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long sommeil, saluèrent avec joie le jour libérateur de l'Évangile. Quelle était donc leur force? dit un grand orateur chrétien, la même qu'avait eue Jésus-Christ! ils devaient confesser son nom et mourir après; mourir aujourd'hui, mourir demain, mourir toujours; c'est-à-dire vaincre la force, non par la force, mais par la douceur et la vertu. C'est ce qui est arrivé malgré la fureur de l'empire romain perdant dans l'inanité des supplices sa raison épouvantée...

L'orgueil romain fut en effet forcé de rendre hommage à la conduite de ces sectateurs qui mettaient au premier rang de leurs vertus le sacrifice, la chasteté, l'humilité, si étrangères aux Romains de Tibère et de Commode. La philosophie stoïque, fondée sur le mépris de la douleur, avait voulu leur apprendre à supporter leurs maux, le Christianisme enseigna à souffrir les siens avec résignation, avec amour et surtout à soulager ceux des autres avec la charité la plus tendre et la plus active. La morale de l'ancienne philosophie ne combattait que les passions de l'humanité sans en attaquer le principe; aussi n'a-t-elle produit que des vertus rares et passagères, c'est aux sources qu'a frappé le Christianisme, tant pour améliorer les vertus que pour corriger les vices l'Evangile a fait de la modestie, l'humilité; de la philanthropie, la charité, enfin à la vengeance si douce aux nobles cœurs (1) elle a substitué le pardon des offenses (2).

L'invasion des barbares, l'ambition des grands, les vices des hommes ont pu arrêter les bienfaits de l'Evangile, mais on a reconnu, avec le temps et après les orages, l'excellence de ses institutions. La civilisation s'est appuyée sur la religion chrétienne pour déployer sur l'Europe ses ailes rapides et protectrices. Plus de ces remparts qui, seuls, pouvaient déterminer le droit des gens

(1) V. Homère et Euripide. « A Sparte comme à Troie, dit ce dernier, il est beau de se venger d'un ennemi. »

(2) << Lactance avoue, dit Freret, que si quelqu'un voulait recueillir toutes les vérités que les philosophes ont enseignées, on ferait un corps de doctrines assez semblables aux principes de la religion chrétienne. » Mais ces vérités sont nées et mortes dans la tête de quelques excellents hommes. La masse du peuple n'en a profité qu'après la prédication des apôtres. Alors seulement, le savant a admiré la profondeur de la morale évangélique, l'homme borné y a trouvé la simplicité et l'a embrassée avec amour.

sous le règne d'une force sauvage: ils ne seront désormais pour le monde que des monuments de son ancienne barbarie. Plus de ces horribles sacrifices, de ces orgies brutales que réclamaient des dieux débauchés et altérés de sang. Partout la justice et la charité, partout le retentissement de ces sublimes paroles de saint Jean : « Celui qui aura des biens de ce monde et qui voyant son frère dans le besoin lui fermera ses entrailles, celui-là ne peut avoir l'amour du Dieu qui s'est donné soi-même et a été cloué sur la croix pour lui. »

Nous avons vu ce que le Christianisme avait donné à l'Empire avili par des Néron, et des Caligula, nous avons vu l'Europe régénérée sous sa bienfaisante influence; je demanderai maintenant ce que serait devenu cet empire croulant sous ses ruines vermoulues, en proie à des myriades de barbares, sans lien, sans morale, sans appui contre d'innombrables germes de dissolution... ce que serait devenu le monde entier livré à la force matérielle?

L'église seule et déjà forte de ses institutions a pu contrebalancer ces éléments de dissolution, se défendre contre cette barbarie envahissante, la soumettre, lui donner ses propres éléments de morale et de civilisation, l'instruire, l'améliorer, en faire une société nouvelle, forte, agissante et progressive.

Après ces aperçus historiques, que nul ne contestera. abordons plus franchement notre sujet et disons quelle a été sur la philosophie morale et le bonheur des hommes l'influence du Christianisme.

L'homme est, en général, peu disposé à se préoccuper de sa destinée future; pareil en cela aux animaux, le présent seul l'occupe; né avec des besoins, des sentiments, des désirs, des passions, il veut, avant tout, les satisfaire et il laisse à quelques âmes d'élite, à celles surtout que le malheur a frappées, le soin de rechercher s'il y aura dans un autre monde une compensation aux chagrins de celui-ci.

Il y a quelque chose de triste à considérer ces milliers d'êtres qui vivent au jour le jour, poursuivant des objets divers qui flattent leurs sens ou leur esprit, contents quand ils les ont atteints, malheureux de leurs déceptions, mais recommençant le lendemain à poursuivre de nouvelles chimères, sans songer à se

demander le sens de ce drame, si fécond en péripéties, dans lequel ils figurent, sans savoir pourquoi...

Dans quelques circonstances graves de la vie, leur esprit s'élève à ces hautes idées; ils se posent la terrible question de la destinée humaine, mais la solution leur paraissant bientôt trop difficile, ils en reviennent à l'intérêt, à la passion du moment et l'avenir est oublié. La mort arrive alors avant le réveil de l'âme.

Quand il n'en est pas ainsi, quel est le travail de la pensée ?

Au début de la vie, notre nature, s'éveillant avec tous les besoins et toutes les facultés dont elle est pourvue, rencontre un monde qui semble offrir un champ illimité à la satisfaction des uns et au développement des autres. A la vue de ce monde qui paraît renfermer pour elle le bonheur, nous nous élançons pleins d'espérances et d'illusions, mais il est dans la condition humaine qu'aucune de ces espérances ne soit remplie, qu'aucune de ces illusions ne soit justifiée. Alors si nous n'avons pas sucé, pour ainsi dire, avec le lait, cette douce religion chrétienne, qui porte avec elle tant de lumières et de consolations, alors notre nature souffre, elle s'étonne et s'indigne; elle trouve que les lois de la justice sont blessées dans ce qui lui arrive; et de là cette longue incrédulité d'abord, puis cette sourde protestation que nous opposons aux misères de la vie.

Tant que dure la jeunesse, le malheur nous étonne sans nous effrayer, il nous semble que ce qui nous arrive est une anomalie, et cette anomalie a beau se répéter, nous ne sommes point désabusés; nous croyons que, si nous éprouvons des mécomptes, la faute en est à nous, et nous nous encourageons à être plus habiles... Mais, à la fin, une expérience si longtemps prolongée l'emporte, la triste vérité nous apparaît; alors s'évanouissent les espérances qui avaient adouci le malheur; alors, du fond de notre cœur oppressé, du fond de notre raison blessée, s'élève cette mélancolique question : Pourquoi l'homme a-t-il été mis en ce monde?

Et ce ne sont pas seulement les misères de cette vie qui ont le privilège de tourner notre esprit vers ce problême : Il sort de nos félicités comme de nos infortunes... Dans le premier moment de la satisfaction de nos désirs, nous avons la présomption de croire

que nous avons atteint le bonheur; mais si ce bonheur dure, bientôt ce qu'il avait de charmant se flétrit, et là où nous avions cru sentir une satisfaction complète, nous n'éprouvons plus qu'une satisfaction moindre qui s'en va, s'épuise peu à peu et vient s'éteindre dans l'ennui et le dégoût.

Tel est le dénoûment inévitable de tout bonheur humain (1). Si, pour échapper à nos ennuis, nous changeons l'objet de notre passion, si nous réussissons à nous étourdir une seconde fois, nous renouvelons la même expérience... Mais cet étourdissement ne peut durer toujours, ce bonheur si désiré, si longtemps cherché, effraie par son insuffisance; ce qu'il promettait, il ne le tient pas; le cœur a été abusé, jamais satisfait; il souffre et prend en pitié ces misérables bonheurs qui aboutissent invariablement au dégoût... Alors encore, et plus que jamais, se présente à l'homme cette question de la destinée humaine; et s'il la prend enfin au sérieux, s'il veut l'approfondir et la résoudre, dès lors plus de repos pour lui comment vouloir qu'il vive en paix, quand sa raison, chargée de la conduite de la vie, tombe dans l'incertitude sur la vie elle-même et ne sait rien de ce qu'il faut qu'elle sache pour remplir sa mission? Comment vivre en paix quand l'indifférence à fui et qu'on ne sait ni d'où l'on vient, ni où l'on va, ni ce qu'on a à faire ici-bas? Quand on ignore ce que signifient et

(1) Cette vérité est vieille comme le temps, et chaque poète, chaque moraliste de l'antiquité ou des temps modernes, en a laissé la preuve dans des écrits qui sont restés et peuvent se résumer par ces courtes sentences qui s'appliquent à l'amour, au plaisir, au bonheur et à la vie de ce monde.

... Principium dulce est, sed finis amarus (OVIDE.)

...

Et melle et felle est fæcondissimus. PLAUTE) ... La radice ha soava, il frutto amaro. (GUARINI.)

...

Enivrons-nous, c'est le seul moyen de noyer nos chagrins. (ANACREON.)

Après chaque divertissement arrive l'ennui

(CHRISTINE DE SUÈDE).

L'espérance marche devant nous; d'espace en espace elle laisse tomber quelque jouet que nous ramassons; puis, tout à coup, elle nous montre la mort. (MASSIAS.)

Ces citations pourraient se multiplier à l'infini et toutes prouveraient non-seulement que la vie est mêlée de chagrins et de mécomptes, mais encore que le bien le plus ardemment désiré effraie l'àme de son insuffisance quand il est obtenu.

l'homme et la création? Quand tout est énigme, mystère, sujet de doute et d'alarmes (4)?

Ce moment arrivé, l'homme ne peut choisir qu'entre la philosophie et la religion. Sensuel, rationaliste ou chrétien, il donne tout au corps, lui fait part égale avec l'âme ou le force à obéir à cette dernière.

S'il comprend que le corps ne doit pas l'emporter sur l'âme, et qu'une pareille doctrine conduirait à l'abrutissement, s'il parvient à concilier les exigences, les appétits du corps avec les conseils de la raison, la conséquence de cette pondération est ce qu'on est convenu d'appeler sagesse; il sera alors dans ce milieu prêché par Horace, c'est-à-dire qu'il satisfera l'animal sans troubler jamais sa raison, et satisfera sa raison sans trop contrarier la bête.

Voilà en effet la sagesse des anciens, qui n'est autre chose qu'un égoïsme réfléchi mis à la place de l'égoïsme bestial. La sagesse est un résultat du calcul; le dévouement, l'abnégation sont condamnés comme excès, ou tout au moins comme luxe en morale.

Cette doctrine, qui ne satisfait pas plus qu'elle n'élève l'âme, la philosophie spiritualiste a essayé de l'épurer: d'après elle, le corps appesantit l'esprit, il le tient attaché aux choses terrestres et l'empêche de connaître le monde pour lequel il est fait. L'homme, ainsi lié, ne peut arriver à la contemplation de la divinité; mais, purifié par la douleur, par l'épreuve, il peut se réhabiliter, se dégager du lien terrestre et en sortir pour habiter les régions supérieures.

Quelqu'imparfait qu'il soit, ce système indique un besoin, une aspiration vers la divinité; mais quelle en est la base, quel en est le but? Il n'en existe pas.

Tout philosophe est homme, dit avec raison Jouffroy comme homme, il partage les croyances de l'humanité, comme philosophe, il en cherche l'explication. Quand l'explication est incomplète, ce qui arrive presque toujours, une lutte s'élève entre le philosophe qui la croit bonne et voudrait nier tout ce dont elle ne rend pas compte, et l'homme qui défend ses croyances et refuse de les sacrifier à l'explication...

C'est cette lutte curieuse que retracent tous les livres de phi

(1) V. JOUFFROY. Mélanges philosophiques.

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