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de rochers, qui forme la pointe élancée que l'on appelle le petit Muveran, et de revenir en en gagnant le sommet et en chassant le gibier devant lui. Les autres devaient occuper les passages par où il était à présumer que les chamois chercheraient à fuir.

Le chamois, malgré sa vie errante et ses courses rapides, a des habitudes assez fixes. Il a ses pâturages de prédilection, ses routes dans les précipices. En hiver, il habite, sur le flanc des montagnes, les pentes gazonnées bien exposées au soleil, dont l'inclinaison est trop forte pour que la neige puisse s'y amasser. Là, quelques touffes d'herbe jaune et flétrie suffisent à sa nourriture. En été, il va chercher la fraîcheur sur les plus hautes sommités. Il aime surtout celles qui, tout en étant assez escarpées pour lui offrir de nombreux refuges contre le chasseur, cachent dans leurs replis quelques pelouses écartées et d'un abord difficile, où il peut s'ébattre en liberté. Or le petit Muveran remplit à merveille ces deux conditions; aussi dans les jours chauds de l'été, est-il rare qu'il ne recèle pas des troupeaux de chamois, parfois considérables. Un peu après le lever du soleil, ils abandonnent leur gîte de la nuit, et vont ensemble brouter les fins gazons de la montagne; mais le soin de leur nourriture ne leur fait pas oublier celui de leur sûreté. Pendant qu'ils paissent, l'un d'entre eux, une femelle à l'ordinaire, se poste sur une pointe voisine, jette de tous côtés des regards défiants, et fait le désespoir du chasseur. Un homme s'est-il laissé voir, à quelque distance que ce soit, le chamois sentinelle avertit toute la troupe par un coup de sifflet aigu, quoique nasillard, et s'élance le premier pour diriger la fuite. Rien ne vient-il déranger leur repas, ils le prolongent longtemps, ils folâtrent sur l'herbe, parfois pendant plusieurs heures, puis ils retournent chercher un asile sur les hauteurs, où ils passent la journée soit dans quelque grotte inconnue, soit à l'ombre de quelque rocher.

Inquiétés dans leurs retraites du petit Muveran, les chamois.

en descendent tantôt par une gorge, tantôt par une autre, et gagnent en quelques bonds les parois presque perpendiculaires du grand Muveran, où il leur est facile de dérouter le chasseur. Mais ils ne peuvent pas aborder partout cette masse gigantesque de rochers taillés à pic. Ils n'ont guère pour cela que deux ou trois passages. Monsieur Charles y mit garnison; ainsi le gibier était cerné de toutes parts.

Pour passer du petit au grand Muveran, les chamois suivent la frête de Sailles, qui s'étend entre ces deux sommités, sur une longueur de 2 à 300 mètres. Ce fut sur l'arête même du col, à la naissance des rochers qui forment le grand Muveran, que nous nous placâmes, monsieur Charles et moi. Là, cachés parmi les quartiers de roc tombés des hauteurs, nous pouvions attendre et épier le gibier, sans courir le risque d'être vus. Sitôt que nous fùmes établis à notre poste, monsieur Charles fit un minutieux examen de nos armes, puis il me parla en ces termes : « Au premier signal soyez prêt. Si le chamois se dirige de notre côté, il passera à moins de cent pas sur cette bande de neige que vous voyez au-dessous de nous. De là, par une corniche assez étroite, il s'engagera dans les rochers. Vous n'aurez qu'une seconde pour faire feu. L'occasion manquée, tout est perdu. S'il ne passe qu'un chamois, je vous laisse le plaisir de tirer; s'il en passe plusieurs, visez le premier. Epargnez les petits.

Voilà, répondis-je, des instructions fort précieuses; mais, dans l'intérêt de la chasse, vous avez tort de me laisser l'honneur de tirer.

-Non, dit-il, c'est le droit des étrangers. La montagne appartient au chasseur; c'est son patrimoine : vous êtes mon bôte, et je vous en fais les honneurs.

Mais attendrons-nous longtemps le signal?

- Deux heures.

En disant ces mots, monsieur Charles se coucha négligemment sur les cailloux entassés, et, les yeux tournés vers

l'horizon, il se prit à contempler les eaux limpides du Léman, à demi cachées par la brume, et les bleus coteaux du Jura.

Nous restâmes quelque temps silencieux. J'observais mon compagnon. Il excitait au plus haut point ma curiosité; j'aurais voulu, en étudiant sa physionomie, pénétrer le secret de son existence. Il connaissait trop bien la contrée, il paraissait un chasseur trop expérimenté pour n'être pas un enfant de la montagne. Cependant l'aisance et la distinction de ses manières, un anneau d'or qu'il portait au doigt, m'empêchaient de ne voir en lui qu'un pauvre bûcheron des Plans. Enfin un langage facile et correct, une prononciation vraiment française, chose rare dans son pays, me portaient à croire qu'il avait vécu en France, peut-être à Paris. L'expression de sa figure offrait aussi de singuliers contrastes. Il paraissait m'avoir complétement oublié il était plongé dans une profonde méditation, et sa physionomie, variant sans cesse, suivait le cours de ses pensées. J'en étais à me perdre en conjectures. A force d'observer tous les mouvements de cette tête mobile, je faisais à chaque instant de nouvelles suppositions, de nouveaux commentaires qui se détruisaient les uns les autres. Une seule chose me parut certaine, c'est que mon chasseur avait une âme passionnée et que les traces d'une vie orageuse étaient empreintes sur son front. Au reste, c'était une figure noble et belle: de beaux cheveux noirs, des traits un peu forts, mais parfaitement réguliers, une tête antique, avec une expression à la fois mâle et triste.

Quand je fus à bout de conjectures, je cherchai une autre distraction. Monsieur Charles paraissant plus absorbé que jamais dans sa rêverie, je ne jugeai pas à propos de l'interrompre. Je me levai; je fis quelques pas à droite et à gauche; je cherchai des saxifrages dans les fentes des rochers; puis je m'étendis sur le sol et je me mis aussi à rêver.

Je ne sais à quoi je pensais quand le signal se fit entendre.

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Aussitôt nous sommes debout, à notre poste, la carabine armée, l'œil au guet. J'ignore combien de temps nous attendimes; il me sembla que ce fut un siècle. Immobile et concentrant sur un seul point, sur cette bande de neige où devait passer le gibier, toutes les forces de mon esprit, j'étais intérieurement agité par la fièvre de l'attente. Espérance, crainte, impatience j'éprouvais tout à la fois. Le sang battait dans mes veines; la sueur commençait à ruisseler sur mon front. Le moindre frémissement de l'air, un grain de sable qui se détachait sous mon pied et se prenait à rouler sur la pente, une feuille sèche transportée par l'ouragan jusque sur ces hauteurs, et ballottée encore par l'inconstance des vents: tout me faisait tressaillir. Ah! s'il y avait dans la vie beaucoup de moments pareils, nul ne se plaindrait de la rapidité des heures. Il semble que le temps s'arrête; aucune seconde ne s'écoule sans marquer dans le cœur la place qu'elle occupe dans la vie. Toutes les puissances de l'âme sont ébranlées: on sent, on vit à double; on se rassasie d'un plaisir que sa violence même rend poignant comme la douleur.

Bientôt nous entendimes le bruit de pas sonores et rapides. Cinq chamois prenaient la route indiquée par monsieur Charles. Je fis feu sur le premier. C'était une mère ayant auprès d'elle son petit, qui galoppait sans peine à ses côtés. Le petit seul fut atteint; il tomba, et, d'un bond, le reste de la troupe disparut dans le précipice.

J'avais une carabine à deux coups; je la désarmais par prudence, quand je vis reparaître un chamois sur la neige. C'était la mère qui venait chercher son petit. Elle se pencha sur lui et le flaira. Profondément touché de ce spectacle, je le contemplais, les larmes aux yeux, lorsque M. Charles m'apostropha vivement: «Vous ne tirez pas...;» en disant ces mots, il fit feu. La mère chancela; mais elle n'était que blessée; elle se releva aussitôt et disparut pour la seconde fois........... « Cruel! » m'écriai-je, -mais le montagnard ne m'entendit

pas: emporté par le démon de la chasse, il ne songeait qu'à sa victime, et la suivait hardiment, guidé par les taches de sang, sur la corniche du rocher.

C'était une espèce de rebord, incliné, très-étroit, souvent interrompu, et coupant tantôt des parois perpendiculaires, tantôt de profondes ravines creusées par les eaux dans le flanc de la montagne. J'eus l'audace de m'y engager aussi. Dans de pareilles circonstances on ne calcule pas ses forces. Tout alla d'abord assez bien, et je commençais à me croire un trèsalerte montagnard, lorsque, au moment où je traversais une de ces redoutables ravines, une pierre manqua sous mon pied. Je me sentis glisser, je poussai un cri. Monsieur Charles se retourna, comprit mon danger, et, avec autant de sang-froid que d'audace, s'élança sur la pente après moi. Je ne le vis qu'un instant appuyé sur sa carabine, entouré d'un tourbillon de cailloux et de poussière, qu'il entraînait dans sa course, les cheveux au vent, le regard assuré, glissant, courant, se précipitant de rocher en rocher, il descendait rapide comme l'avalanche. Il m'atteignit, me saisit avec force, glissa quelques pas avec moi, et parvint avec peine à prendre pied sur une saillie de rocher. Vingt pas de plus, et peut-être en était-ce fait de nous deux. Monsieur Charles me laissa quelques instants de repos, puis il me conduisit en lieu sûr, auprès du petit chamois que j'avais tué.

Une fois hors de danger, j'oubliai l'homme qui m'avait sauvé pour ne songer qu'à la Providence. Le cœur pénétré, je me jetai à genoux sur la neige. Je ne sais ce que je dis à Dieu; mais jamais prière ne fut plus sincère. Monsieur Charles s'était découvert je voulus le remercier à son tour; mais il m'interrompit aussitôt : «Etes-vous blessé?» «Non, » lui dis-je. «Eh bien, reprit-il, attendez ici nos compagnons et montrez leur ces taches de En achevant ces mots, sang. >> il reprit le sentier de la corniche.

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Tant d'émotions étaient trop fortes pour moi je fus un

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