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détruire de deux manières : d'un côté, en établissant sa brutale tyrannie dans la Suisse même; de l'autre, en se servant de la Suisse soumise et asservie comme d'un instrument pour attenter à la liberté des pays voisins. Dans l'un comme dans l'autre de ces cas, c'en eût été fait de notre indépendance, et le jour où la Suisse révolutionnaire serait née aurait été le dernier de l'existence de la Suisse libre. Les craintes que nous venons de rappeler n'étaient certes pas toutes chimériques, et nous n'avons pas besoin de faire ressouvenir de tant de déplorables violences, de tant d'outrages au droit, de tant d'attentats de la démocratie contre la liberté. Il y a toujours dans le livre qui contient l'histoire d'un peuple des feuillets lugubres. Il n'appartient à personne de les arracher ou de les effacer, mais on peut au moins ne pas ouvrir le volume à ces pages-là; heureusement dans nos annales elles sont en bien petit nombre. Laissons-les fermées, et hâtons-nous de reconnaître qu'en Suisse, et malgré tant de périls qu'elle a courus, la liberté est encore debout et vivante.

Le fractionnement territorial, religieux, national de la Suisse a opposé aux efforts de l'unitarisme démagogique d'insurmontables barrières. Cet unitarisme a trouvé en face de lui des mœurs municipales vivaces, des traditions d'individualisme cantonal ardentes, toutes ces divergences, en un mot, de langage, d'habitudes, de souvenirs que nous avons signalées, et ces divergences, ces traditions, ces mœurs, il n'a pu ni les fondre ensemble, ni les briser, et il a été arrêté par les innombrables obstacles que lui suscitaient nonseulement ses ennemis, mais aussi ses plus chauds partisans. C'est ainsi que la révolution, qui avait eu bon marché de tant de vieilles dynasties, de tant d'intérêts puissants, de tant de vaillantes armées, a trouvé dans la Suisse le seul adversaire qu'elle n'ait pas vaincu. Partout ailleurs elle a pu momentanément parvenir à assurer son triomphe et 'son règne.

En Suisse, au contraire, la liberté a subi, sans se dissoudre, la plus terrible des épreuves : elle a été essayée au creuset dévorant de la démagogie, et si elle n'en est pas sortie parfaitement intacte, elle a du moins montré que son existence séculaire pouvait défier le péril de cette épreuve fatale.

Et même au moment où les passions étaient le plus surexcitées; au moment où le flot nouveau venait battre et briser les vieilles formes; au moment où, il faut le dire, les principes révolutionnaires semblaient remporter parmi nous une victoire complète, même alors, et quand ses sympathies, ses intérêts, ses instincts paraissaient la convier à descendre dans l'arène où s'agitaient les destinées de l'Europe, la Suisse s'est plus que jamais renfermée dans ses frontières, et elle s'est vue dans le même temps accusée par les uns de complicité avec l'absolutisme démagogique, par les autres d'une servile complaisance vis-à-vis de l'absolutisme monarchique. La Suisse n'est ni complaisante, ni conspiratrice, elle est libre et elle ne veut pas que sa liberté devienne l'esclave d'un parti ou un instrument de révolution. La Suisse ne doit causer d'inquiétude à personne, parce que pour personne elle n'est un danger. Il lui manque ce qui pourrait la rendre quelque peu redoutable: nous voulons dire cette unité qui nivelle et absorbe, au profit de la propagande ou de la conquête, toutes les ressources d'un pays.

Mais il est une autre unité, celle qui, loin d'être un danger, naît au contraire du péril commun, et qui se manifeste d'autant plus éclatante, qu'elle est fondée, non sur des lois, mais sur un égal amour de l'indépendance. Tout récemment encore, et quand la Suisse a pu se croire menacée par un danger réel, elle s'est présentée calme et unanime comme il convient à une nation libre. Tout dissentiment a fait silence à la voix de la patrie. Et

dans cet élan général où pouvait-on trouver les suggestions de la démagogie, l'entraînement de la révolution? N'a-t-on pas vu tous les partis d'accord pour repousser le concours et les offres de ceux qui, dans une lutte sur les bords du Rhin, pouvaient voir autre chose qu'une frontière à défendre? La Suisse n'a pas voulu d'un appui qui eût rendu sa cause plus redoutable, mais moins pure; elle a marché seule au combat, prête, s'il l'eût fallu, à mourir comme elle a vécu, libre, mais non révolutionnaire.

C'est ainsi que, chez elle, la Suisse fait reposer sa liberté sur la double et solide base de l'unité dans l'amour qu'elle lui porte, et de la divergence dans l'usage qu'elle en fait; homogène pour la défendre, divisée pour la pratiquer. Mais ce n'est pas seulement dans l'enceinte de son territoire que la Suisse se montre fidèlement attachée à cette liberté pacifique qui observe envers autrui le respect qu'elle réclame pour elle-même. La politique naturelle de notre pays à l'égard des autres Etats s'empreint aussi de ce caractère, et elle se formule dans un seul mot : la neutralité. Tout commande à la Suisse cette ligne de conduite: ses intérêts, ses goûts, sa position; elle n'a ni la prétention d'imiter les grands peuples, ni moins encore celle de se proposer à leur imitation. Elle demande simplement, et elle a obtenu pour ses institutions nationales, le droit de vivre en Europe à côté d'institutions bien différentes; mais elle se garderait d'attaquer chez les autres une liberté de choix dont elle se verrait ainsi bientôt dépouillée pour elle-même.

Cette situation et cette politique de la Suisse tracent à la Bibliothèque Universelle, revue suisse et étrangère, un mode d'action dont elle saura ne pas s'écarter. La liberté de notre langage ne franchira point les bornes de cette neutralité littéraire qui consiste à juger toutes choses sans attaquer avec violence ni l'œuvre des peuples, ni la personne

JANVIER 1858.

des individus. Nous voulons observer, d'un point de vue indépendant, le mouvement des esprits et des choses; nous ne voulons saper les fondements d'aucun gouvernement, d'aucune société. Nous discuterons les idées, les faits, les intérêts, les écrits, en nous tenant, autant qu'il est possible, à l'abri de toute polémique mesquine, de toute controverse acrimonieuse, de tout débat de politique actuelle, de toute discussion de théologie dogmatique. Nous soutiendrons dans les diverses branches de l'activité humaine les intérêts de la liberté telle que nous l'avons définie, car il n'est aucun domaine où cette liberté ne soit directement ou indirectement mise en jeu, et où elle ne doive être garantie contre les systèmes qui tendent les uns à la détruire, les autres à la corrompre, et la corruption est, aussi bien que la violence, un moyen de la tuer. Partout la liberté peut se trouver en butte à cette double attaque, et nous voudrions montrer qu'elle vaut mieux que ne le laissent à penser ses adversaires et ses compromettants et faux amis. Liberté de conscience et de culte, de pensée et de publicité, d'opinion et d'enseignement, d'échange et d'industrie, de circulation et d'établissement, voilà ce que la Suisse possède et ce qu'elle pratique dans une mesure et avec un succès auxquels nous désirons. nous-mêmes nous associer. Liberté morale protégée contre les théories qui la nient, contre le fanatisme qui la pervertit, le panthéisme fataliste qui la supprime, le matérialisme qui l'avilit; liberté de jugement défendue dans le domaine de l'histoire, de la littérature, des arts, de la philosophie, contre l'arrogance du dogmatisme; liberté civile et religieuse revendiquée, pour l'Etat comme pour l'individu, en face des envahissements de l'esprit antichrétien de la théocratie en un mot toutes les conquêtes légitimes de la société moderne, voilà ce que nous avons à cœur de soutenir et de propager.

Dans ces limites, il y a place pour une grande variété

de vues, et loin de rechercher une uniformité systématique, nous accepterons de nos collaborateurs, quelque divergence qui les sépare, tous les travaux qui rentrent dans les cadres et les conditions que nous venons de tracer. La signature de chacun d'eux consacrera la responsabilité personnelle qu'ils assument dans l'énoncé de leurs opinions. Sauf de très-rares exceptions, nos articles pourront être compris de tout le monde, et ils seront toujours de telle nature que tout le monde les puisse lire; en cherchant à satisfaire l'imagination, jamais nous ne sacrifierons les convenances à un succès de mauvais aloi.

Nous nous efforcerons de ne pas faillir à notre tâche; nous prions ceux qui partagent nos vues et qui désirent la réussite de notre œuvre, de ne pas faillir à la leur. Leur appui moral et leur concours effectif nous sont indispensables. Ce n'est pas pour nous et en notre nom que nous les sollicitons: c'est dans l'intérêt de la cause que nous voulons défendre, c'est au nom de notre pays que nous voudrions dignement représenter.

Genève, le 2 janvier 1858.

LA DIRECTION De la bibliothèQUE UNIVERSELLE.

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