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BÉRALDE. Vous voulez faire plaisir à quelqu'un.

ARGAN. Je vous entends. Vous en revenez toujours là, et ma femme vous tient au cœur.

BÉRALDE. Eh bien! oui, mon frère, puisqu'il faut parler à cœur ouvert;

c'est votre femme que je veux dire; et, non plus que l'entêtement de la médecine, je ne puis vous souffrir l'entêtement où vous êtes pour elle, et voir que vous donniez tête baissée dans tous les piéges qu'elle vous tend.

TOINETTE. Ah! monsieur, ne parlez point de madame; c'est une femme sur laquelle il n'y a rien à dire, une femme sans artifice, et qui aime monsieur, qui l'aime !... On ne peut pas dire cela.

ARGAN. Demandez-lui un peu les caresses qu'elle me fait.
TOINETTE. Cela est vrai.

ARGAN. L'inquiétude que lui donne ma maladie.

TOINETTE. Assurément.

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TOINETTE. Assurément. Personne ne sait encore cet accident-là; et je me suis trouvée ici toute seule. Il vient de passer entre mes bras. Tenez, le voilà tout de son long dans cette chaise.

BELINE. Le ciel en soit loué! Me voilà délivrée d'un grand fardeau. Que tu es solte, Toinette, de t'affliger de cette mort!

TOINETTE. Je pensais, madame, qu'il fallût pleurer.

BELINE. Va, va, cela n'en vaut pas la peine. Quelle perte est-ce que la sienne? et de quoi servait-il sur la terre? Un homme incommode à tout le monde, malpropre, dégoûtant; sans cesse un lavement ou une mé. decine dans le ventre; mouchant, toussant, crachant toujours; sans esprit, ennuyeux, de mauvaise humeur, fatiguant sans cesse les gens, et grondant jour et nuit servantes et valets.

TOINETTE. Voilà une belle oraison funèbre !

BÉLINE. Il faut, Toinette, que tu m'aides à exécuter mon dessein, et tu peux croire qu'en me servant ta récompense est sûre. Puisque, par un bonheur, personne n'est encore averti de la chose, portons-le dans son lit, et tenous cette mort cachée jusqu'à ce que j'aie fait mon affaire. Il y a des papiers, il y a de l'argent, dont je me veux saisir, et il n'est pas juste que j'aie passé sans fruit auprès de lui mes plus belles années. Viens, Toinette, prenons auparavant toutes ses clefs.

ARGAN (se levant brusquement). Doucement!

BELINE. Ahi!

ARGAN. Oui, madame ma femme, c'est ainsi que vous m'aimez!
TOINETTE. Ah! ah! le défunt n'est pas mort!

ARGAN (à Béline, qui sort). Je suis bien aise de voir votre amitié, et d'avoir entendu le beau panégyrique que vous avez fait de moi. Voilà un avis au lecteur qui me rendra sage à l'avenir, et qui m'empêchera de faire bien des choses.

SCÈNE XIX.

BÉRALDE, sortant de l'endroit où il s'était caché; ARGAN, TOINETTE.

BÉRALDE. Eh bien! mon frère, vous le voyez.

TOINETTE. Par ma foi, je n'aurais jamais cru cela. Mais j'entends votre fille; remettez-vous comme vous étiez, et voyons de quelle maniere elle recevra votre mort. C'est une chose qu'il n'est pas mauvais d'éprouver; et, puisque vous êtes en train, vous connaîtrez par là les sentiments que votre famille a pour vous. (Béralde va encore se cacher.)

SCÈNE XX.

Argan, angélique, toinette.

TOINETTE (feignant de ne pas voir Angélique). Oh! ciel, ah! fâcheuse aventure! malheureuse journée !

ANGÉLIQUE. Qu'as-tu, Toinette, et de quoi pleures-tu ?
TOINETTE. Hélas! j'ai de tristes nouvelles à vous donner.
ANGÉLIQUE. Eh quoi?

TOINETTE. Votre père est mort.

ANGELIQUE. Mon père est mort, Toinette?

TOINETTE. Oui, vous le voyez là; il vient de mourir tout à l'heure d'une faiblesse qui lui a pris.

ANGÉLIQUE. Oh! ciel, quelle infortune! quelle atteinte cruelle ! Hélas! faut-il que je perde mon père, la seule chose qui me restait au monde, et qu'encore, pour un surcroît de désespoir, je le perde dans un moment où il était irrité contre moi! Que deviendrai-je, malheureuse! et quelle consolation trouver après une si grande perte?

SCÈNE XXI.

Argan, angélique, CLÉANTE, TOINETTE.

CLEANTE. Qu'avez-vous donc, belle Angélique? et quel malheur pleurez-vous?

ANGÉLIQUE. Hélas! je plenre tout ce que dans la vie je pouvais perdre de plus cher et de plus précieux; je pleure la mort de mon père. CLEANTE. Oh ciel! quel accident! quel coup inopiné! Hélas! après la demande que j'avais conjuré votre oncle de lui faire pour moi, je venais me présenter à lui, et tâcher, par mes respects et par mes prières, de disposer son cœur à vous accorder à mes vœux.

ANGÉLIQUE. Ah! Cléante, ne parlons plus de rien. Laissons là toutes les pensées de mariage. Après la perte de mon père, je ne veux plus être du monde, et j'y renonce pour jamais. Oui, mon père, si j'ai résisté tantôt à vos volontés, je veux suivre du moins une de vos intentions, et réparer par là le chagrin que je m'accuse de vous avoir donné. (Se jetant à genoux.) Souffrez, mon père, que je vous en donne ici ma parole, et que je vous embrasse pour vous témoigner mon ressentiment. ARGAN (embrassant Angélique). Ah! ma fille!

ANGÉLIQUE. Abi!

ARGAN. Viens, n'aie point de peur, je ne suis pas mort. Va, tu es mon vrai sang, ma véritable fille, et je suis ravi d'avoir vu ton bon naturel.

SCÈNE XXII.

ARGAN, BÉRALDE, ANGÉLIQUE, CLÉANTE, TOINETTE.

ANGÉLIQUE. Ah! quelle surprise agréable! Mon père, puisque, par un bonheur extrême, le ciel vous redonne à mes vœux, souffrez qu'ici je me jette à vos pieds pour vous supplier d'une chose. Si vous n'êtes pas favorable au penchant de mon cœur, si vous me refusez Cléante pour époux, je vous conjure au moins de ne me point forcer d'en épouser un autre. C'est toute la grâce que je vous demande.

CLEANTE (se jetant aux genoux d'Argan). Eh! monsieur, laissez-vous toucher à ses prières et aux miennes, et ne vous montrez point contraire aux mutuels empressements d'une si belle inclination. BÉRALDE. Mon frère, pouvez-vous tenir là contre? TOINETTE. Monsieur, serez-vous insensible à tant d'amour? ARGAN. Qu'il se fasse médecin, je consens au mariage. Oui, (A Cléante.) faites-vous médecin, je vous donne ma fille.

CLÉANTE. Très-volontiers, monsieur. S'il ne tient qu'à cela pour être votre gendre, je me ferai médecin, apothicaire même, si vous voulez. Ce n'est pas une affaire que cela, et je me ferais bien d'autres choses pour obtenir la belle Angélique.

BÉRALDE. Mais, mon frère, il me vient une pensée : faites-vous médecin vous-même. La commodité sera encore plus grande d'avoir en vous tout ce qu'il vous faut.

TOINETTE. Cela est vrai. Voilà le vrai moyen de vous guérir bientôt; et il n'y a point de maladie si osée que de se jouer à la personne d'un médecin.

ARGAN. Je pense, mon frère, que vous vous moquez de moi. Est-ce que je suis en âge d'étudier?

BÉRALDE. Bon, étudier! vous êtes assez savant; et il y en a beaucoup parmi eux qui ne sont pas plus habiles que vous.

ARGAN. Mais il faut savoir bien parler latin, connaître les maladies et les remèdes qu'il y faut faire.

BERALDE. En recevant la robe et le bonnet de médecin, vous apprendrez tout cela; et vous serez après plus habile que vous ne voudrez. ARGAN. Quoi! l'on sait discourir sur les maladies quand on a cet habit là ?

BERALDE. Oui. L'on n'a qu'à parler avec une robe et un bonnet, tout galimatias devient savant, et toute sottise devient raison.[

TOINETTE. Tenez, monsieur, quand il n'y aurait que votre barbe, c'est déjà beaucoup et la barbe fait plus de la moitié d'un médecin. ARGAN. En tout cas, je suis prêt à tout.

BÉRALDE (à Argan). Voulez-vous que l'affaire se fasse tout à l'heure? ARGAN. Comment! tout à l'heure?

BÉRALDE. Oui, et dans votre maison.

ARGAN. Daus ma maison?

BÉRALDE. Oui, je connais une Faculté de mes amies qui viendra tout à l'heure en faire la cérémonie dans votre salle. Cela ne vous coûtera rien.

argan. Mais, moi, que dire? que répondre?

BÉRALDE. On vous instruira en deus mots, et l'on vous donnera par écrit ce que vous devez dire. Allez-vous-en vous mettre en habit décent. Je vais les envoyer querir.

ARGAN, Allons, voyons cela.

SCÈNE XXIII.

BÉRALDE, ANGÉLIQUE, CLÉANTE, TOINETTE.

CLEANTE. Que voulez-vous dire? et qu'entendez-vous avec cette Faculté de vos amies?

TOINETTE Quel est donc votre dessein?

BÉRALDE. De nous divertir un peu ce soir. Les comédiens ont fait un petit intermède de la réception d'un médecin, avec des danses et de la musique; je veux que nous en prenions ensemble le divertissement, et que mon frère y fasse le premier personnage.

ANGELIQUE. Mais, mon oncle, il me semble que vous vous jouez un peu beaucoup de mon père.

s'accommoder

BÉRALDE. Mais, ma nièce, ce n'est pas tant le jouer que à ses fantaisies. Tout ceci n'est qu'entre nous. Nous y pouvons aussi prendre chacun un personnage, et nous donner ainsi la comédie les uns aux autres. Le carnaval autorise cela. Allons vite préparer toutes choses. CLEANTE (à Angélique). Y consentez-vous? ANGÉLIQUE. Oui, puisque mon oncle nous conduit.

TROISIÈME INTERMÈDE.

C'est une cérémonie burlesque d'un homme qu'on fait médecin, en récit, chant et danse.

PREMIÈRE ENTRÉE DE BALLET.

Plusieurs tapissiers viennent préparer la salle, et placer les bancs en cadence.

DEUXIÈME ENTRÉE DE BALLET.

Toute l'assemblée, composée de huit porte- seringues, six apothicaires, vingtdeux docteurs, et celui qui se fait recevoir médecin, huit chirurgiens dansants et deux chantants, entrent; et chacun prend sa place selon son rang.

PRÆSES.

Savantissimi Doctores
Medicinæ professores,
Qui hic assemblati estis,
Et vos altri messiores
Sententiarum Facultatis
Fideles executores,
Chirurgiani et Apothicari,
Atque tota compania aussi,

Salus, honor et argentum,
Atque bonum appetitum.

Non possum, docti confreri,
En moi satis admirari
Qualis bona inventio
Est medici professio;
Quam bella chosa est et benè trovata
Medicina illa benedicta,

Quæ, suo nomine solo,
Surprenanti miraculo,
Depuis si longo tempore,
Facit à gogo vivere
Tant de gens omni genere.

Per totam terram videmus
Grandam vogam ubi sumus,
Et quòd grandes et petiti
Sunt de nobis infatuti.
Totus mundus, currens ad nostros remedios
Nos regardat sicut deos,

Et nostris ordonnanciis

Principes et reges soumissos videtis,

Doncque il est nostræ sapientiæ,
Boni sensus atque prudentiæ,

De fortement travaillare
A nos benè conservare

In tali credito, voga et honore,
Et prendere gardam à non recevere
In nostro docto corpore
Quàm personas capabiles,
Et totas dignas remplire
Has plaças honorabiles.

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Postea seignare,

Ensuita purgare.

CHORUS.

Benè, benè, benè, benè respondere! Dignus, dignus est intrare

In nostro docto corpore.

QUARTUS DOCTOR.

Super illas maladias

Doctus Bachelierus dixit maravillas.

Mais si non ennuyo dominum Præsidem,
Doctissimam Facultatem,

Et totam honorabilem
Companiam ecoutantem,
Faciam illi unam quæstionem
Dès hiero maladus unus
Tombavit in meas manus

Habet grandam fievram cum redoublamentis,

Grandam dolorem capitis

Et grandum malum au côté,
Cum granda difficultate

Et pena respirare.
Veillas mihi dire,
Docte Bacheliere,
Quid illi facere?

BACHELIERUS

Clysterium donare,

Postea seignare,
Ensuita purgare.

QUINTUS DOCTOR.

Mais si maladia
Opiniatrai

Non vult se garire,
Quid illi facere?

BACHELIERUS.

Clysterium donare,

Postea seignare,

Ensuita purgare;

Reseignare, repurgare et reclysterisare.

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Seignandi, Perçandi, Taillandi,

Coupandi,

Et occidendi,

Impunè per totam terram.

TROISIÈME ENTRÉE DE BALLET.

Tous les chirurgiens et apothicaires viennent faire la révérence en cadence à

Argan.

BACHELIERUS.

Grandes Doctores doctrine

De la rhubarbe et du sené,

Ce serait sans doute à moi chosa folla,
Inepta et ridicula,

Si j'alloibam m'engageare
Vobis louangeas donare,
Et entreprenoibam adjoutare
Des lumieras au soleilo,,
Et des etoilas au cielo,
Des ondas à l'oceano,
Et des rosas au printano.
Agreate qu'avec uno moto

Pro toto remercimento
Rendam gratiam corpori tam docto.
Vobis, vobis debeo

Bien plus qu'à naturæ et qu'à patri meo ·

Natura et pater meus

Hominem me habent factum;

Mais vos me, ce qui est bien plus,
Avetis factum medicum:

Honor, favor, et gratia,
Qui in hoc corde que voilà
Imprimant ressentimenta
Qui dureront in secula.

CHORUS.

Vivat, vivat, vivat, vivat, cent fois vivat, Novus doctor qui tam benè parlat! Mille, mille annis, et manget, et bibat; Et seignet et tuat!

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QUATRIÈME ENTRÉE DE BALLET.

Tous les chirurgiens et les apothicaires dansent au son des instruments et des voix, et des battements de mains et des mortiers d'apothicaires.

CHIRURGICUS.

Puisse-t-il voir doclas Suas ordonnancias Omnium chirurgorum Et apothicarum Remplire boutiquas!

CHORUS.

Vivat, vivat, vivat, vivat, cent fois vivat.
Novus doctor, qui tam benè parlat!
Mille, mille annis, et manget et bibat,
Et seignet et tuat!

CHIRURGICUS

Puisse toti anni
Lui essere boni

Et favorabiles,

Et n'habere jamais
Quàm pestas, verolas,
Fievras, pleuresias!

Fluxus de sang, et dyssenterias!

CHORUS.

Vivat, vivat, vivat, vivat, cent fois vivat, Novus doctor qui tam benè parlat! Mille, mille annis, et manget et bibat! Et seignet et tuat!

CINQUIÈME ET DERNIÈRE ENTRÉE DE BALLET.

Des médecins, des chirurgiens et des apothicaires, qui sortent tous selon leur rang en cérémonie, comme ils sont entrés.

FIN DU MALADE IMAGINAIRE.

LA

CRITIQUE DE

L'ÉCOLE DES

FEMMES

COMÉDIE EN UN ACTE. 1662.

MADAME,

A LA REINE MÈRE.

Je sais bien que Votre Majesté n'a que faire de toutes nos dédicaces, et que ces prétendus devoirs dont on lui dit éléganiment qu'on s'acquitte envers elle sont des hommages, à dire vrai, dont elle nous dispenserait très-volontiers: mais je ne laisse pas d'avoir l'audace de lui dédier la Critique de l'Ecole des Femmes, et je n'ai pu refuser cette petite occasion de pouvoir témoigner ma joie à Votre Majesté sur cette heureuse convalescence qui redonne à nos vœux la plus grande et la meilleure princesse du monde, et nous promet en elle de longues années d'une santé vigoureuse. Comme chacun regarde les choses du côté de ce qui le touche, je me réjouis, dans cette allégresse générale, de pouvoir encore avoir l'honneur de divertir Votre Majesté; elle, Madame, qui prouve si bien que la véritable dévotion n'est point contraire aux honnêtes divertissements; qui, de ses hautes pensées et de ses importantes occupations, descend si humainement dans le plaisir de pos spectacles, et ne dédaigne pas de rire de cette même bouche dont elle prie si bien Dieu : je flatte, dis-je, mon esprit de l'espérance de cette gloire: j'en attends le moment avec toutes les impatiences du monde; et, quand je jouirai de ce bonheur, ce sera la plus grande joie que puisse recevoir,

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ELISE. Cela m'étonne aussi : car ce n'est guère notre coutume; et votre maison, Dieu merci, est le refuge ordinaire de tous les fainéants de la

cour.

URANIE. L'après-dînée, à dire vrai, m'a semblé fort longue.
ELISE. Et moi je l'ai trouvée fort courte.

URANIE. C'est que les beaux esprits, cousine, aiment la solitude. ELISE. Ah! très-humble servante au bel esprit : vous savez que ce u'est pas là que je vise.

URANIE. Pour moi, j'aime la compagnie, je l'avoue.

ÉLISE. Je l'aime aussi, mais je l'aime choisie; et la quantité des soltes visites qu'il vous faut essuyer parmi les autres est cause bien souvent que je prends plaisir d'être seule.

URANIE. La délicatesse est trop grande de ne pouvoir souffrir que des gens triés.

ELISE. Et la complaisance est trop générale de souffrir indifféremment toutes sortes de personnes.

URANIE. Je goûte ceux qui sont raisonnables, et me divertis des extravagants.

ÉLISE. Ma foi, les extravagants ne vont guère loin sans vous ennuyer, et la plupart de ces gens-là ne sont plus plaisants dès la seconde visite. Mais, à propos d'extravagants, ne voulez-vous pas me défaire de votre marquis incommode? Pensez-vous me le laisser toujours sur les bras, et que je puisse durer à ses turlupinades perpétuelles? URANIE. Ce langage est à la mode, et l'on le tourne en plaisanterie à la

cour.

ELISE. Tant pis pour ceux qui le font, et qui se tuent tout le jour à parler ce jargon obscur. La belle chose de faire entrer aux conversations du Louvre de vieilles équivoques ramassées parmi les boues des halles et de la place Maubert! La jolie façon de plaisanter pour des courtisans! et qu'un homme montre d'esprit lorsqu'il vient vous dire : « Madame, vous êtes dans la place Royale, et tout le monde vous voit de trois lieues de Paris, car chacun vous voit de bon œil!» à cause que Bonneuil est un village à trois lieues d'ici. Cela n'est-il pas bien galant et bien spirituel? Et ceux qui trouvent ces belles rencontres n'ont-ils pas lieu de s'en glorifier?

URANIE. On ne dit pas cela aussi comme une chose spirituelle; et la plupart de ceux qui affectent ce langage savent bien eux-mêmes qu'il est ridicule.

ÉLISE. Tant pis encore de prendre peine à dire des sottises, et d'être mauvais plaisants de dessein formé. Je les en tiens moins excusables; et, si j'en étais juge, je sais bien à quoi je condamnerais tous ces messieurs les turlupins.

URANIE. Laissons cette matière qui t'échauffe un peu trop, et disons que Dorante vient bien tard, à mon avis, pour le souper que nous devons faire ensemble.

ELISE. Peut-être l'a-t-il oublié, et que...

SCÈNE II.

URANIE, ÉLISE, GALOPIN.

GALOPIN. Voilà Climène, madame, qui vient ici pour vous voir.
URANIE. Eh! mon Dieu ! quelle visite!

ÉLISE. Vous vous plaignez d'ètre seule; aussi le ciel vous en punit
URANIE. Vite, qu'on aille dire que je n'y suis pas.

CALOPIN. On a déjà dit que vous y étiez.
URANIE. Et qui est le sot qui l'a dit?
GALOPIN. Moi, madame.

URANIE. Diantre soit le petit vilain! Je vous apprendrai bien à faire vos réponses de vous-même.

elle être avancée par une personne qui ait du revenu en sens commun? Peut-on impunément, comme vous faites, rompre en visière à la raison? Et, dans le vrai de la chose, est-il un esprit si affamé de plaisanterie, qu'il puisse tàter des fadaises dont cette comédie est assaisonnée? Pour moi, je vous avoue que je n'ai pas trouvé le moindre grain de sel dans tout cela. Les enfants par l'oreille m'ont paru d'un goût détesta

GALOPIN. Je vais lui dire, madame, que vous voulez être sortie. URANIE. Arrêtez, animal, et la laissez monter, puisque la sottise est ble, la tarte à la crème m'a affadi le cœur, et j'ai pensé vomir au potage.

faite.

GALOPIN. Elle parle encore à un homme dans la rue.

URANIE. Ah! cousine, que cette visite m'embarrasse à l'heure qu'il est. ELISE. Il est vrai que la dame est un peu embarrassante de son naturel : j'ai toujours eu pour elle une furieuse aversion; et, n'en déplaise à sa qualité, c'est la plus sotte bète qui se soit jamais mêlée de raisonner. UKANIE, L'épithète est un peu forte.

ELISE. Allez, allez, elle mérite bien cela, et quelque chose de plus si on lui faisait justice. Est-ce qu'il y a une personne qui soit plus véritablement qu'elle ce qu'on appelle précieuse, à prendre le mot dans sa plus mauvaise siguification?

URANIE. Elle se défend bien de ce nom pourtant.

ELISE. Il est vrai, elle se défend du nom, mais non pas de la chose : car enfin eile l'est depuis les pieds jusqu'à la tête, et la plus grande façonnière du monde. Il semble que tout son corps soit démonté, et que les mouvements de ses hanches, de ses épaules et de sa tête u'aillent que par ressorts. Elle affecte toujours un ton de voix languissant et niais, fait la moue pour montrer une petite bouche, et roule les yeux pour les faire paraître grands.

URANIE. Doucement donc. Si elle venait à entendre... ÉLISE. Point, point; elle ne monte pas encore. Je me souviens toujours du soir où elle eut envie de voir Damon, sur la réputation qu'on lui donne et les choses que le public a vues de lui. Vous connaissez l'homme et sa naturelle pares e à soutenir la conversation. Elle l'avait invité à souper comme bel esprit, et jamais il ne parut si sot parmi une demi-douzaine de gens à qui elle avait fait fète de lui, et qui le regardaient avec de grands yeux, comme une personne qui ne devait pas être faite comme les autres. Ils pensaient tous qu'il était là pour défrayer la compagnie de bons mots que chaque parole qui sortait de sa bouche devait être extraordinaire; qu'il devait faire des impromptus sur tout ce qu'on disait, et ne demander à boire qu'avec une pointe. Mais il les trompa fort par son silence; et la dame fut aussi ma satisfaite de lui que je le fus d'elle.

URANIE. Tais-toi. Je vais la recevoir à la porte de la chambre.

ÉLISE. Encore un mot. Je voudrais bien la voir mariée avec le marquis dont nous avons parlé : le bel assemblage que ce serait d'une précieuse et d'un turlupin !

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URANIE. Voulez-vous qu'on vous délace?

CLIMENE. Mon Dieu, non. Ah!

URANIE. Quel est donc votre mal? et depuis quand vous a-t-il pris? CLIMENE. Il y a plus de trois heures, et je l'ai apporté du Palais-Royal. URANIE. Comment?

CLIMENE. Je viens de voir, pour mes péchés, cette méchante rapsodie de l'Ecole des Femmes. Je suis encore en défaillance du mal de cœur que cela n'a donné, et je pense que je n'en reviendrai de plus de quinze jours.

ÉLISE. Voyez un peu comme les maladies arrivent sans qu'on y Souge!

URANIE. Je ne sais pas de quel tempérament nous sommes, ma cousine et moi, mais nous fumes avant-hier à la même pièce, et nous en revinmes toutes deux saines et gaillardes. CLIMENE. Quoi! vous l'avez vue?

URANIE. Oui, et écoutée d'un bout à l'autre.

CLIMENE. Et vous n'en avez pas été jusqu'aux convulsions, ma chère? URANIE. Je ne suis pas si délicate, Dieu merci, et je trouve pour moi que cette comédie serait plutôt capable de guérir les gens que de les rendre malades.

CLIMENE, Ah! mon Dieu! que dites-vous là? Cette proposition peut

ELISE. Mon Dieu! que tout cela est dit elégamment! J'aurais cru que cette pièce était bonne, mais madame a une éloquence si persuasive, elle tourne les choses d'une manière si agréable, qu'il faut être de son sentiment, malgré qu'on en ait.

URANIE. Pour moi, je n'ai pas tant de complaisance; et, pour dire ma pensée, je tiens cette comédie une des plus plaisantes que l'auteur ait produites.

CLIMÈNE. Ah! Vous me faites pitié de parler ainsi, et je ne saurais vous souffrir cette obscurité de discernement. Peut-on, ayant de la vertu, trouver de l'agrément dans une pièce qui tient sans cesse la pudeur ou alarme, et salit à tout moment l'imagination?

ELISE. Les jolies façons de penser que voilà! Que vous êtes, madame, une rude joueuse en critique! et que je plains le pauvre Molière de vous avoir pour ennemie !

CLIMENE. Croyez-moi, ma chère; corrigez, de bonne foi, votre jugement; et, pour votre honneur, n'allez point dire par le monde que cette comédie vous ait plu.

URANIE. Moi, je ne sais pas ce que vous y avez trouvé qui blesse la pudeur.

CLIMENE. Hélas! tout, et je mets en fait qu'une honnête femme ne la saurait voir sans confusion, tant j'y ai découvert d'ordures et de saletés.

URANIE. Il faut donc que, pour les ordures, vous ayez des lumières que les autres n'ont pas; car, pour moi, je n'y en ai point vu.

CLIMENE. C'est que vous ne voulez pas y en avoir vu, assurément; car enfin toutes ces ordures, Dieu merci, y sont à visage découvert. Eiles n'ont pas la moindre enveloppe qui les couvre, et les yeux les plus hardis sont effrayés de leur nudité. ÉLISE. Ah!

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URANIE. Tant mieux plutôt, ce me semble; je regarde les choses du côté qu'on me les moutre, et ne les tourne point pour y chercher ce qu'il ne faut pas voir.

CLIMENE. L'honnêteté d'une femme...

URANIE. L'honnêteté d'une femme n'est pas dans les grimaces. Il sied mal de vouloir être plus sage que celles qui sont sages. L'affectation en cette matière est pire qu'en toute autre, et je ne võis rien de si ridicule que cette délicatesse d'honneur qui prend tout en mauvaise part, et donne un sens criminel aux plus innocentes paroles, s'offense de l'ombre des choses. Croyez-moi, celles qui font tant de façons n'en sont pas estimées plus femmes de bien; au contraire, leur sévérité mystérieuse et leurs grimaces affectées irritent la censure de tout le monde contre les actions de leur vie. On est ravi de découvrir ce qu'il peut y avoir à redire; et, pour tomber dans l'exemple, il y avait l'autre jour des femmes à cette comédie, vis-à-vis de la loge où nous étions, qui, par les mines qu'elles affectèrent durant toute la pièce, leurs détournements de tête et leurs cachements de visage, firent dire de tous côtés cent sottises de leur conduite, que l'on n'aurait pas dites sans cela, et quelqu'un oreilles que de tout le reste du corps. même des laquais cria tout baut qu'elles étaient plus chastes des

CLIMENE. Enfin il faut être aveugle dans cette pièce, et ne pas faire semblant d'y voir les choses.

URANIE. Il ne faut pas y vouloir voir ce qui n'y est pas.

CLIMENE. Ah! je soutiens, encore un coup, que les saletés y crèvent les yeux.

URANIE. Et moi, je ne demeure pas d'accord de cela. CLIMENE. Quoi ! la pudeur n'est pas visiblement blessée par ce que dit Agnès dans l'endroit dont nous parlons?

URANIE. Non, vraiment. Elle ne dit pas un mot qui de soi ne soit fort honnête ; et, si vous voulez entendre dessous quelque autre chose, c'est

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