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SCÈNE II.

ELMIRE, MARIANE, CLEANTE, DORINE.

DORINE (à Cléante). De grâce, avec nous employez-vous pour elle,
Monsieur son âme souffre une douleur mortelle ;
Et l'accord que son père a conclu pour ce soir
La fait, à tous momens, entrer en désespoir.
Il va venir. Joignons nos efforts, je vous prie,
Et tachons d'ébranler, de force ou d'industrie,

Ce malheureux dessein qui nous a tous troublés.

SCÈNE IIL

ORGON, ELMIRE, MARIANE, CLEANTE, DORINE.

ORGON. Ah! je me réjouis de vous voir assemblés.

(A Mariane.) Je porte en ce contrat de quoi vous faire rire, Et vous savez déjà ce que cela veut dire.

MARIANE (aux genoux d'Orgon).

Mon père, au nom du ciel, qui connaît ma douleur,
Et par tout ce qui peut émouvoir votre cœur,
Reláchez-vous un peu des droits de la naissance,
Et dispensez mes vœux de cette obéissance!
Ne me réduisez point, par cette dure loi,

Jusqu'à me plaindre au ciel de ce que je vous doi;
Et cette vie, hélas ! que vous m'avez donnée,
Ne me la rendez pas, mon père, infortunée.

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Si, contre un doux espoir que j'avais pu former,
Vous me défendez d'être à ce que j'ose aimer,
Au moins, par vos bontés, qu'à vos genoux j'implore,
Sauvez-moi du tourment d'être à ce que j'abhorre,
Et ne me portez point à quelque désespoir
En vous servant sur moi de tout votre pouvoir.

ORGON. Ah! voilà justement de mes religieuses,

Lorsqu'un père combat leurs flammes amoureuses
Debout. Plus votre cœur répugne à l'accepter,

Plus ce sera pour vous matière à mériter.
Mortifiez vos sens avec ce mariage,

Et ne me rompez pas la tête davantage.

DORINE. Mais quoi !...

ORGON.

Taisez-vous, vous. Parlez à votre écol.
Je vous défends, tout net, d'oser dire un seul mot.
CLEANTE. Si par quelque conseil vous souffrez qu'on réponde..
ORGON. Mon frère, vos conseils sont les meilleurs du nionde :
Ils sont bien raisonnés, et j'en fais un grand cas;
Mais vous trouverez bon que je n'en use pas.

ELMIRE (à Orgon). A voir ce que je vois, je ne sais plus que dire;
Et votre aveuglement fait que je vous admire.
C'est être bien coiffé, bien prévenu de lui,
Que de nous démentir sur le fait d'aujourd'hui.
ORGON. Je suis votre valet, et crois les apparences!
Pour mon fripon de fils je sais vos complaisances;
Et vous avez eu peur de le désavouer
Du trait qu'à ce pauvre homme il a voulu jouer.
Vous étiez trop tranquille, enfin, pour être crue;
Et vous auriez paru d'autre manière émue.

ELMIRE. Est-ce qu'au simple aveu d'un amoureux transport
Il faut que notre honneur se gendarme si fort?
Et ne peut-on répondre à tout ce qui le touche,
Que le feu dans les yeux, et l'injure à la bouche?

TIM.18

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Pour moi, de tels propos je me ris simplement ;
Et l'éclat là-dessus ne me plaît nullement.
J'aime qu'avec douceur nous nous montrions sages,
Et ne suis point du tout pour ces prudes sauvages
Dont l'honneur est armé de grifies et de dents,
Et veut au moindre mot dévisager les gens.

Me préserve le ciel d'une telle sagesse!

Je veux une vertu qui ne soit point diablesse,

Et crois que d'un refus la discrète froideur

N'en est pas moins puissante à rebuter un cœur.

ORGON. Enfin, je sais l'affaire, et ne prends point le change. ELMIRE. J'admire, encore un coup, cette faiblesse étrange. Mais que me répondrait votre incrédulité

Si je vous faisais voir qu'on vous dit vérité? ORGON. Voir !

ELMIRE.

ORGON.

ELMIRE.

Oui.

Chansons!

Mais, quoi si je trouvais manière De vous le faire voir avec pleine lumière ?...... ORGON. Contes en l'air!

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ELMIRE.

Ah! mon Dieu! laissez faire,
J'ai mon dessein en tête, et vous en jugerez.
Mettez-vous là, vous dis-je; et, quand vous y serez,
Gardez qu'on ne vous voie et qu'on ne vous entende.
ORGON. Je confesse qu'ici ma complaisance est grande :
Mais de votre entreprise il vous faut voir sortir.
ELMIRE. Vous n'aurez, que je crois, rien à me repartir.
(A Orgon, qui est sous la table.)

Au moins, je vais toucher une étrange matière,
Ne vous scandalisez en aucune manière.
Quoi que je puisse dire il doit mêtre permis;
Et c'est pour vous convaincre, ainsi que j'ai promis.
Je vais par des douceurs, puisque j'y suis réduite,
Faire poser le masque à cette ame hypocrite,
Flatter de son amour les désirs effrontés,
Et donner un champ libre à ses témérités.

Comme c'est pour vous seul et pour mieux le confondre
Que mon âme à ses vœux va feindre de répondre,
J'aurai lieu de cesser dès que vous vous rendrez,
Et les choses n'iront que jusqu'où vous voudrez;
C'est à vous d'arrêter son ardeur insensée,
Quand vous croirez l'affaire assez avant poussée,
D'épargner votre femme, et de ne m'exposer
Qu'à ce qu'il vous faudra pour vous désabuser.
Ce sont vos intérêts, vous en serez le maître :
Et... L'on vient. Tenez-vous, et gardez de paraître.

SCÈNE V.

TARTUFE, ELMIRE, ORGON (SOUS LA table). TARTUFE. On m'a dit qu'en ce lieu vous me vouliez parler. ELMIRE. Oui. L'on a des secrets à vous y révéler;

Mais tirez cette porte avant qu'on vous les dise,
Et regardez partout de crainte de surprise.

(Tartufe va fermer la porte, et revient.)

Une affaire pareille à celle de tantôt
N'est pas assurément ici ce qu'il nous faut :
Jamais il ne s'est vu de surprise de même.
Damis m'a fait, pour vous, une frayeur extrême;
Et vous avez bien vu que j'ai fait mes efforts
Pour rompre son dessein et calmer ses transports.
Mon trouble, il est bien vrai, m'a si fort possédée,
Que de le démentir je n'ai point eu l'idée:
Mais par là, grâce au ciel, tout a bien mieux été,
Et les choses en sont dans plus de sûreté.
L'estime où l'on vous tient a dissipé l'orage,
Et mon mari de vous ne peut prendre d'ombrage.
Pour mieux braver l'éclat des mauvais jugements,
Il veut que nous soyons ensemble à tous moments;
Et c'est par où je puis, saps peur d'être blàmée,
Me trouver ici seule avec vous renfermée,

Et ce qui m'autorise à vous ouvrir mon cœur,
Un peu trop prompt peut-être à souffrir votre ardeur.
TARTUFE. Ce langage à comprendre est assez difficile,

Madame; et vous parliez tantôt d'un autre style.
ELMIRE. Ah! si d'un tel refus vous êtes en courroux,

Que le cœur d'une femme est mal connu de vous!
Et que vous savez peu ce qu'il veut faire entendre
Lorsque si faiblement on le voit se défendre!
Toujours notre pudeur combat dans ces moments
Ce qu'on peut nous donner de tendres sentiments.
Quelque raison qu'on trouve à l'amour qui nous domple
On trouve à l'avouer toujours un peu de honte.
On s'en défend d'abord: mais de l'air qu'on s'y prend,
On fait connaître assez que notre cœur se rend;
Qu'à nos voeux, par honneur, notre bouche s'oppose,
Et que de tels refus promettent toute chose.
C'est vous faire, sans doute, un assez libre aveu,

Et sur notre pudeur me ménager bien peu.
Mais puisque la parole en est enfin làchée,
A retenir Damis me serais-je attachée;
Aurais-je, je vous prie, avec tant de douceur
Ecouté tout au long l'offre de votre cœur;
Aurais-je pris la chose ainsi qu'on m'a vu faire,
Si l'offre de ce cœur n'eût eu de quoi me plaire?
Et lorsque j'ai voulu moi-même vous forcer

A refuser l'hymen qu'on venait d'annoncer,
Qu'est-ce que cette instance a dû vous faire entendre,
Que l'intérêt qu'en vous on s'avise de prendre,
Et l'ennui qu'on aurait que ce nœud qu'on résout
Vint partager du moins un cœur que l'on veut tout?
TARTUFE. C'est sans doute, madame, une douceur extrême
Que d'entendre ces mots d'une bouche qu'on aime;
Leur miel, dans tous mes sens, fait couler à longs traits
Une suavité qu'on ne goûta jamais.

Le bonheur de vous plaire est ma suprême étude,
Et mon cœur de vos vœux fait sa beatitude;
Mais ce cœur vous demande ici la liberté

D'oser douter un peu de sa félicité.

Je puis croire ces mots un artifice honnête Pour m'obliger à rompre un hymen qui s'apprête; Et, s'il faut librement s'expliquer avec vous, Je ne me fieral point à des propos si doux, Qu'un peu de vos faveurs, après quoi je soupire, Ne vienne m'assurer tout ce qu'ils m'ont pu dire, Et planter dans mon âme une constante foi Des charmantes bontés que vous avez pour moi. ELMIRE (après avoir toussé pour avertir son mari), Quoi! vous voulez aller avec cette vitesse, Et d'un cœur, tout d'abord, épuiser la tendresse? On se tue à vous faire un aveu des plus doux; Cependant ce n'est pas encore assez pour vous !! Et l'on ne peut aller jusqu'à vous satisfaire, Qu'aux dernières faveurs on ne pousse l'affaire ! TARTUFE. Moins on mérite un bien, moins on l'ose espérer. Nos vœux sur des discours ont peine à s'assurer. On soupçonne aisément un sort tout plein de gloire. Et l'on veut en jouir avant que de le croire.

Pour moi, qui crois si peu mériter vos bontés,

Je doute du bonheur de mes témérités;

Et je ne croirai rien, que vous n'ayez, madame,
Par des réalités su convaincre ma flamme.

ELMIRE. Mon Dieu! que votre amour en vrai tyran agit!
Et qu'en un trouble étrange il me jette l'esprit !
Que sur les cœurs il prend un furieux empire!
Et qu'avec violence il vent ce qu'il désire!
Quoi de votre poursuite on ne peut se parer,
Et vous ne donnez pas le temps de respirer!
Sied-il bien de tenir une rigueur si grande,
De vouloir sans quartier les choses qu'on demande,

Et d'abuser ainsi, par vos efforts pressants,

Du faible que pour vous vous voyez qu'ont les gens? TARTUFE. Mais, si d'un œil benin vous voyez mes hommage Pourquoi m'en refuser d'assurés témoignages? ELMIRE. Mais comment consentir à ce que vous voulez

Sans offenser le ciel, dont toujours vous parlez?
TARTUFE. Si ce n'est que le ciel qu'à mes vœux on oppose,
Lever un tel obstacle est à moi peu de chose;
Et cela ne doit point retenir votre cœur.
ELMIRE. Mais des arrêts du ciel on nous fait tant de peur!
TARTUFE. Je puis vous dissiper ces craintes ridicules,

Madame; et je sais l'art de lever les scrupules.
Le ciel defend, de vrai, certains contentements:
Mais on trouve avec lui des accommodements.
Selon divers besoins, il est une science
D'étendre les liens de notre conscience,
Et de rectifier le mal de l'action

Avec la pureté de notre intention.

De ces secrets, madame, on saura vous instruire :
Vous n'avez seulement qu'à vous laisser conduire.
Contentez mon désir, et n'ayez point d'effroi :
Je vous réponds de tout, et prends le mal sur moi.
(Elmire tousse plus fort.)

Vous toussez fort, madame.

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ELMIRE.

Oui, plus qu'on ne peut dire. TARTUFE. Enfin, votre scrupule est facile à détruire. Vous êtes assurée ici d'un plein secret, Et le mal n'est jamais que dans l'éclat qu'on fait. Le scandale du monde est ce qui fait l'offense; Et ce n'est pas pécher que pécher en silence. ELMIRE (après avoir encore toussé et frappé sur la table). Enfin, je vois qu'il faut se résoudre à céder, Qu'il faut que je consente à vous tout accorder, Et qu'à moins de cela je ne dois point prétendre Qu'on puisse être content et qu'on veuille se rendre. Sans doute il est fàcheux d'en venir jusque-là, Et c'est bien malgré moi que je franchis cela; Mais, puisque l'on s'obstine à m'y vouloir réduire, Puisqu'on ne veut point croire à tout ce qu'on peut dire, Et qu'on veut des témoins qui soient plus convaincans, Il faut bien s'y résoudre, et contenter les gens. Si ce contentement porte en soi quelque offense, Tant pis pour qui me force à cette violence; La fante assurément n'en doit point être à moi. TARTUFE. Qui, madame, on s'en charge, et la chose de soi... ELMIRE. Ouvrez un peu la porte, et voyez, je vous prie, Si mon mari n'est point dans cette galerie. TARTUFE. Qu'est-il besoin pour lui du soin que vous prenez? C'est un homme, entre nous, à mener par le nez. De tous nos entretiens il est pour faire gloire, Et je l'ai mis au point de voir tout sans rien croire. ELMIRE. I n'importe. Sortez, je vous prie, un moment; Et partout là-dehors voyez exactement.

SCÈNE VI.

ORGON, ELMIRE.

ORGON (Sortant de dessous la table).

Voilà, je vous l'avoue, un abominable homme !
Je n'en puis revenir, et tout ceci m'assomme.

ELMIRE. Quoi vous sortez sitôt ! Vous vous moquez des gens!
Rentrez sous le tapis; il n'est pas encor temps:
Attendez jusqu'au bout pour voir les choses sûres,
Et ne vous fiez point aux simples conjectures.
ORGON. Non, rien de plus méchant n'est sorti de l'enfer.
ELMIRE. Mon Dieu! l'on ne doit point croire trop de léger
Laissez-vous bien convaincre avant que de vous rendre;
Et ne vous hâtez pas, de peur de vous méprendre.
(Elmire fait mettre Orgon derrière elle.)

SCÈNE VII.

TARTUFE, ELMIRE, ORGON.

TARTUFE (sans voir Orgon). Tout conspire, madame, à mon contentement

J'ai visité de l'œil tout cet appartement:

Personne ne s'y trouve; et mon âme ravie...

ORGON (arrêtant Tartufe).

Tout doux! vous suivez trop votre amoureuse envie,
Et vous ne devez pas vous tant passionner.
Ah! ah! l'homme de bien, vous m'en voulez donner!
Comme aux tentations s'abandonne votre âme !
Vous épousiez ma fille, et convoitiez ma femme!
J'ai douté fort longtemps que ce fût tout de bon,
Et je croyais toujours qu'on changerait de ton;
Mais c'est assez avant pousser le témoignage:

Je m'y tiens et n'en veux, pour moi, pas davantage.
ELMIRE (à Tartufe). C'est contre mon humeur que j'ai fait tout ceci;
Mais on m'a mise au point de vous traiter ainsi.
TARTUFE (à Orgon) Quoi! vous croyez...?

ORGON.

Allons, point de bruit, je vous prie; Dénichons de céans, et sans cérémonie. TARTUFE. Mon dessein...

ORGON.

Ces discours ne sont plus de saison. Il faut, tout sur-le-champ, sortir de la maison. TARTUFE. C'est à vous d'en sortir, vous qui parlez en maître : La maison m'appartient; je le ferai connaître, Et vous montrerai bien qu'en vain on a recours, Pour me chercher querelle, à ces lâches détours; Qu'on n'est pas où l'on pense en me faisant injure; Que j'ai de quoi confondre et punir l'imposture, Venger le ciel qu'on blesse, et faire repentir Ceux qui parlent ici de me faire sortir.

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Que l'on doit commencer par consulter ensemble Les choses qu'on peut faire en cet événement. ORGON. Cette cassette-là me trouble entièrement;

Plus que le reste encore elle me désespère. CLEANTE. Cette cassette est donc un important mystère? ORGON. C'est un dépôt qu'Argas, cet ami que je plains, Lui-même, en grand secret m'a mis entre les mains. Pour cela, dans sa fuite, il me voulut élire: Et ce sont des papiers, à ce qu'il m'a pu dire, Où sa vie et ses biens se trouvent attachés. CLEANTE. Pourquoi donc les avoir eu d'autres mains lâchés? ORGON. Ce fut par un motif de cas de conscience. J'allai droit à mon traître en faire condence; Et son raisonnement me vint persuad De lui donner plutôt la cassette à garder, Afin que, pour nier, en cas de quelque enquête, J'eusse d'un faux-fuyant la faveur toute prète, Par où ma conscience eût pleine sûreté

A faire des serments contre la vérité.

CLEANTE. Vous voilà mal, au moins, si j'en crois l'apparence;
Et la donation, et cette confidence,

Sont, à vous en parler selon mon sentiment,
Des démarches par vous faites légèrement.
On peut vous mener loin avec de pareils gages:
Et cet homme sur vous ayant ces avantages,

Le pousser est encor grande imprudence à vous,
Et vous deviez chercher quelque biais plus deux.

Dans le temps que Tartufe s'avance les bras ouverts pour embrasser Elmire, elle ORGON. Quoi! sous un beau semblant de ferveur si touchante,

se retire, et Tartufe aperçoit Orgon.)

Cacher un cœur si double, une âme si méchante!

Et moi qui l'ai reçu gueusant et n'ayant rien...
C'en est fait, je renonce à tous les gens de bien;
J'en aurai désormais une horreur effroyable,
Et m'en vais devenir pour eux pire qu'un diable.
CLEANTE. Eh bien! ne voilà pas de vos emportements!
Vous ne gardez en rien les doux tempéraments.
Dans la droite raison jamais n'entre la vôtre;
Et toujours d'un excès vous vous jetez dans l'autre.
Vous voyez votre erreur, et vous avez connu
Que par un zèle feint vous étiez prévenu;
Mais, pour vous corriger, quelle raison demande
Que vous alliez passer dans une erreur plus grande,
Et qu'avecque le cœur d'un perfide vaurien

Vous confondiez les cœurs de tous les gens de bien?
Quoi! parce qu'un fripon vous dupe avec audace,
Sous le pompeux éclat d'une austère grimace,
Vous voulez que partout on soit fait comme lui,
Et qu'aucun vrai dévot ne se trouve aujourd'hui!
Laissez aux libertins ces soltes conséquences:
Démêlez la vertu d'avec ses apparences.
Ne hasardez jamais votre estime trop tôt,
Et soyez pour cela dans le milieu qu'il faut.

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MADAME PERNELLE, ORGON, ELMIRE, CLÉANTE, MARIANE,
DAMIS, DORINE.

Mme PERNELLE. Qu'est-ce? J'apprends ici de terribles mystères!
ORGON. Ce sont des nouveautés dont mes yeux sont témoins,
Et vous voyez le prix dont sont payés mes soins.
Je recueille avec zèle un homme en sa misère,
Je le loge, et le tiens comme mon propre frère;
De bienfaits chaque jour il est par moi chargé;
Je lui donne ma fille et tout le bien que j'ai,
Et, dans le même temps, le perfide, l'infame,
Tente le noir dessein de suborner ma femme!
Et, non content encor de ses lâches essais,
Il m'ose menacer de mes propres bienfaits,
Et veut, à ma ruine, user des avantages

Dont le viennent d'armer mes bontés trop peu sages,
Me chasser de mes biens, où je l'ai transféré,

Et me réduire au point d'où je l'ai retiré!

DORINE. Le pauvre homme !

Mme PERNELLE.

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Mon fils, je ne puis du tout croire Qu'il ait voulu commettre une action si noire. ORGON. Comment!

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me

Mme PERNELLE. Que chez vous on vit d'étrange sorte,
Et qu'on ne sait que trop la haine qu'on lui porte.
ORGON. Qu'a cette haine à faire avec ce qu'on vous dit?
PERNELLE. Je vous l'ai dit cent fois quand vous étiez petit.
La vertu dans le monde est toujours poursuivie;
Les envieux mourront, mais non jamais l'envie.
ORGON. Mais que fait ce discours aux choses d'aujourd'hui ?
Mme PERNELLE. On vous aura forgé cent sots contes de lui.
ORGON. Je vous ai déjà dit que j'ai vu tout moi-même.
Mme PERNELLE. Des esprits médisants la malice est extrême.
ORGON. Vous me feriez damner, ma mère. Je vous di

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M PERNELLE. Aux faux soupçons la nature est sujette,
Et c'est souvent à mal que le bien s'interprète.
ORGON. Je dois interpréter à charitable soin

Le désir d'embrasser ma femme !

Mme PERNELLE.

Il est besoin
Pour accuser les gens d'avoir de justes causes,
Et vous deviez attendre à vous voir sûr des choses.
ORGON. Eh! diantre! le moyen de m'en assurer micux?
Je devais donc, ma mère, attendre qu'à mes yeux
Il eut...? Vous me feriez dire quelque sottise.
PERNELLE. Enfin d'un trop pur zèle on voit son âme éprise;
Et je ne puis du tout me mettre dans l'esprit
Qu'il ait voulu tenter les choses que l'on dit.

ORGON. Allez, je ne sais pas, si vous n'étiez ma mère,
Ce que je vous dirais, tant je suis en colère.

DORINE (à Orgon). Juste retour, monsieur, des choses d'ici-bas
Vous ne vouliez point croire, et l'on ne vous croit pas.
CLEANTE. Nous perdons des moments en bagatelles pures,
Qu'il faudrait employer à prendre des mesures.
Aux menaces du fourbe on doit ne dormir point.
DAMIS. Quoi! son effronterie irait jusqu'à ce point?
ELMIRE. Pour moi, je ne crois pas cette instance possible,
Et son ingratitude est ici trop visible.
CLEANTE (à Orgon). Ne vous y fiez pas; il aura des ressorts
Pour donner contre vous raison à ses efforts :
Et, sur moins que cela, le poids d'une cabale
Embarrasse les gens dans un fâcheux dédale.
Je vous le dis encore: armé de ce qu'il a,

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LE TARTUFE.

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Dont vous serez, dit-il, bien aise.

CLEANTE (à Orgon).

Il vous faut voir

Ce que c'est que cet homme, et ce qu'il peut vouloir.

ORGON (à Cléante). Pour nous raccommoder il vient ici peut-être :
Quels sentiments aurai-je à lui faire paraitre?

CLEANTE. Votre ressentiment ne doit point éclater;

Et, s'il parle d'accord, il le faut écouter.

M. LOYAL (à Orgon). Salut, monsieur. Le ciel perde qui vous veut nuire,

Et vous soit favorable autant que je désire!

ORGON (bas à Cléante). Ce doux début s'accorde avec mon jugement,
Ei présage déjà quelque accommodement.

M. LOYAL. Toute votre maison m'a toujours été chère,
Et j'étais serviteur de monsieur votre père.

ORGON. Monsieur, j'ai grande honte, et demande pardon
D'être sans vous connaître, ou savoir votre nom.

M. LOYAL. Je m'appelle Loyal, natif de Normandie,
Et suis huissier à verge, en dépit de l'envie.

J'ai, depuis quarante ans, grâce au ciel, le bonheur
D'en exercer la charge avec beaucoup d'honneur;
Et je vous viens, monsieur, avec votre licence,
Signifier l'exploit de certaine ordonnance...
ORGON. Quoi ! vous êtes ici...?

M. LOYAL.

Monsieur, sans passion. Ce n'est rien seulement qu'uue sommation, Un ordre de vider d'ici, vous et les vôtres, Mettre vos meubles hors, et faire place à d'autres, Sans délai ni remise, ainsi que besoin est. ORGON. Moi! sortir de céans?

M. LOYAL.

Oui, monsieur, s'il vous plaît.
La maison, à présent, comme savez de reste,
Au bon monsieur Tartufe appartient sans conteste.
De vos biens désormais il est maître et seigneur,
En vertu d'un contrat, duquel je suis porteur :
Il est en bonne forme, et l'on n'y peut rien dire,

DAMIS (à M. Loyal). Certes, cette impudence est grande, et je l'admire.
M. LOYAL (à Damis). Monsieur, je ne dois point avoir alfaire à vous;
(Montrant Orgon.) C'est à monsieur : il est et raisonnable et doux,
Et d'un homme de bien il sait trop bien l'office
Pour se vouloir du tout opposer à justice.

ORGON. Mais...

M. LOYAL.

Oui, monsieur, je sais que pour un million,
Vous ne voudriez pas faire rébellion,

Et que vous souffrirez, en honnête personne,
Que j'exécute ici les ordres qu'on me donne.
DAMIS. Vous pourriez bien ici sur votre noir jupon,

Monsieur l'huissier à verge, attirer le bâton.

M. LOYAL (à Orgon). Faites que votre fils se taise, ou se retire,
Monsieur. J'aurais regret d'être obligé d'écrire,
Et de vous voir couché dans mon procès-verbal.
DORINE (à part). Ce monsieur Loyal porte un air bien déloyal.
M. LOYAL. Pour tous les gens de bien j'ai de grandes tendresses
Et ne me suis voulu, monsieur, charger des pièces
Que pour vous obliger et vous faire plaisir;

Que pour ôter par là le moyen d'en choisir

Qui, n'ayant pas pour vous le zèle qui me pousse,

Auraient pu procéder d'une façon moins douce.
ORGON. Et que peut-on de pis, que d'ordonner aux gens
De sortir de chez eux?
On vous donne du temps;

M. LOYAL.

Et jusques à demain je ferai surséance

A l'exécution, monsieur, de l'ordonnance:

Je viendrai seulement passer ici la nuit,

Avec dix de mes gens, sans scandale et sans bruit.
Pour la forme, il faudra, s'il vous plaît, qu'on m'apporte
Avant que se coucher, les clefs de votre porte.
J'aurai soin de ne pas troubler votre repos,
Et de ne rien souffrir qui ne soit à propos.
Mais demain, du matin, il vous faut être habile
A vider de céans jusqu'au moindre ustensile;
Mes gens vous aideront, et je les ai pris forts
Pour vous faire service à tout mettre dehors.
On n'en peut pas user mieux que je fais, je pense;
Et, comme je vous traite avec grande indulgence,
Je vous conjure aussi, monsieur, d'en user bien,

Et qu'au dû de ma charge on ne me trouble en rien.

ORGON (à part). Du meilleur de mon cœur, je donnerais sur l'heure
Les cent plus beaux louis de ce qui me demeure,
Et pouvoir, à plaisir, sur ce mufle asséner
Le plus grand coup de poing qui se puisse donner.
CLEANTE (bas à Orgon). Laissez; ne gâtons rien.

DAMIS.

A cette audace étrange

J'ai peine à me tenir, et la main me démange.
DORINE. Avec un si bon dos, ma foi, monsieur Loyal,
Quelques coups de bâton ne vous siéraient pas mal.

M LOYAL. On pourrait bien punir ces paroles infàmes,
Mamie; et l'on décrète aussi contre les femmes.
CLEANTE (à M. Loyal). Finissons tout cela, monsieur; c'en est assez.
Donnez tôt ce papier, de grâce, et nous laissez.

M. LOYAL. Jusqu'au revoir. Le ciel vous tienne tous en joie.
ORGON. Puisse-t-il te confondre, et celui qui t'envoie!

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ORGON. Eh bien! vous le voyez, ma mère, si j'ai droit ;

M"

me

Et vous pouvez juger du reste par l'exploit.

Ses trahisons enfin vous sont-elles connues?
PERNELLE. Je suis tout ébaubie, et je tombe des nues.

DORINE (à Orgon). Vous vous plaignez à tort, à tort vous le blàmez;

Et ses pieux desseins par là sont confirmés.

Dans l'amour du prochain sa vertu se consomme :

Il sait que très-souvent les biens corrompent l'homme;

Et, par charité pure, il veut vous enlever

Tout ce qui vous peut faire obstacle à vous sauver.

ORGON, Taisez-vous. C'est le mot qu'il vous faut toujours dire. CLEANIE (à Orgon). Allons voir quel conseil on doit vous faire élire. ELMIRE. Allez faire éclater l'audace de l'ingrat.

Ce procédé détruit la vertu du contrat;

Et sa déloyauté va paraître trop noire

Pour souffrir qu'il en ait le succès qu'on veut croire.

SCÈNE VI.

VALÈRE, ORGON, MADAME PERNELLE, ELMIRE, CLÉANTE, MARIANE,
DAMIS, DORINE.

VALERE. Avec regret, monsieur, je viens vous affliger;
Mais je m'y vois contraint par le pressant danger.
Un ami, qui m'est joint d'une amitié fort tendre,
Et qui sait l'intérêt qu'en vous j'ai lieu de prendre,
A violé pour moi, par un pas délicat,
Le secret que l'on doit aux affaires d'Etat,
Et me vient d'envoyer un avis, dont la suite

Vous réduit au parti d'une soudaine fuite.

Le fourbe qui longtemps a pu vous imposer
Depuis une heure au prince a su vous accuser,

Et remettre en ses mains, dans les traits qu'il vous jette,
D'un criminel d'Etat l'importante cassette,
Dont au mépris, dit-il, du devoir d'un sujet,
Vous avez conservé le coupable secret.
J'ignore le détail du crime qu'on vous donne :
Mais un ordre est donné contre votre personne;
Et lui-même est chargé, pour mieux l'exécuter,
D'accompagner celui qui vous doit arrêter.
CLEANTE. Voilà ses droits armés; et c'est par où le traître

De vos biens qu'il prétend cherche à se rendre maître.
ORGON. L'homme est, je vous l'avoue, un méchant animal!
VALERE. Le moindre amusement vous peut être fatal.

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