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Cet admirable et pauvre monde
Sortit en pleurant du chaos.

Puisque tu voulais le soumettre
Aux douleurs dont il est rempli,
Tu n'aurais pas dû lui permettre
De t'entrevoir dans l'infini.

Pourquoi laisser notre misère

Rêver et deviner un Dieu ?

Le doute a désolé la terre;

Nous en voyons trop ou trop peu.

Et Victor Hugo, lui qui, dans ses recueils dont les titres sont parlants, a sans cesse rapproché les rayons et les ombres, lui qui se demande si la lumière douteuse que nous voile l'horizon, est la dernière clarté du crépuscule ou la première lueur de l'aurore, lui qui nous peint les hommes

n'a-t-il pas

Portant en eux ce grand mystère,

Eil borné, regard infini,

lui aussi chanté mille fois ce qu'a dit Pascal? Toute la poésie moderne est là, prête à me fournir des exemples. Lamartine m'en offrirait au besoin. L'homme dont elle s'inspire, et l'homme que Pascal analyse souffrent des mêmes douleurs.

En vain dira-t-on que, dans ce siècle où tout passe si promptement, la poésie de Musset, de Béranger, de V. Hugo n'est plus la poésie du présent. En vain me parlera-t-on d'une littérature de plus fraiche date. En vain m'objectera-t-on qu'après Musset le poëte, il est venu Musset, l'auteur des Contes, des Nouvelles et des Comédies et Proverbes, en vain parlera-t-on des drames demi-monde d'Alexandre Dumas fils, ou d'autres productions tout à fait récentes. Ne voyez-vous pas que cette littérature aussi confirme, à sa manière, le dire de Pascal? Elle n'est ni franchement triste, ni franchement gaie; elle rit souvent; mais son rire est forcé et dissimule mal un incurable ennui. Elle se divertit.

Il n'est donc pas venu le temps où sur ce premier point aura fléchi l'argumentation de Pascal. Le cœur humain n'a pas encore comblé son abîme; cette terre d'exil. que l'on dit riante et commode, ne fait pas encore oublier toute patrie d'au delà ; l'aspect du monde offre encore assez de mystère pour inspirer de l'effroi. La manière de sentir ne suffit pas ici pour décider de la manière de juger; l'appréciation des Pensées n'est pas encore une question de tempérament. S'il est des hommes qui puissent se flatter d'échapper aux étreintes de Pascal, ce sont ceux dont le caractère est assez mobile pour qu'ils soient à toujours incapables de quelques minutes de recueillement. Toute la force d'Hercule ne lui eût pas suffi à retenir dans ses mains quelques gouttes de vif argent. Encore pour ceux-là même est-il à craindre que cette redoutable argumentation ne retrouve tout à coup sa force accablante, quand viendra l'heure d'envisager en face le dénouement inévitable, l'acte sanglant de la comédie. Quiconque a jamais dérobé un instant au tumulte des affaires, pour le passer avec soi-même dans le secret de l'intimité, n'appellera pas chimérique ce grand et lugubre tableau. Si la légèreté nous éloigne de Pascal, une demi-heure de pensée sérieuse suffit à nous y ramener.

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ESQUISSES DE LA VIE ANGLAISE.

...

Il y a quelque temps, au mois d'octobre dernier, que, par un jour de grande pluie, ne voulant pas condamner aux travaux forcés d'une conversation de douze heures un ami chez qui je demeurais, je m'en allai chercher dans sa bibliothèque un prétexte honnête de retraite solitaire. Du premier coup, mon meil s'arrêta sur trois volumes dont la reliure solidement élégante, mais un peu fanée, révélait à la fois la nationalité britannique et l'origine déjà ancienne. « Tour du docteur Syntax» tel était le titre qui ressortait en lettres d'or sur le maroquin rougeâtre. Je n'avais jamais entendu parler ni du docteur Syntax, ni de ses voyages; j'arrachai donc ces trois volumes au doux repos dont ils semblaient jouir depuis bien des années, au moins j'en jugeai ainsi à la nuance de poussière dont les tranches étaient saupoudrées, et les enlevant à la compagnie de « Peregrine Pickle» leur voisin de droite et des «Essais d'Addison » leur voisin de gauche, je les emportai dans ma chambre.

C'est ainsi que je fis la connaissance du Da Syntax (« a true born Briton »), un brave homme, à l'esprit légèrement étroit, au cœur chaud, à la science courte, et qui, ayant passé sa vie à prêcher, chaque dimanche, dans la même église, et à peu près le même sermon, se décide, un beau matin, à parcourir le monde.' Il va sans dire que, pour lui, la cinquième partie du monde étant sa paroisse, le monde, c'est l'Angleterre. Il fait donė seller sa jument, met dans sa bourse quelques guinées, épargne de vingt ans de labeurs ecclésiastiques, et, ayant mûrement consulté les itinéraires, il part pour les aventures, je ne dirai pas

tout à fait sans peur, mais très-certainement sans reproche. En tête de l'ouvrage figure le portrait du voyageur. Il est monté sur son petit cheval dont la croupe est à moitié cachée sous les replis d'un porte-manteau où la vieille servante a bourré toute la défroque du docteur. Sa tenue est irréprochable de tout point. Il est vêtu comme s'il allait diner chez le lord-évêque du diocèse. Habit noir, culottes noires, bas de soie noire, et de longs souliers enfoncés jusqu'à la boucle dans l'étrier. Sur sa tête, poudrée avec soin, est posé un léger chapeau qui lui donne un certain air de mousquetaire. Ainsi accoutré il s'en va chevauchant à travers le pays, allant où sa bête peut le porter, tantôt suivant la grande route, tantôt enfilant quelque chemin de traverse, devancé par les chaises de poste, par le coche, par les gens à cheval, par les gens à pied, par tout le monde en un mot, car si le pas de << Grizzle» est soutenu, il n'est pas long. Il cause avec chacun, s'informe des productions du sol, s'enquiert des mœurs, interroge les monuments. Il s'arrête à toutes les portes, aujourd'hui dans quelque auberge de village, demain dans le château hospitalier d'un gentilhomme, ou encore dans la modeste demeure d'un confrère à qui, après boire, il communique ce qu'il a déjà observé. Et en définitive s'il a vu tout ce que le lecteur peut voir avec lui, il a bien employé son temps, car l'Angleterre, telle qu'elle était au commencement de ce siècle, se déroule tout entière dans les trois volumes de ce poëme héroïco-comique, qui contient le récit des excursions du docteur Syntax.

Pour moi, je trouvais un charme infini à cette versification facile et sans prétention, à ces descriptions naïves d'un pays déjà si altéré, d'une époque si rapprochée et pourtant si différente. Après tout, me disais-je, il faisait bon courir ainsi le pays à cheval, librement, le manteau sur l'épaule et chacun pour soi. Aujourd'hui, le voyageur n'est plus qu'un infime rouage d'une vaste organisation, comme chaque lettre qu'on jette à la boîte

est un élément du système postal. On fait partie d'un train, on part' aux heures où il part, on s'arrête où il s'arrête, et l'on descend où il veut bien. Et ces belles vieilles auberges des comtés anglais, ces maisons aux grands pignons de chêne noirci, aux murs de brique rouge ensevelis sous le tissu d'un chèvrefeuille séculaire, aux salles chaudes et profondes, hélas! que sont-elles devenues? Leurs enseignes bizarres, qui avaient été saluées par tant de gaies générations, se balancent en vain sur une route déserte, où les boeufs qui passent sont les seuls êtres qui soulèvent encore quelque poussière. Les grands brocs d'étain qui, sous la main vigoureuse des bons squires anglais, résonnaient chaque soir sur les tables polies chaque matin, ces beaux brocs aux amples contours, aux larges couvercles, à la base ferme, reposent désormais tristes et délaissés sur le haut d'une armoire; on dirait quelques tomes dépareillés d'une bibliothèque théologique égarés dans le recoin d'une chambre de chasseur. Et les rapprochements fortuits le soir sous l'auvent de la cheminée, et la haute flamme éclairant de ses joyeuses lueurs la cuisine bruyante et animée, et les bons gros rires du gros hôte heureux de déboucher deux ou trois bouteilles de son meilleur vin, tout cela a disparu, les feux sont éteints, et, à la lueur d'une chandelle solitaire, l'hôte raconte mélancoliquement à quelque voisin attardé les beaux jours d'autrefois, et comment son père a jadis hébergé le roi dans la grande chambre bleue, et comment il faisait venir de France chaque année dix pipes de claret, et les fameux chevaux qu'il avait pour relayer la malle, et une foule d'autres anecdotes vraies ou exagérées, mais qui, toutes, par le mouvement et la vie dont elles évoquent le souvenir, font un singulier contraste avec la décrépitude actuelle.

Il y aurait un livre intéressant à écrire sur l'histoire des grandes routes anglaises. On y parlerait d'abord des auberges. Dans un pays où la tradition a tant de puissance réelle et tant de solide prestige, elles ont leurs parchemins comme les châ

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