SGANARELLE OU LE COCU IMAGINAIRE, COMÉDIE EN UN ACTE. - 1660 LA FEMME DE SGANARELLE. LA SUIVANTE DE CÉLIE. UN PARENT DE LA FEMME DE SGANARELLE, La scène est dans une place publique. SCÈNE PREMIÈRE. CELIE (Sortant tout éplorée). Ah! N'espérez jamais que mon cœur y consente. Sganarelle. GORGIBUS. Que marmottez-vous là, petite impertinente? A votre avis, qui mieux ou de vous ou de moi, O sotte! peut juger ce qui vous est utile? Par la corbleu! gardez d'échauffer trop ma bile; Vous pourriez éprouver, sans beaucoup de longueur, Si mon bras sait encor montrer quelque vigueur. Votre plus court sera, madame la mutine, D'accepter sans façon l'époux qu'on vous destine. «J'ignore, dites-vous, de quelle humeur il est, Et dois auparavant consulter, s'il vous plaît. >> Informé du grand bien qui lui tombe en partage, Dois-je prendre le soin d'en savoir davantage? Et cet époux, ayant vingt mille bons ducats, Pour être aimé de vous doit-il manquer d'appas? Allez tel qu'il puisse être, avecque cette somme Je vous suis caution qu'il est très-honnête homme. CÉLIE. Hélas! GORGIBUS. Eh bien! hélas! Que veut dire ceci? Un autre est survenu dont le bien l'en dégage. Lélie est fort bien fait; mais apprends qu'il n'est rien Qui ne doive céder au soin d'avoir du bien; Que l'or donne aux plus laids certains charmes pour plaire, que sans lui le reste est une triste affaire. Et Valère, je crois bien, n'est pas de toi chéri, Mais s'il ne l'est amant, il le sera mari. Plus que l'on ne le croit, ce nom d'époux engage, Et l'amour est souvent un fruit du mariage. Mais suis-je pas bien fat de vouloir raisonner SCÈNE II. CÉLIE, LA SUIVANTE DE CÉLIE. LA SUIVANTE. Quoi! refuser, madame, avec cette rigueur, Ce ne serait pas moi qui se ferait prier; Et, loin qu'un pareil oui me donnat de la peine, A votre jeune frère a fort bonne raison Lorsque, nous discourant des choses de la terre, Il dit que la femelle est ainsi que le lierre, Qui croit beau tant qu'à l'arbre il se tient bien serré, Il n'est rien de plus vrai, ma très-chère maîtresse, Et je l'éprouve en moi, chétive pécheresse. Le bon Dieu fasse paix à mon pauvre Martin! Ah! ne m'accable point par ce triste présage. Ils jurent à mon cœur d'éternelles ardeurs : Je veux croire, après tout, qu'ils ne sont pas menteurs, Il conserve à mes feux une amitié constante. LA SUIVANTE. Il est vrai que ces traits marquent un digne amant, Et que vous avez lieu de l'aimer tendrement. CELIE. Et cependant il faut... Ah! soutiens-moi. SGANARELLE (en passant la main sur le sein de Célie). LA FEMME DE SGANARELLE (regardant par la fenêtre). Mon mari daus ses bras!... Mais je m'en vais descendre : SCÈNE V. LA FEMME DE SGANARELLE. Il s'est subitement éloigné de ces lieux, Et nourrit leurs plaisirs par le jeûne des nôtres. A changer de mari comme on fait de chemise! Cela serait commode; et j'en sais telle ici (En ramassant le portrait que Célie avait laissé tomber. Mais quel est ce bijou que le sort me présente? L'émail en est fort beau, la gravure charmante. Ouvrons. SCÈNE VI. SGANARELLE, la femme de SGANARELLE. SGANARELLE (se croyant seul). On la croyait morte, et ce n'était rien. Il n'en faut plus qu'autant; elle se porte bien. Mais j'aperçois ma femme. FEMME DE SGANARELLE (se croyant seule). O ciel! c'est miniature! Et voilà d'un bel homme une vive peinture! ANARELLE (à part, et regardant par-dessus l'épaule de sa femme). Ce portrait, mon honneur, ne nous dit rien de bon. SGANARELLE (à part). Ah! j'en tiens. Quoi, peste! le baiser? LA FEMME DE SGANARELLE (poursuit). Avouons qu'on doit être ravie Quand d'un homme ainsi fait on se peut voir servie, Ει que, s'il en contait avec attention, Le penchant serait grand à la tentation. Ah! que n'ai-je un mari d'une aussi bonne mine, SGANARELLE (lui arrachant le portrait). Ah, matine! Nous vous y surprenons en faute contre nous, Ce visage si propre à donner de l'amour, Pour qui mille beautés soupirent nuit et jour; Bref, en tout, et partout ma personne charmante N'est donc pas un morceau dont vous soyez contente? Et pour rassasier votre appétit gourmand, Il faut joindre au mari le ragoût d'un galant? LA FEMME DE SGANARELLE. J'entends à demi-mot où va la raillerie : Tu crois par ce moyen... SGANARELLE. A d'autres, je vous prie. La chose est avérée, et je tiens dans mes mains Un bon certificat du mal dont je me plains. LA FEMME DE SGANARELLE. Mon courroux n'a déjà que trop de violence, Sans le charger encor d'une nouvelle offense. Ecoute, ne crois pas retenir mon bijou, Et songe un peu... SGANARELLE. Je songe à te rompre le cou. Que ne puis-je, aussi bien que je tiens la copie, LA FEMME DE SGANARELLE. Pourquoi ? SGANARELLE. Pour rien, ma mie, Doux objet de mes vœux, j'ai grand tort de crier, Et mon front de vos dons doit vous remercier. (Regardant le portrait de Lélic.) Le voilà, le beau fils, le miguon de couchette, Le malheureux tison de ta flamme secrète, Le drôle avec lequel... LA FEMME DE SGANARELLE. Avec lequel? Poursuis. SGANARELLE. Avec lequel, te dis-je... et j'en crève d'ennuis. LA FEMME DE SGANARELLE. Que me veut donc conter par là ce maître ivrogne? SGANARELLE. Tu ne m'entends que trop, madame la caregue. Et l'on va m'appeler seigneur Cornélius. J'en suis pour mon honnenr; mais, à toi qui me l'ôtes, LA FEMME DE SGANARELLE. Et tu m'oses tenir de semblables discours? Tu prends d'un feint courroux le vain amusement D'un pareil procédé l'insolence est nouvelle ! SGANARELLE. Eh! la bonne effrontée ! A voir ce fier maintien, Ne la croirait-on pas urte femme de bien ? LA FEMME DE SGANARELLE. Va, poursuis ton chemin, cajole tes maîtresses, Adresse-leur tes vœux et fais-leur des caresses : Mais rends-moi mon portrait sans te jouer de moi. (Elle lui arrache le portrait et s'enfuit.) SGANARELLE. Oui, tu crois m'échapper; je l'aurai malgré toi. SCÈNE VII. LÉLIE, GROS-RENÉ. GROS-RENÉ. Enfin, nous y voici. Mais, monsieur, si je l'ose, Que je m'en sens, pour moi, tous les membres roués; Mais, quand j'ai bien mangé, mon âme est ferme à tour, Et les plus grands revers n'en viendraient pas à bout. Croyez-moi, bourrez-vous, et sans réserve aucune, Contre les coups que peut vous porter la fortune; Et, pour fermer chez vous l'entrée à la douleur, De vingt verres de vin entourez votre cœur. LÉLIE. Je ne saurais manger. GROS RENÉ (bas, à part). Si fait bien moi ; je meure. (Hlaut.) Votre diner pourtant serait prêt tout à l'heure. LÉLIE. Tais-toi, je te l'ordonne. SGANARELLE (à part). Faut-il que désormais à deux doigts on te montre, Qu'on te mette en chanson, et qu'en toute rencontre SGANARELLE (a part). Ah! truande! As-tu bien le courage De m'avoir fait cocu dans la fleur de mon âge? LELIE (à part, et regardant encore le portrait que tient Sganarelle). SCANARELLE (à part). A qui donc en a-t-il? (Haut.) (Sganarelle veut s'éloigner.) Ma surprise est extrême. Je le veux accoster. SGAGARELLE (à part, s'éloignant encore). Que me veut-il conter? LELIE. Puis-je obtenir de vous de savoir l'aventure Qui fait dedans vos mains trouver cette peinture? SCANAREILE (à part). D'où lui vient ce désir? Mais je m'avise ici... Il était en des mains de votre connaissance; LELIE. Quoi! celle, dites-vous, dont vous tenez ce gage?... LÉLIE. SCÈNE X. LÉLIE. Ah! que viens-je d'entendre! On me l'avait bien dit, et que c'était de tous L'homme le plus mal fait qu'elle avait pour époux. Ah! quand mille serments de ta bouche infidèle Ne m'auraient pas promis une flamme éternelle, Le seul mépris d'un choix si bas et si honteux Devait bien soutenir l'intérêt de mes feux, Ingrate; et quelque bien... Mais ce sensible outrage, Se mêlant aux travaux d'un assez long voyage, Me donne tout à coup un choc si violent, Que mon cœur devient faible, et mon corps chancelant SCÈNE XI. LE PARENT. D'un mari sur ce point j'approuve le souci : Mais c'est prendre la chèvre un peu bien vite aussi; Et tout ce que de vous je viens d'ouïr contre elle Ne conclut point, parent, qu'elle soit criminelle. C'est un point délicat; et de pareils forfaits Sans les bien avérer ne s'imputent jamais. SGANARELLE. C'est-à-dire qu'il faut toucher au doigt la chose. LE PARENT. Le trop de promptitude à l'erreur nous expose. Qui sait comme en ses mains ce portrait est venu, Et si l'homme, après tout, lui peut être connu? Informez-vous en donc? et, si c'est ce qu'on pense, Nous serons les premiers à punir son offense. SCÈNE XIII. SGANARELLE. On ne peut pas mieux dire: en effet, il est bon Et les sueurs au front m'en sont trop tôt ventics. SCÈNE XIV. SGANARELLE, LA FEMME DE SGANARELLE (sur la porte de sa maison, reconduisant Lélic), LELIE. SGANARELLE (à part, les voyant). Ah! que vois-je! je mcure! LA FEMME DE SGANARELLE. C'est par trop vous håter, monsieur; et votre mal, LÉLIE. Non, non, je vous rends grace, autant qu'on puisse rendre, SGANARELLE (à part). La masque encore après lui fait civilité! SCÈNE XV. SGANARELLE, LÉLIE. SCANARELLE (à part). Il m'aperçoit; voyons ce qu'il me pourra dire. LELIE (à part). Ah! mon âme s'émeut, et cet objet m'inspire... Mais je dois condamner cet injuste transport, Et n'imputer mes maux qu'aux rigueurs de mon sort. (En s'approchant de Sganarelle.) Oh! trop heureux d'avoir une si belle femme ! SCÈNE XVI. SGANARELLE, CÉLIE (à sa fenêtre, voyant Lélie qui s'en va). SGANARELLE (seul). Ce n'est point s'expliquer en termes ambigus. (Regardant le côté par où Lélie est sorti.) Allez, ce procédé n'est point du tout honnête. CÉLIE (à part, en entrant). Quoi ! Lélie a paru tout à l'heure à mes yeux! Qui pourrait me cacher son retour en ces lieux? SGANARELLE (sans voir Célie). «Oh! trop heureux d'avoir une si belle femme ! » Sans respect ni demi nous a cocufié! Mais je le laisse aller après un tel indice, Et demeure les bras croisés comme un jocrisse! (Pendant le discours de Sganarelle, Célie s'approche peu à peu, et attend, pour lui parler, que son transport soit fini.) CÉLIE (à Sganarelle). Celui qui maintenant devers vous est venu, CÉLIE. Quel trouble agite ainsi votre âme? SGANARELLE. Ne me condamnez point d'un deuil hors de saison, Et laissez-moi pousser des soupirs à foison. CÉLIE. D'où vous peuvent venir ces douleurs non communes ? SGANARELLE. Si je suis affligé, ce n'est pas pour des prunes; Et je le donnerais à bien d'autres qu'à moi De se voir sans chagriu au point où je me voi. Des maris malheureux vous voyez le modèle. On dérobe l'honneur au pauvre Sganarelle : Mais c'est peu que l'honneur dans mon affliction; L'on me dérobe encor la réputation. CÉLIE. Comment? SGANARELLE. Ce damoiseau, parlant par révérence, SGANARELLE. Oui, oui, me déshonore; Il adore ma femme et ma femme l'adore. CELIE. Ah! j'avais bien jugé que ce secret retour Ne pouvait me couvrir que quelque láche tour; Et j'ai tremblé d'abord, en le voyant paraître, Par un pressentiment de ce qui devait être. SCANARELLE. Vous prenez ma défense avec trop de bouté; Tout le monde n'a pas la même charité; Et plusieurs, qui tantôt ont appris mon martyre, Dois-tu ne te pas croire indigne de la vie SCANARELLE. Il est trop vrai pour moi. CÉLIE. Ah! traître, scélérat, âme double et sans foi! SGANARELLE. La bonne ame! Que le ciel la préserve à jamais de danger De semblables affronts, à moins qu'être un vrai sot. (Il revient après avoir fait quelques pas.) Et d'attacher l'honneur de l'homine le plus sage Si nos femmes sans nous font un commerce infâme, Si ma femme a failli, qu'elle pleure bien fort. Mais pourquoi moi pleurer, puisque je n'ai point tor!, Je me sens là pourtant remuer une bile Je veux résolument me venger du larron. |