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licence et l'anarchie ! car, je vous prie, la liberté française a-t-elle été autre chose jusqu'à présent que licence et anarchie? Et cette anarchie allait éclater dans le Pays de Vaud, quand le gouvernement de Berne lui a opposé sagement une barrière devenue nécessaire. Jamais le peuple ne parviendra à saisir tout ce que le mot si métaphysique de Liberté enveloppe. Ces droits de l'homme placés si imprudemment à la tête de la charte française sont un brûlot dans un magasin de foin. Voyez quels maux ont causés et causent encore à la France ces clubs disséminés partout dans son sein, et qui y composent une société redoutable que je comparerais à celle des jésuites. Ce sont eux qui tiennent le sceptre de la France, et l'Assemblée nationale n'est que l'exécutrice de leurs volontés..... Avec de tels clubs, il n'y a pas en Europe un seul gouvernement qui pût subsister. Mais brisons sur un sujet à l'égard duquel nous pensons si différemment sans nous en aimer moins...... » — Dès lors, en effet, les deux fidèles renoncèrent à une lutte vaine sur ce terrain glissant. Qu'aurait pu d'ailleurs ajouter Bonnet? Tous les moyens d'action ne les avait-il pas épuisés, depuis l'expérience jusqu'au raisonnement, depuis l'exhortation paternelle jusqu'à la satire? Eût-il pu mieux peindre qu'il ne l'avait fait les malheurs d'une Démocratie royale ? Et après avoir malicieusement engagé la châtelaine de Tremsbüttel à s'affilier à la Société de la propagande, fallait-il revenir indéfiniment sur ce chapitre? Non; tout était dit entre eux. Ce qui heureusement n'eut point de terme, c'est l'attachement mutuel qu'ils se portaient. La divergence de leurs opinions politiques étant reconnue, ils s'entendaient à merveille sur tout le reste, comme s'ils n'eussent eu qu'une âme pour chercher Dieu et les beautés de la nature. Aussi quelle ne dut pas être la joie de Bonnet lorsque, en cette même année 1791, il vit arriver dans sa retraite ce comte et cette comtesse de Stolberg qui lui avaient donné tant de preuves de la plus sympathique vénération!

Mais c'est à peine alors si l'on osait jouir des douceurs de l'amitié. Le tourbillon qui enveloppait l'édifice social semblait vouloir emporter du même coup toutes les affections, disperser au loin toutes les pensées.

Il ne fallait rien moins qu'un grand fonds de philosophie naturelle pour que Bonnet, trompé dans son attente, pût encore prendre goût à l'observation de phénomènes se succédant sans lois. Les nouveaux partis dans la législative, les décrets contre les émigrés et les prêtres, la déclaration du roi aux électeurs d'Allemagne, le ministère Dumouriez et Roland, la mort de l'empereur Léopold, tous ces faits étaient pesés par Bonnet sans doute; mais ils étaient moins graves encore à ses yeux que l'existence de la constitution nouvelle. «Quand je considère la nouvelle constitution française par le côté métaphysique,» écrivait-il à son ami Mérian, de Berlin, le 21 mars 1792, « j'y trouve des vices très-essentiels le principal est sans contredit le défaut de balance entre les pouvoirs. Vous dites très-bien que le roi se dit libre en montrant ses fers. Les finances sont dans un tel désordre qu'on ne peut guère espérer d'échapper à une banqueroute. Et que n'aurions-nous point à dire de la manière dont l'Assemblée nationale est composée et dont elle opère? L'anarchie règne plus que jamais, et on voit partout des meurtres et des insurrections. Je regrette sincèrement l'empereur; j'aimais à penser qu'il pouvait être avec son puissant allié le restaurateur de l'infortunée monarchie....»-Cependant la France n'était pas le seul objet des tristes réflexions du solitaire. Que n'eût-il pas donné pour le repos de sa patrie, de cette patrie qui lui arrachait ce cri: «Sois perpétuelle ! » Que n'eût-il pas donné pour la délivrer des factions, la sauver d'elle-même et lui rendre la confiance avec le bonheur! « Mais hélas!» comme il disait lui-même à de Saussure. Et triste, souffrant, inquiet, il gardait assez de force d'âme pour ne songer qu'aux malheurs de Genève et s'oublier lui-même. «Soumettons-nous avec rési

gnation aux dispensations de cette Providence adorable dont les voies ne sont pas les nôtres, et qui avait ordonné dans sa sagesse que notre petite Sion passerait par tous les degrés... pour arriver enfin à une destinée qu'Elle a voilé à nos yeux, et qui est une partie infinitésimale, du système politique de notre planète1.>>

Déjà menaçante pour l'Europe et fatalement décisive pour la France, l'année 1792 vint rappeler au solitaire de Genthod que ses jours étaient comptés. C'est alors que le disciple de Montesquieu, jusqu'au bout fidèle, dépose pour jamais la plume. Il a connu les combats de la pensée, il a remporté des victoires sur la vérité, mais tout ici-bas a un terme. Il aurait bien encore, comme Bailly, le sublime du courage, si ses forces étaient à la hauteur de son courage; mais la maladie l'accable, les infirmités se disputent son corps; il ne peut plus même contempler cette << riante verdure des feuilles » qu'il a tant aimée, et bientôt les beaux arbres qui l'ont vu jeune ombrageront sa décrépitude. Ce qu'il faut faire, il le fera pourtant. A la vue du vaisseau en péril qui porte la fortune de la France et traîne à sa remorque les destinées du monde, il rallie les siens de la voix, il encourage de Saussure, son émule de gloire et de patriotisme, puis, levant au ciel ses mains défaillantes, il garde encore la pure, la religieuse espérance : « Ne désespérez pas du salut de la France; adorons les voies de la Providence qui, dans le gouvernement moral de ce bas-monde, se sert des folies d'une génération pour préparer le bonheur des générations futures. Cette robuste foi, que le philosophe mourant tentait de communiquer à l'abbé de La Noue, aurait fléchi bientôt devant les saturnales de la Terreur, devant les meurtres, les exils, les proscriptions, l'échafaud, devant tous ces

Dans une lettre du 29 janvier 1791, dont M. Henri de Saussuré a bien voulu me laisser prendre connaissance.

sanguinaires défis jetés aux lois, à la religion, à la propriété,

à la famille.

Prends les ailes de la colombe,

Prends, disais-je à mon âme, et fuis dans les déserts;
Ou que l'asile de la tombe

Nous sépare enfin des pervers!

Bonnet ne répéta pas ces beaux vers du poëte le Brun, il ne vit point tous les jours de souillure et de deuil. Dieu lui épargna cette douleur. Le sombre 93 n'avait pas achevé la moitié de son cours que Charles Bonnet jouissait à côté du grand Haller de l'éternelle paix.

ÉDOUARD HUMBERT.

UN DIOCÈSE SOUS LOUIS XIV.

Le Journal de l'abbé Ledieu est scindé en deux parties fort distinctes par la mort de Bossuet survenue le 12 avril 1704‘. Dans un précédent article, nous avons donné, d'après les indications fournies par ce Journal, quelques détails sur les dernières occupations de l'illustre évêque de Meaux et les circonstances qui accompagnèrent sa fin. Nous nous proposons aujourd'hui de dérouler devant les yeux de nos lecteurs quelques traits du tableau que trace l'abbé Ledieu rendant compte de l'administration du diocèse de Meaux sous la houlette du successeur de Bossuet, Bissy, ancien évêque de Toul.

Avec la mort de Bossuet, la scène au milieu de laquelle se trouve placé l'abbé Ledieu subit une profonde transformation. Bossuet s'était montré à nous comme complétement absorbé par le soin de maintenir ce qui était à ses yeux l'unité et la pureté de la foi et ce que nous appellerions plutôt l'uniformité de l'enseignement théologique. Mais tel ne fut pas le principal souci de l'évêque Bissy; très-ardent contre les jansénistes, il est plus porté à les dénoncer que capable de les éclairer ou de les réfuter, et il n'emploie pas moins de six ans à composer une seule ordonnance doctrinale contre le jansénisme; encore l'abbé Ledieu nous assure-t-il que cette production si péniblement élaborée était fort médiocre et n'eut aucun succès.

L'abbé Ledieu a commencé la rédaction de son Journal en 1699, étant alors secrétaire de Bossuet; il poursuivit son travail après la mort de Bossuet jusqu'à l'an 1713, exerçant les fonctions de chancelier du chapitre de Meaux.

• Voir Bibliothèque Universelle, septembre 1857.

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