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der toutes les branches de l'activité humaine, et elle se serait montrée parmi nous imparfaite et mutilée, si, en dehors des institutions et des mœurs, elle ne se fût encore manifestée dans les œuvres qui relèvent directement de l'intelligence pure, de l'imagination et de la pensée. Ainsi la Suisse libre possède, par cela même, une littérature nationale dont l'empreinte est assez marquée pour tenir sa place à côté des créations plus brillantes, plus nombreuses et plus répandues qui distinguent d'autres littératures.

Mais dans la vie d'un peuple tout se tient: si les manifestations de la pensée forment une partie essentielle de son histoire et de son existence, cette existence et cette histoire reposent également sur d'autres bases. La marche de l'industrie, le progrès des sciences, le perfectionnement des méthodes agricoles, la transformation des lois, le développement des ressources matérielles et des institutions sociales, voilà autant de questions dont il serait puéril de nier l'influence sur les destinées d'un peuple, ou d'oublier l'importance dans le développement de la civilisation. Nous ne saurions nous abstenir de les traiter dans un recueil qui, destiné comme le nôtre à faire connaître la vie nationale, doit l'envisager sous toutes ses faces, et en reproduire, autant qu'il est possible, tous les traits. En appliquant à la Suisse ce principe d'universalité dans le choix des sujets, nous sommes d'ailleurs fidèles à l'esprit de notre journal, où la variété des matières n'a trouvé d'autres limites que celles dont le tact, la prudence et le bon goût lui font une loi.

Nous venons, pour ainsi dire, de planter notre drapeau; on nous demandera peut-être quel est notre programme et quelles opinions politiques, religieuses, littéraires, philosophiques, sociales, nous soutiendrons? A cette demande, nous pourrions répondre par un coup d'œil rétrospectif sur le passé de la Bibliothèque Universelle. Toutefois, nous reconnaissons que les points de vue se transforment, que les idées,

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les hommes et les choses se renouvellent. Il ne suffit pas de regarder en arrière pour juger sainement du temps présent. Sans doute nous sommes rattachés au passé par la chaîne des traditions, et cette chaîne nous la vénérons trop pour vouloir jamais la briser. Mais si elle devait nous fixer, au point de nous rendre immobiles, si elle devait nous condamner à tourner toujours dans un cercle d'idées dès longtemps parcouru, elle serait une entrave mortelle au libre jeu de la pensée. Non, à cette chaîne des traditions il faut que chaque génération ait le droit d'ajouter un anneau; c'est ainsi seulement que, tout en perdant le pouvoir d'immobiliser l'esprit humain, la tradition devient pour lui un frein salutaire, un ferme point d'appui.

Le passé ne suffit donc pas à rendre compte de l'avenir, et ce serait manquer de sincérité ou de prudence que d'assimiler en tous points les opinions et les idées auxquelles notre revue prêtera sa publicité, aux idées et aux opinions dont, jusqu'ici, elle a été l'organe. Ce serait s'engager à plus qu'on ne peut tenir, ce serait énerver ses forces, diminuer ses ressources, ce serait faire abstraction de ce qu'il y a de plus inévitable: l'imprévu. Nous le disons donc en toute franchise: qu'on veuille nous les imposer du dehors, ou qu'on nous demande de nous les imposer à nousmêmes, nous repoussons les entraves d'un programme anticipé, nous déclinons les engagements du mandat impératif. A la tribune, comme dans la presse, il n'y a, pour celui qui parle, quelque chance de se faire écouter que si l'on croit à l'indépendance de son jugement et de sa parole. Quel que soit l'auditoire auquel il s'adresse, quel que soit l'intermédiaire qu'il emploie, l'homme qui dit sa pensée, ne dût-il être écouté que d'un seul, il faut, pour qu'elle soit respectée, que cette pensée soit libre; autrement, c'est une thèse de commande, ce ne sont pas des convictions que l'on soutient et que l'on défend.

Mais il y a plus. Appelée, par sa nature même, à suivre en les contrôlant, en les dirigeant ou en les combattant, les évolutions de l'esprit humain, la presse périodique ne saurait, sans manquer aux conditions essentielles de son existence, se plier au joug du mandat impératif. L'œuvre d'un recueil comme le nôtre n'est pas l'œuvre d'un moment; quelque éphémère que puisse paraître chacune de ses productions prise à part, ce recueil porte avec lui le caractère de la persévérance et de la durée; il n'est pas, comme les livres proprement dits, limité à une date précise; il est dans sa nature, sinon dans son pouvoir, de subsister toujours. Devant cette perspec tive d'une existence prolongée, comment se condamner d'avance à procéder toujours selon certaines formes, à s'assujettir à certaines opinions? Aujourd'hui ces formes peuvent sembler assez larges et ces opinions suffisantes pour comporter toutes les manifestations sérieuses de l'intelligence. Mais demain, la pensée humaine aura fait un pas en avant, et ces formes et ces opinions deviendront un obstacle aux développements nécessaires que cette pensée devra prendre, aux arguments nouveaux qu'elle devra employer.

Non, s'engager d'avance à tout prévoir et à tout régler dans le domaine si mobile des choses de l'esprit, ce n'est qu'une promesse folle, ou du moins c'est un engagement que celui-là seul pourrait prendre, qui, tenant dans sa main la vérité absolue, serait en droit de tracer l'enceinte hors de laquelle cette vérité n'existe plus, et de poser, en quelque sorte, les colonnes d'Hercule de la pensée.

Qu'on ne se méprenne cependant pas sur la portée de nos paroles, et qu'on ne voie pas les exagérations du scepticisme dans le langage de la prudence. Nous reconnaissons et nous savons qu'au-dessous de la vérité absolue, il y a pour l'homme des vérités plus imparfaites, mais moins inaccessibles, et qui possèdent une importance de premier ordre. Il est certaines idées auxquelles on donne le nom de prin

cipes, qui sont comme des parcelles lumineuses détachées de la vérité absolue, comme des flambeaux destinés à éclairer la route infinie qui y conduit. Celui qui tenterait d'éteindre ces flambeaux se plongerait volontairement dans d'irrémédiables ténèbres. Annoncer qu'on ne s'avancera qu'à leur lumière, c'est dire simplement qu'on ne s'écartera jamais des grandes vérités religieuses, morales, intellectuelles qui président aux destinées du monde chrétien; c'est dire qu'on ne méconnaîtra jamais l'indispensable secours dont elles sont, pour quiconque a l'ambition de participer dans la mesure de ses forces à ce double progrès de l'homme et de l'humanité qui constitue la civilisation.

Ce sont là les seules bases sur lesquelles il nous paraisse possible d'établir un programme qui ne soit ni illusoire ni téméraire. Encore une fois, un programme, c'est un traité avec l'avenir, et l'avenir c'est l'inconnu, aussi bien l'avenir dans les idées que l'avenir dans les événements. Nous nous efforcerons de chercher la vérité, et nous respecterons les principes. Nous ne devons rien promettre de plus, parce que nous ne voulons faire d'autre promesse que celle qu'il nous est possible de tenir.

En deux mots, la recherche de la vérité, voilà le but vers lequel il faut tendre; la liberté, voilà l'instrument qu'il faut employer, car la liberté n'est autre chose que le droit imprescriptible de servir la vérité.

Nous n'ignorons pas qu'auprès d'un grand nombre de bons esprits, la liberté est aujourd'hui bien suspecte; elle est en scandale aux uns, en effroi aux autres. Il faut convenir qu'elle a eu trop souvent les apparences contre elle. Son nom lui a été dérobé par ses plus cruels ennemis. Tantôt traîné à la remorque de systèmes absurdes, tantôt plongé dans la fange de théories immondes ou noyé dans le sang, souillé tour à tour par toutes les extravagances de la pensée et par tous les crimes de l'action, ce glorieux nom est sorti

de là bafoué, ridicule, odieux. Et cependant la liberté ne mérite ni le mépris de ceux qui la condamnent, ni la haine de ceux qui l'exècrent, ni la honte plus grande encore des enthousiasmes qu'elle a inspirés. Il est aussi injuste de lui imputer les folies et les infamies qui se sont abritées sous son nom, qu'il serait insensé de reprocher à l'Evangile le fanatisme superstitieux de Jacques Clément, ou le fanatisme dogmatique qui a allumé les bûchers de Jean Huss et de Servet.

L'action salutaire de la liberté ne consiste pas moins dans la tolérance qu'elle prescrit que dans l'indépendance qu'elle procure. Dès qu'elle lie ses destinées à une théorie exclusive, à un système absolu, elle abdique son caractère propre, elle répudie ses glorieux priviléges, elle devient un masque et perd toute dignité et tout crédit. Il n'y a de vraie liberté que celle qui établit un mutuel support et un mutuel respect entre tous ceux qui, d'un cœur honnête et d'un esprit sincère, poursuivent, chacun selon ses lumières et ses forces, l'investigation du vrai, du bon et du beau. La liberté n'est donc l'apanage d'aucun parti, la prérogative d'aucune doctrine. Trop de doctrines, trop de partis la méconnaissent, les uns en l'attaquant partout où ils croient l'entrevoir, les autres en s'en arrogeant le monopole. La confisquer, c'est la détruire. La liberté captive! étrange contradiction, mais mille fois commise par ceux même qui s'imaginent l'aimer et la servir, et qui lui portent une atteinte d'autant plus mortelle, qu'ils pensent, en s'en proclamant les seuls défenseurs, la mieux garantir et la mieux protéger.

Mais la liberté, dira-t-on, c'est la puissance de faire le mal impunément, et dès que vous accordez cette puissance, il se trouvera des hommes pour en user et, dans ce cas, l'usage seul est un abus. Nous avons d'avance répondu à ce reproche en établissant que ces vérités secondaires, qu'on nomme principes, doivent servir de phares à la pensée dans

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