Page images
PDF
EPUB

et calme, sur le peuple juif, la révélation, les prophètes et les ́miracles viendrait mal à propos! Pascal abandonnerait le champ de bataille après avoir remporté la plus glorieuse victoire; il briserait l'épée à deux tranchants qui vient de lui servir à prosterner ses adversaires à ses pieds pour recourir à la pesante armure de l'apologie ordinaire!

<«< Avant de prêter une pareille inconséquence à un tel homme, il faut absolument y être forcé, et ce n'est pas ici le cas. Le plan que nous proposons est de tout point conforme à l'esprit de son ouvrage. Après avoir humilié l'homme en lui montrant sa grandeur et sa misère, Pascal lui donne le coup de grâce en lui arrachant un aveu de chute. La première partie est donc terminée, et incontinent il lui montre dans la personne de Jésus-Christ le réparateur par l'Ecriture. A cet bomme, qui s'avoue pécheur et misérable, l'apologète chrétien montre le nouvel Adam, qui seul peut le délier de la puissance du mal parce qu'il fut sans péché, réalisa l'idéal de l'humanité et mourut pour nous. L'auteur des Provinciales et des Pensées, le plus éloquent des écrivains, n'aurait pas renoncé à cette transition à la fois si logique et si saisissante pour tomber dans la plus grande des inconséquences 1. »

M. Astié a raison de nous présenter cette nouvelle façon de relier l'une à l'autre les deux parties du plan de Pascal comme le trait saillant et caractéristique de son travail. C'est là sa grande innovation; et vraiment elle est importante. Il ne s'agit pas ici d'un artifice de rhétorique plus ou moins heureux. Grâce à cette seule innovation, le Pascal de M. Astié nous apparaît comme un manifeste de toute une école d'apologie, école qui fait chaque jour de nouveaux progrès, qui compte dans notre pays des représentants nombreux, quelques-uns célèbres, et qui se glorifie de Pascal comme de l'un de ses ancêtres. Depuis vingt ou trente ans nous avons vu plus d'un défenseur du christianisme, s'inspirant de Schleiermacher, ou marchant

Préface, p. 31-34.

spontanément à sa rencontre, rejeter comme M. Astié la pesante armure de l'apologie ordinaire, renoncer comme lui aux arguments historiques fondés sur quelque manifestation surnaturelle, telle que les miracles ou les prophéties, et s'en tenir à la preuve interne, qui repose sur la conscience. Vinet, à la mémoire duquel M. Astié dédie son Pascal, est entré l'un despremiers dans cette voie, et l'a suivie jusqu'à ses derniers jours. L'auteur de la Philosophie de la Liberté, œuvre d'apologie encore plus que de métaphysique, quoi qu'en dise le titre, M. Ch. Secretan demande aussi au sens intime on à la conscience la justification du christianisme; et son dernier ouvrage sur la Méthode montre assez que, pour lui, aucune autre justification ne saurait remplacer celle-là. C'est un drapeau qu'ils ont élevé et autour duquel se rangent tous les jours de nouveaux combattants: M. Astié paraît s'être formé à leur école, à celle de Vinet surtout. Il s'est inspiré de leur pensée, et il a voulu la placer définitivement sous le haut patronage de Pascal. Là est l'intérêt des deux volumes qu'il vient de nous donner. C'est une œuvre collective autant qu'une œuvre individuelle; elle est portée et soutenue par l'un des courants divers qui vont croisant leurs flots dans le vaste lit où coule le fleuve du siècle. Là est le secret de l'importance que M. Astié attache à cette transition si logique et si saisissante, ou plutôt à ce saut rapide (car ce plan nouveau des Pensées se distingue justement par l'absence de toute transition) qui doit placer brusquement le pécheur convaincu de sa misère en face du grand réparateur.

Cependant, l'importance qu'il peut y avoir à rattacher Pascal à telle école de théologiens plutôt qu'à telle autre, nous fera-t-elle passer par-dessus les droits inaliénables de la vérité historique? Si Schleiermacher, si Vinet, si M. Charles Secretan, si M. Astié descendent de Pascal, tant mieux; ils seront dans ce cas d'un bon liguage. Mais, avant toutes choses, respectons Pascal n'altérons pas cette grande figure. Refusons pour lui l'honneur d'une pareille postérité, s'il faut, pour qu'il

l'obtienne, mêler à son sang quelques gouttes d'un sang étranger.

M. Astié conserve lui-même quelques doutes sur son interprétation de Pascal: « Pascal, dit-il, resta bien à certains égards homme de son temps, et on pourrait se demander s'il était complétement dégagé de tous les préjugés courants. Malgré la force décisive de la preuve interne, qui est entièrement en faveur de l'arrangement proposé, on pourrait peutêtre hésiter à l'adopter si quelques indications de Pascal luimême ne prouvaient que, s'il ne s'était pas encore définitivement arrêté à ce plan, il l'avait du moins entrevu. » Et aussitôt M. Astié cite une note dans laquelle Pascal distribue ainsi ses matériaux. « Preuves de la religion: morale, doctrine, miracles, prophéties, figures'. Sur cette note, > M. Astié triomphe : « C'est là justement, s'écrie-t-il, le plan que nous avons suivi. »

Puisque M. Astié s'appuie sur les indications de Pascal, examinons-les d'un peu près.

Les notes de Pascal, rangées par M. Faugère et par M. Astié dans le chapitre Ordre, sont peu nombreuses et généralement obscures. Il en est même quelques-unes dont je renonce à découvrir le sens. Pascal ne les avait écrites que pour lui; il n'y a rien d'étonnant si elles ne sont pas claires pour nous. Parmi celles qui se laissent comprendre, j'en trouve qui me démontrent que Pascal hésita longtemps sur la forme même qu'il devait adopter. Les unes parlent d'une série de lettres, d'autres indiquent une suite de dialogues, d'autres enfin mentionnent des chapitres. Rien dans ces notes n'établit que Pascal ait choisi entre ces formes diverses. Cela seul m'avertit qu'il ne faut pas en attendre grand'chose pour l'éclaircissement de la pensée de Pascal. Si elles ont du prix, c'est bien plutôt parce qu'elles en révèlent les fluctuations. Mais voici qui est plus fort. Si, laissant de côté celles qui ne concernent que des 1 Préface, p. 34.

Biblioth. Univ. T. I. Mars 1858.

28

morceaux détachés, des chapitres, nous envisageons celles qui ont une portée générale, nous y trouverons non-seulement des traces d'hésitation, mais des contradictions formelles. Deux de ces notes semblent devoir indiquer le plan de la seconde partie. L'une, celle que cite M. Astié, met en première ligne la morale, en seconde la doctrine, et réserve la dernière place aux preuves externes, miracles, prophéties et figures; l'autre range les preuves en douze catégories: au no 4, nous trouvons Jésus-Christ; au no 7, le peuple juif; au no 10, la doctrine'; au no 11, la sainteté de la loi chrétienne. Si ce n'est pas là une contradiction flagrante, c'est quelque chose qui en approche beaucoup. Une seule note est relative au plan de l'œuvre tout entière. Elle nous apprend que la première partie devait traiter de la misère de l'homme sans Dieu, et prouver par la nature même que la nature est corrompue; tandis que la seconde devait traiter de la félicité de l'homme avec Dieu, et prouver par l'Evangile qu'il y a un réparateur. Or, cette note aussi, sur laquelle se sont appuyés MM. Faugère et Astié pour établir la division principale de l'ouvrage, est attaquable de par Pascal lui-même. Qu'on lise, en effet, le célèbre entretien dans lequel Pascal exposa le plan des Pensées, et que nous a conservé Etienne Périer, cet entretien que M. Sainte-Beuve a essayé de faire revivre, et sur lequel M. Astié semble redonter d'appeler l'attention, et l'on verra que la première partie devait sans doute établir la misère de l'homme, mais qu'il était réservé à la seconde d'en établir la corruption.

La note sur laquelle M. Astié insiste surtout prête à plus d'une question. Que veulent dire ces mots laconiques: morale, doctrine, miracles, prophéties, figures? A quelle intention Pascal les a-t-il jetés sur le papier? Expriment-ils la vraie pensée de Pascal? Est-ce l'indication de l'ordre qu'il suivra ou

Pascal dit la doctrine qui rend raison de tout. Si ce n'est pas la doctrine chrétienne dans son ensemble, que sera-ce? C'est le seul numéro où la doctrine soit mentionnée.

d'un ordre qu'il suppose possible? A quelle date remontentils? que signifie ce mot de morale? Le chapitre de la morale. doit-il nécessairement comprendre celui de Jésus-Christ? Qu'y a-t-il enfin dans cette note, la moins explicite de toutes, qui lui donne le droit de passer avant toutes les autres? Jusqu'à ce que M. Astié ait éclairci tous ces points, nous suivrons l'exemple de M. Sainte-Beuve; nous chercherons dans l'entretien dont nous parlions tout à l'heure une révélation du plan de Pascal d'un plus haut prix que les lumières incertaines tirées de quelques notes mystérieuses et contradictoires, comme les oracles de l'antiquité. Or cet entretien menace fort le système du nouvel éditeur, car il nous montre Pascal partant des livres de Moïse, et n'abordant le Nouveau Testament qu'après avoir parcouru l'Ancien.

Les témoignages de Pascal sont peu favorables à M. Astié. S'il peut citer quelques mots à l'appui de sa thèse, il y en a plusieurs qui la réfutent. Mais qu'importe? Nous-même, on le sait, nous ne comptons guère sur les indications de Pascal; si nous les invoquons dans ce moment, ce n'est que pour enlever à l'éditeur un avantage qu'il croit avoir. Au reste, M. Astié peut fort bien s'en passer. Il ne cherche pas le plan que Pascal s'est proposé, mais bien celui qu'il aurait dû se proposer s'il eût été conséquent. Il veut perfectionner Pascal.

Mais quoi? cette transition si logique et si saisissante, le plus éloquent des écrivains ne l'aurait-il donc pas aperçue? Et Vinet, qui n'était pas non plus un écrivain médiocrement éloquent, Vinet qui s'est occupé si longtemps et avec tant d'amour de Pascal, et qui, de ses deux mains, a déployé devant tous la bannière que suit M. Astié, pourquoi donc a-t-il laissé à d'autres l'honneur d'une si grande découverte? Serait-ce par hasard que cette transition n'est ni aussi logique, ni aussi saisissante que le suppose M. Astié? M. Astié ne songe qu'à l'excellence des preuves internes; il voit toutes choses au travers de cette idée favorite; il y rapporte tout; il

« PreviousContinue »