fait un livre

Que je tiens digne de vivre
Sans fin, et plus, s'il se peut'.
Comme eux ne ment pas qui veut.
Mais mentir comme sut faire
Un certain dépositaire,

Payé par son propre mot,
Est d'un méchant et d'un sot.

Voici le fait :

Un trafiquant de Perse,

Chez son voisin, s'en allant en commerce,
Mit en dépôt un cent de fer un jour.

[ocr errors]

Mon fer? dit-il, quand il fut de retour. -
Votre fer! il n'est plus : j'ai regret de vous dire
Qu'un rat l'a mangé tout entier.

J'en ai grondé mes gens; mais qu'y faire? un grenier
A toujours quelque trou. Le trafiquant admire
Un tel prodige, et feint de le croire pourtant.
Au bout de quelques jours il détourne l'enfant
Du perfide voisin; puis à souper convie
Le père, qui s'excuse, et lui dit en pleurant :
Dispensez-moi, je vous supplie,

1. Plus que sans fin est une hyperbole qui se trouve dans la Bible. in æternum et ultrà.

2. S'en allant en commerce; amphibologie. Est-ce le voisin ou le trafiquant? Le sens généra. nous avertit que c'est le trafiquant.

« PreviousContinue »