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Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons,
J'ai dévoré force moutons.

Que m'avaient-ils fait? nulle offense;
Même il m'est arrivé quelquefois de manger
Le berger'.

Je me dévoûrai donc, s'il le faut : mais je pense
Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi;
Car on doit souhaiter, selon toute justice,
Que le plus coupable périsse.-

Sire, dit le renard, vous êtes trop bon roi;
Vos scrupules font voir trop de délicatesse."
Eh bien manger moutons, canaille, sotte espèce,
Est-ce un péché? Non, non. Vous leur fites, seigneur,
En les croquant, beaucoup d'honneur;

Et quant au berger, l'on peut dire
Qu'il était digne de tous maux,
Etant de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimérique empire.
Ainsi dit le renard; et flatteurs d'applaudir.
On n'osa trop approfondir

Du tigre, ni de l'ours, ni des autres puissances,
Les moins pardonnables offenses:
Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples matins,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L'âne vint à son tour, et dit : J'ai souvenance
Qu'en un pré de moines passant,

La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et, je pense,
Quelque diable aussi me poussant,

Je tondis de ce pré la largeur de ma langue;
Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net.

1. Ce petit vers escamote, comme on l'a remarqué, le plus gros des métaits de sa majesté le lion.

2. On voit avec quel art le poëte a multiplié les circonstances atténuantes dans cette confession : c'était un pré de moines, gens riches et charitables; il passait donc point de préméditation. La faim, l'occasion, l'herbe tendre, comment résister à une tentation si forte? d'ailleurs le diable s'en est mêlé. La peccadille de l'àne conservée par un vague souvenir, j'ai souvenance, est encore amvin drie par la franchise de l'aveu,

1

A ces mots, on cria haro sur le baudet.

Un loup, quelque peu clerc, prouva par sa harangue
Qu'il fallait dévouer ce maudit animal,

Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l'herbe d'autrui! quel crime abominable!
Rien que la mort n'était capable

D'expier son forfait. On le lui fit bien voir.

Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir..

1. La clameur de haro (mot dont l'étymologie est douteuse) se poussait en Normandie avant de courir sus aux malfaiteurs. 2. Clerc, savant.

II. Le Rat qui s'est retiré du monde 1.

Les Levantins 2 en leur légende
Disent qu'un certain rat, las des soins d'ici-bas,
Dans un fromage de Hollande

Se retira loin du tracas.
La solitude était profonde,
S'étendant partout à la ronde.

Notre ermite nouveau subsistait là-dedans.
Il fit tant, de pieds et de dents,

Qu'en peu de jours il eut au fond de l'ermitage
Le vivre et le couvert : que faut-il davantage?
Il devint gros et gras: Dieu prodigue ses biens
A ceux qui font vœu d'être siens.

Un jour, au dévot personnage

Des députés du peuple rat

S'en vinrent demander quelque aumône légère :

1. Nic. de Pergame.

2. Les Levantins, les peuples du Levant ou les Orientaux. gende, récit qu'on doit lire (legendus, a, um.)

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Ils allaient en terre étrangère

Chercher quelque secours contre le peuple chat;
Ratopolisétait bloquée :

On les avait contraints de partir sans argent,
Attendu l'état indigent

De la république attaquée.

Ils demandaient fort peu, certains que le secours
Serait prêt dans quatre ou cinq jours.
Mes amis, dit le solitaire,

Les choses d'ici-bas ne me regardent plus:
En quoi peut un pauvre reclus

Vous assister? que peut-il faire
Que de prier le ciel qu'il vous aide en ceci?
J'espère qu'il aura de vous quelque souci.
Ayant parlé de cette sorte,

Le nouveau saint ferma sa porte.

1. Mot composé, qui signifie ville des Rats.

III. Le Héron.

Un jour, sur ses longs pieds, allait je ne sais où,
Le héron au long bec emmanché d'un long cou

Il côtoyait une rivière.

:

L'onde était transparente ainsi qu'aux plus beaux jours, Ma commère la carpe y faisait mille tours

Avec le brochet son compère.

Le héron en eût fait aisément son profit:

Tous approchaient du bord; l'oiseau n'avait qu'à prendre. Mais il crut mieux faire d'attendre

Qu'il eût un peu plus d'appétit :

fl vivait de régime, et mangeait à ses heures.

. Ce signalement du héron est aussi exact que poétique ; c'est une description et un tableau. On n'aurait pas à faire cette remarque, si Voltaire n'eût compris ces deux vers dans ses critiques sur Fontaine.

Après quelques moments l'appétit vint: l'erseau,
S'approchant du bord, vit sur l'eau

Des tanches qui sortaient du fond de ces demeures.
Le mets ne lui plut pas; il s'attendait à mieux,
Et montrait un goût dédaigneux

Comme le rat. du bon Horace.

Moi, des tanches! dit-il; moi, héron, que je fasse
Une si pauvre chère ! Et pour qui me prend-on ?
La tanche rebutée, il trouva du goujon.
Du goujon! c'est bien là le dîner d'un héron!
J'ouvrirais pour si peu le bec! aux dieux ne plaise!
Il l'ouvrit pour bien moins : tout alla de façon
Qu'il ne vit plus aucun poisson.

La faim le prit: il fut tout heureux et tout aise
De rencontrer un limaçon.

Ne soyons pas si difficiles :

Les plus accommodants, ce sont les plus habiles,
On hasarde de perdre en voulant trop gagner.
Gardez-vous de rien dédaigner.

1. Tangens male singula dente superbo. (HORACE.)
Effleurant chaque mets d'une dent dédaigneuse.

IV. Les Souhaits1.

Il est au Mogol des follets
Qui font office de valets,

Tiennent la maison propre, ont soin de l'équipage, Et quelquefois du jardinage.

Si vous touchez à leur ouvrage,

2

Vous gâtez tout. Un d'eux près du Gange autrefois Cultivait le jardin d'un assez bon bourgeois.

Il travaillait sans bruit, avait beaucoup d'adresse,

1. Le fond de cet apologue est tiré d'un ancien conte arabe. 2. Fleuve des Indes.

Aimait le maître et la maîtresse,

Et le jardin surtout. Dieu sait si les Zéphyrs,
Peuple ami du démon, l'assistaient dans sa tache!
Le follet, de sa part, travaillant sans relâche,
Comblait ses hôtes de plaisirs.

Pour plus de marques de son zèle,
Chez ces gens pour toujours il se fût arrêté,
Nonobstant la légèreté

A ses pareils si naturelle;

Mais ses confrères les esprits
Firent tant que le chef de cette république,
Par caprice ou par politique,

Le changea bientôt de logis.
Ordre lui vient d'aller au fond de la Norvége
Prendre le soin d'une maison

En tout temps couverte de neige;
Et d'Indou qu'il était on vous le fait Lapon.
Avant que de partir, l'esprit dit à ses hôtes :
On m'oblige de vous quitter;

Je ne sais pas pour quelles fautes:
Mais enfin il le faut. Je ne puis arrêter

Qu'un temps fort court, un mois, peut-être une semaine :
Employez-la, formez trois souhaits: car je puis
Rendre trois souhaits accomplis;

Trois, sans plus. Souhaiter ce n'est pas une peine
Étrange et nouvelle aux humains.

Ceux-ci, pour premier væu, demandent l'Abondance;
Et l'Abondance à pleines mains

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Verse en leur coffre la finance,

En leurs greniers le blé, dans leurs caves les vins :
Tout en crève. Comment ranger cette chevance'!
Quels registres, quels soins, quel temps il leur fallut !
Tous deux sont empêchés si jamais on le fut.

Les voleurs contre eux complotèrent;

Les grands seigneurs leur empruntèrent *;

Le prince les taxa. Voilà les pauvres gens

1. Ces biens. On disait plus anciennement chevissance. 2. Sous Louis XIV les grands seigeurs empruntaient beaucoup, surtout pour entrer en campagne.

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