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« Je vais répondre à votre lettre, Monsieur, avec franchise et liberté. Depuis longtemps je cherchais une occasion de me venger de vous; elle m'est offerte par vous-même, et je la saisis avec joie.

« Tous les motifs que vous citez sont en effet entrés dans mon projet d'acquisition. Un autre plus puissant s'y joint, et quoiqu'il soit assez bizarre, il n'est pas moins celui qui m'a le plus déterminé. A l'âge de douze ans, prêt à faire ma première communion (vous riez ?), je fus conduit chez ces Minimes. Un grand tableau du Jugement dernier qui était dans leur sacristie me frappa tellement l'esprit, que j'y retournais trèssouvent. Un vieux moine fort spirituel entreprit sur cela de m'arracher au monde; il me prêchait toutes les fois sur le texte du grand tableau en accompagnant son sermon d'un goûter. J'avais pris fort en gré sa retraite et sa morale, et j'y courais tous les jours de congé. Depuis, j'ai toujours vu ce clos avec plaisir, et aussitôt qu'on a mis en vente les biens de nos pauvres tondus, j'ai donné l'ordre de couvrir les enchères de celui-là. Autant de motifs réunis me rendent cette acquisition fort chère, mais ma vengeance me l'est encore plus, car je ne suis plus aussi bon que je l'étais dans mon enfance. Vous avez envie de mon clos, je vous le cède et me dépars de toutes mes prétentions sur lui, trop heureux d'avoir mis enfin mon ennemi entre quatre murailles! Il n'y a plus que moi qui le puisse après la chute des bastilles.

«Si dans votre colère vous êtes assez généreux pour ne pas au moins vous opposer au salut de mon âme, réservez-moi, Monsieur, le grand tableau du Jugement dernier. Mon dernier jugement sur lui est que c'est un fort beau morceau et fait pour honorer ma chapelle. Vous vous serez vengé de moi comme je me venge de vous. Si vous avez besoin de bons renseignements ou même de mon concours pour la facilité de votre acquisition, parlez, je ferai là-dessus tout ce que vous voudrez, car si je suis, Monsieur, le plus implacable de tous vos ennemis, mes amis disent en riant que je suis le meilleur de tous les méchants hommes. BEAUMARCHAIS. >>

Les remercîments de Mirabeau ne se font pas attendre:

« Il faut que j'aie été ravi à moi-même hier, comme en effet je le fus, Monsieur, pour n'avoir pas répondu aussitôt à votre aimable lettre. La candeur de l'âge que vous y rappelez ne s'y trouve pas moins que sa gaieté et sa malice, et jamais forme plus piquante n'assaisonna un meilleur procédé. Oui, certes, le tableau qui vous est resté si vivement empreint dans l'imagination dans le cours d'une vie qui vous a nécessairement distrait un peu du Jugement dernier est à vous, si je deviens propriétaire de ce clos, et mon ambition à cet égard s'augmente d'un vou: c'est de vous y voir venir chercher les vestiges de la sacristie et avouer qu'il n'est point de fautes inexpiables ni de colères éternelles.

< 19 septembre 1790. >

MIRABEAU (l'aîné). »

Une lettre aimable de Beaumarchais termine cette correspondance:

« Je suis plus touché, Monsieur, de votre lettre que je n'ose me l'avouer. Permettez donc que je vous adresse le bonhomme que j'avais chargé de me nettoyer cette affaire. Il a été un des experts de la municipalité; il vous expliquera ce que votre emplette a d'utile et le parti que l'on peut en tirer, ce qui vous apprendra, si vous ne le savez déjà, jusqu'où vous pouvez enchérir.

<< Puisque mon badinage ne vous a pas déplu, recevez l'assurance la plus sincère d'un oubli total du passé. Faites une salle à manger de mon antique sacristie, j'y accepterai avec joie un repas civique et frugal. Grâce à la révolution, personne n'est plus humilié de n'en offrir que de ce genre, et nous sommes tous enrichis de ce qu'elle a retranché aux dépenses de vanité qui nous appauvrissaient sans véritable jouissance. Messieurs les bons faiseurs, devenez bienfaisants en

mettant fin à votre ouvrage ; il sera toujours excellent, pourvu

que vous l'acheviez vite.

« Agréez les salutations du cultivateur,

« BEAUMARCHAIS. »

C'est ainsi que le temps apaise les colères les plus ardentes. Ce projet de campagne et de repos était une de ces chimères dont se berçait aux heures de lassitude l'imagination de Mirabeau; il n'eut point de suite : l'homme des combats devait mourir sur la brèche; mais il nous a semblé que cette correspondance pacifique, où chacun des deux anciens ennemis apparaît avec ses véritables allures, offrait plus de sincérité et par conséquent plus d'intérêt que leur querelle.

LE PROCÈS

XXX

KORNMAN.-BEAUMARCHAIS ET BERGASSE.

Dans ce combat avec Mirabeau à propos des Eaux de Paris, Beaumarchais avait donné au public l'idée d'un lutteur qui commençait à faiblir. C'était encourageant pour ceux qui pouvaient éprouver le besoin de se faire un nom aux dépens du sien, et il ne tarda pas à se voir assailli par un nouvel adversaire. En février 1787, au moment où il s'occupait de la première représentation de l'opéra de Tarare, dont il sera question plus loin, on répandit dans Paris à un très-grand nombre d'exemplaires une brochure assez volumineuse et des plus virulentes intitulée: Mémoire sur une question d'adultère, de séduction et de diffamation pour le sieur Kornman contre la dame Kornman son épouse, le sieur Daudet de Jossan, le sieur Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais

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