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La faute à votre amant doit-elle être imputée?
MARIANE. Mais par un haut refus et d'éclatants mépris
Ferai-je dans mon choix voir un cœur trop épris?
Sortirai-je pour lui, quelque éclat dont il brille,
De la pudeur du sexe et du devoir de fille?
Et veux-tu que mes feux par le monde étalés...?
DORINE. Non, non, je ne veux rien. Je vois que vous voulez
Etre à monsieur Tartufe ; et j'aurais, quand j'y pense,
Tort de vous détourner d'une telle alliance.
Quelle raison aurais-je à combattre vos vœux?
Le parti de soi-même est fort avantageux.
Monsieur Tartufe! oh! oh! n'est-ce rien qu'on propose?
Certes, monsieur Tartufe, à bien prendre la chose,
N'est pas un homme, non, qui se mouche du pié;
Et ce n'est pas pen d'heur que d'être sa moitié.
Tout le monde déjà de gloire le couronne;

Il est noble chez lui, bien fait de sa personne;
Il a l'oreille rouge et le teint bien fleuri :
Vous vivrez trop contente avec un tel mari.
MARIANE. Mon Dieu!...

DORINE.

Quelle allégresse aurez-vous dans votre âme, Quand d'un époux si beau vous vous verrez la femme! MARIANE. Oh! cessé, je te prie, un semblable discours, Et contre cet hymen ouvre-moi du secours. C'en est fait, je me rends et suis prête à tout faire. DORINE. Non, il faut qu'une fille obéisse à son père,

Voulût-il lui donner un singe pour époux.

Votre sort est fort beau: de quoi vous plaignez-vous?
Vous irez par le coche en sa petite ville,
Qu'en oncles et cousins vous trouverez fertile,
Et vous vous plairez fort à les entretenir.
D'abord chez le beau monde on vous fera venir.
Vous irez visiter, pour votre bienvenue,
Madame la baillive et madame l'élue,

Qui d'un siége pliant vous feront honorer.
Là dans le carnaval vous pourrez espérer

Le bal et la grand'bande, à savoir, deux musettes,
Et parfois Fagotin et les marionnettes ;
Si pourtant votre époux...

MARIANE.

Ah! tu me fais mourir. De tes conseils plutôt songe à me secourir. DORINE. Je suis votre servante.

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DORINE.

Non, vous serez, ma foi, tartufiće.

MARIANE. Eh bien! puisque mon sort ne saurait l'émouvoir,
Laisse-moi désormais toute à mon désespoir :

C'est de lui que mon cœur empruntera de l'aide;

Et je sais de mes maux l'infaillible remède. (Mariane veut s'en aller.)

DORINE. Hé ! là, là, revenez. Je quitte mon courroux.
Il faut, nonobstant tout, avoir pitié de vous.

MARIANE. Vois-tu, si l'on m'expose à ce cruel martyre,
Je te le dis, Dorine, il faudra que j'expire.

DORINE. Ne vous tourmentez point. On peut adroitement
Empêcher... Mais voici Valère, votre amant.

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Le choix est glorieux, et vaut bien qu'on l'écoute. MARIANE. Eh bien ! c'est un conseil, monsieur, que je reçois. VALÈRE. Vous n'aurez pas grand'peine à le suivre, je crois. MARIANE. Pas plus qu'à le donner en a souffert votre âme. VALERE. Moi, je vous l'ai donné pour vous plaire, madame. MARIANE. Et moi je le suivrai pour vous faire plaisir. DORINE (se retirant dans le fond du théâtre).

MARIANE.

Voyons ce qui pourra de ceci réussir. VALERE. C'est donc ainsi qu'on aime? Et c'était tromperie Quand vous... Ne parlons point de cela, je vous prie. Vous m'avez dit tout franc que je dois accepter Celui que pour époux on me veut présenter: Et je déclare, moi, que je prétends le faire, Puisque vous m'en donnez le conseil salutaire. VALERE. Ne vous excusez point sur mes intentions : Vous aviez déjà pris vos résolutions ;

Et vous vous saisissez d'un prétexte frivole Pour vous autoriser à manquer de parole. MARIANE. Il est vrai; c'est bien dit.

VALÈRE.

Sans doute; et votre cœur N'a jamais eu pour moi de véritable ardeur. MARIANE. Hélas! permis à vous d'avoir cette pensée. VALÈRE. Oui, oui, permis à moi : mais mon âme offensée Vous préviendra peut-être en un pareil dessein ; Et je sais où porter et mes vœux et ma main. MARIANE. Ah! je n'en doute point; et les ardeurs qu'excite Le mérite... Mon Dieu, laissons là le mérite : J'en ai fort peu, sans doute, et vous en faites foi. Mais j'espère aux bontés qu'une autre aura pour moi; Et j'en sais de qui l'âme, à ma retraite ouverte, Consentira, sans honte, à réparer ma perte. MARIANE. La perte n'est pas grande; et de ce changement Vous vous consolerez assez facilement.

VALÈRE.

VALÈRE. J'y ferai mon possible; et vous le pouvez croire.
Un coeur qui nous oublie engage notre gloire;

Il faut à l'oublier mettre aussi tous nos soins :
Si l'on n'en vient à bout, on le doit feindre au moins;
Et cette lâcheté jamais ne se pardonue,

De montrer de l'amour pour qui nous abandonne.
MARIANE. Ce sentiment, sans doute, est noble et relevé.
VALERE. Fort bien; et d'un chacun il doit être approuvé.

Eh quoi! vous voudriez qu'à jamais, dans mon âme, Je gardasse pour vous les ardeurs de ma flamme, Et vous visse, à mes yeux, passer en d'autres bras, Sans mettre ailleurs un cœur dont vous ne voulez pas ? MARIANE. Au contraire pour moi, c'est ce que je souhaite; Et je voudrais déjà que la chose fût faite. VALERE. Vous le voudriez? MARIANE.

VALÈRE.

Oui.

C'est assez m'insulter,

(Il fait un pas pour s'en aller. )

Madame, et de ce pas je vais vous contenter.

MARIANE. Fort bien.

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MARIANE. Non, non, Dorine; en vain tu me veux retenir.
VALÈRE (à part). Je vois bien que ma vue est pour elle un supplice,
Et sans doute il vaut mieux que je l'en affranchisse.

DORINE (quittant Mariane, et courant après Valère).

Encor! Diantre soit fait de vous! Si je le veux.
Cessez ce badinage, et venez çà tous deux.

(Elle prend Valère et Mariane par la main, et les ramènc. j

VALERE (à Dorine). Mais quel est ton dessein?
MARIANE (à Dorine).

Qu'est-ce que tu veux faire?
DORINE. VOUS bien remettre ensemble, et vous tirer d'affaire.
(A Valère.) Etes-vous fou d'avoir un pareil démêlé?
VALERE. N'as-tu pas entendu comme elle m'a parlé?

DORINE (à Mariane). Etes-vous folle, vous, de vous être emportée?
MARIANE. N'as-tu pas vu la chose, et comme il m'a traitée?
DORINE. Sottise des deux parts. (A Valère.) Elle n'a d'autre soin
Que de se conserver à vous; j'en suis témoin.

(A Mariane.) Il n'aime que vous seule, et n'a point d'autre envie
Que d'être votre époux ; j'en réponds sur ma vie.
MARIANE (à Valère). Pourquoi donc me donner un semblable conseil ?
VALERE (à Mariane). Pourquoi m'en demander sur un sujet parcil?
DORINE. Vous êtes fous tous deux. Çà, la main l'un et l'autre.
(A Valère.) Allons, vous.

VALERE (en donnant sa main à Dorine). A quoi bon ma main?
DORINE (à Mariane).

MARIANE (en donnant aussi sa main).

De quoi sert tout cela?

DORINE.

Ali çà, la vôtre.

Mon Dieu, vite, avancez.

Vous vous aimez tous deux plus que vous ne pensez. (Valèra et Mariane se tiennent quelque temps par la main sans se regarder.) VALERE se tournant vers Mariane).

Mais ne faites donc point les choses avec peine;
Et regardez un peu les gens sans nulle haine.

(Mariane se tourne du côté de Valère en lui souriant.) DORINE. A Vous dire le vrai, les amants sont bien fous.

VALÈRE (à Mariane). Oh çà, n'ai-je pas lieu de me plaindre de vous?
Et, pour n'en point mentir, n'êtes-vous pas méchante
De vous plaire à me dire une chose affligeante?

MARIANE. Mais vous, n'êtes-vous pas l'homme le plus ingrat...?
DORINE. Pour une autre saison laissons tout ce débat,

Et songeons à parer ce fâcheux mariage.

MARIANE. Dis-nous donc quels ressorts il faut mettre en usage.

DORINE. Nous en ferons agir de toutes les façons.

(A Mariane.) Votre père se moque: (A Valère.) et ce sont des chansons.

(A Mariane.) Mais, pour vous, il vaut mieux qu'à son extravagance

D'un doux consentement vous prêtiez l'apparence,

Afin qu'en cas d'alarme il vous soit plus aisé

De tirer en longueur cet hymen proposé.

En attrapant dă temps à tout on remédie.
Tantôt vous payerez de quelque maladic,
Qui viendra tout à coup et voudra des délais;
Tantôt vous payerez de présages mauvais,
Vous aurez fait d'un mort la rencontre fâcheuse,
Cassé quelque miroir ou songé d'eau bourbeuse :
Enfin le bon de tout c'est qu'à d'autres qu'à lui
On ne vous peut lier, que vous ne disiez : Oui.
Mais pour mieux réussir, il est bon, ce me semble,
Qu'on ne vous trouve point tous deux parlant ensemble.
(A Valère.) Sortez; et, sans tarder, employez vos amis
Pour vous faire tenir ce qu'on vous a promis.

(A Mariane.) Nous, allons réveiller les efforts de son frère,
Et dans notre parti jeter la belle-mère.

Adieu.

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DAMIS. Que la foudre sur l'heure achève mes destins,
Qu'on me traite partout du plus grand des faquins,
S'il est aucun respect ni pouvoir qui m'arrête,
Et si je ne fais pas quelque coup de ma tête!
DORINE. De grâce, modérez un tel emportement :
Votre père n'a fait qu'en parler simplement.
On n'exécute pas tout ce qui se propose;
Et le chemin est long du projet à la chose.
DAMIS. Il faut que de ce fat j'arrête les complots,
Et qu'à l'oreille un peu je lui dise deux mots.
DORINE. Ah! tout doux. Envers lui comme envers votre père,
Laissez agir les soins de votre belle-mère.

Sur l'esprit de Tartufe elle a quelque crédit ;

Il se rend complaisant à tout ce qu'elle dit,

Et pourrait bien avoir douceur de cœur pour elle.
Plût à Dieu qu'il fût vrai! la chose serait belle !
Enfin votre intérêt l'oblige à le mander :
Sur l'hymen qui vous trouble elle veut le sonder,
Savoir ses sentiments, et lui faire connaître
Quels fâcheux démêlés il pourra faire naître
S'il faut qu'à ce dessein il prête quelque espoir.
Son valet dit qu'il prie, et je n'ai pu le voir :
Mais ce valet m'a dit qu'il s'en allait descendre.
Sortez donc, je vous prie, et me laissez l'attendre.
DAMIS. Je puis être présent à tout cet entretien.
DORINE. Point. Il faut qu'ils soient seuls.

DAMIS.

Je ne lui dirai rien. DORINE. Vous vous moquez: on sait vos transports ordinaires; Et c'est le vrai moyen de gâter les affaires. Sortez...

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DORINE. Comment ?

TARTUFE. Couvrez ce sein que je ne saurais voir. Par de pareils objets les âmes sont blessées, Et cela fait venir de coupables pensées. DORINE. Vous êtes donc bien tendre à la tentation; Et la chair sur vos sens fait grande impression! Certes! je ne sais pas quelle chaleur vous monte: Mais à convoiter, moi, je ne suis pas si prompte; Et je vous verrais nu, du haut jusques en bas, Que toute votre peau ne me tenterait pas. TARTUFE. Mettez dans vos discours un peu de modestie, Ou je vais sur-le-champ vous quitter la partie.

DORINE. Non, non, c'est moi qui vais vous laisser en repos,
Et je n'ai seulement qu'à vous dire deux mots.
Madame va venir dans cette sale basse.

Et d'un mot d'entretien vous demande la grâce.
TARTUFE. Hélas! très-volontiers.
DORINE (à part).

Comme il se radoucit !

Ma foi, je suis toujours pour ce que j'en ai dit. TARTUFE. Viendra-t-elle bientôt ?

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SCÈNE III.

ELMIRE, TARTUFE.

TARTURE. Que le ciel à jamais, par sa toute-bonté,

Et de l'âme et du corps vous donne la santé,

Et bénisse vos jours autant que le désire

Le plus humble de ceux que son amour inspire!

ELMIRE. Je suis fort obligée à ce souhait pieux.

Mais prenons une chaise afin d'être un peu mieux.
TARTUFE (assis). Comment de votre mal vous sentez-vous remise?
ELMIRE (assise). Fort bien; et cette fièvre a bientôt quitté prise.
TARTUFE. Mes prières n'ont pas le mérite qu'il faut

Pour avoir attiré cette grâce d'en haut ;
Mais je n'ai fait au ciel nulle dévote instance
Qui n'ait eu pour objet votre convalescence.
ELMIRE. Votre zèle pour moi s'est trop inquiété.
TARTUFE. On ne peut trop chérir votre chère santé;
Et pour la rétablir j'aurais donné la mienne.
ELMIRE. C'est pousser bien avant la charité chrétienne;

Et je vous dois beaucoup pour toutes ces boniés.
TARTUFE. Je fais bien moins pour vous que vous ne méritez.
ELMIRE. J'ai voulu vous parler en secret d'une affaire,

Et suis bien aise ici qu'aucun ne nous éclaire.

TARTUFE. J'en suis ravi de même; et sans doute il m'est doux,
Madame, de me voir seul à seul avec vous:
C'est une occasion qu'au ciel j'ai demandée,
Sans que jusqu'à cette heure il me l'ait accordée.
ELMIRE. Pour moi, ce que je veux, c'est un mot d'entretien
Où tout votre cœur s'ouvre et ne me cache rien.

(Damis, sans se montrer, entr'ouvre la porte du cabinet dans lequel il s'était caché, pour entendre la conversation.)

TARTUFE. Et je ne veux aussi, pour grace singulière,
Que montrer à vos yeux mon âme tout entière,
Et vous faire serment que les bruits que j'ai faits

Des visites qu'ici reçoivent vos attraits

Ne sont pas envers vous l'effet d'aucune haine,
Mais plutôt d'un transport de zèle qui m'entraîne,
Et d'un pur mouvement...

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Que fait là votre main?

ELMIRE.
TARTUFE. Je tåte votre habit : l'étoffe en est moelleuse.
ELMIRE. Ah! de grâce, laissez ; je suis fort chatouilleuse.

(Elmire recule son fauteuil, et Tartufe se rapproche d'elle.) TARTUFE (maniant le fichu d'Elmire).

Mon Dieu! que de ce point l'ouvrage est merveilleux ! On travaille aujourd'hui d'un air miraculeux : Jamais, en toute chose, on n'a vu si bien faire. ELMIRE. Il est vrai. Mais parlons un peu de notre affaire. On tient que mon mari veut dégager sa foi, Et vous donner sa fille. Est-il vrai ? dites-moi. TARTUFE. Il m'en a dit deux mots; mais, inadame, à vrai dire, Ce n'est pas le bonheur après quoi je soupire; Et je vois autre part les merveilleux attraits De la félicité qui fait tous mes souhaits.

ELMIRE. C'est que vous n'aimez rien des choses de la terre.
TARTUFE. Mon sein n'enferme point un cœur qui soit de pierre.
ELMIRE. Pour moi, je crois qu'au ciel tendent tous vos soupirs,
Et que rien ici-bas n'arrête vos désirs.

TARTUFE. L'amour qui nous attache aux beautés éternelles
N'étouffe pas en nous l'amour des temporelles :
Nos sens facilement peuvent être charmés

Des ouvrages parfaits que le ciel a formés.

Ses attraits réfléchis brillent dans vos pareilles,

Mais il étale en vous ses plus rares merveilles ;

Il a sur votre face épanché des beautés

Dont les yeux sont surpris, et les cœurs transportés ;
Et je n'ai pu vous voir, parfaite créature,
Sans admirer en vous l'auteur de la nature,

Et d'une ardente amour sentir mon coeur atteint

Au plus beau des portraits où lui-même s'est peint.
D'abord j'appréhendai que cette ardeur secrète
Ne fût du noir esprit une surprise adroite;
Et même à fuir vos yeux mon cœur se résolut,
Vous croyant un obstacle à faire mon salut.
Mais enfin je connus, ô beauté tout aimable!

Que cette passion peut n'être point coupable,
Que je puis l'ajuster avecque la pudeur;
Et c'est ce qui m'y fait abandonner mon cœur.
Ce m'est, je le confesse, une audace bien grande
Que d'oser de ce cœur vous adresser l'offrande;
Mais j'attends, en mes vœux, tout de votre bonté,
Et rien des vains efforts de mon infirmité.
En vous est mon espoir, mon bien, ma quiétude;
De vous dépend ma peine ou ma béatitude:
Et je vais être enfin, par votre seul arrêt,
Heureux, si vous voulez, malheureux, s'il vous plaît.
ELMIRE. La déclaration est tout à fait galante;

Mais elle est, à vrai dire, un peu bien surprenante.
Vous deviez, ce me semble, armer mieux votre sein,
Et raisonner un peu sur un pareil dessein.
Un dévot comme vous, et que partout on nomme...
TARTUFE. Ah! pour être dévot je n'en suis pas moins homm
Et lorsqu'on vient à voir vos célestes appas,
Un cœur se laisse prendre et ne raisonne pas.
Je sais qu'un tel discours de moi paraît étrange :
Mais, madame, après tout, je ne suis pas un ange;
Et si vous condamnez l'aveu que je vous fais,
Vous devez vous en prendre à vos charmants attraits
Dès que j'en vis briller la splendeur plus qu'humaine,
De mon intérieur vous fûtes souveraine ;
De vos regards divins l'ineffable douceur
Força la résistance où s'obstinait mon cœur :
Elle surmonta tout, jeûnes, prières, larmes,

Et tourna tous mes vœux du côté de vos charmes.
Mes yeux et mes soupirs vous l'ont dit mille fois;
Et pour mieux m'expliquer j'emploie ici la voix.
Que si vous contemplez d'une âme un peu bénigne
Les tribulations de votre esclave indigue;

S'il faut que vos bontés veuillent me consoler,
Et jusqu'à mon néant daignent se ravaler,
J'aurai toujours pour vous, ô suave merveille,
Une dévotion à nulle autre pareille.

Votre honneur avec moi në court point de hasard,

Et n'a nulle disgràçe à craindre de ma part.

Tous ces galants de cour, dont les femmes sont folles,

Sont bruyants dans leurs faits et vains dans leurs paroles:

De leurs progrès sans cesse on les voit se targuer :

Ils n'ont point de faveur qu'ils n'aillent divulguer;
Et leur langue indiscrète en qui l'on se contiè
Déshonore l'autel où leur cœur sacrifie.

Mais des gens comme nous brûlent d'un feu discret
Avec qui, pour toujours, on est sûr du secret.
Le soin que nous prenons de notre renommée
Répond de toute chose à la personne aimée;

Et c'est en nous qu'on trouve, acceptant notre cœur,
De l'amour sans scandale, et du plaisir sans peur.
ELMIRE. Je vous écoute dire; et votre rhétorique
En termes assez forts à mon âme s'explique.
N'appréhendez-vous point que je ne sois d'humeur
A dire à mon mari cette galante ardeur,
Et que le prompt avis d'un amour de la sorte
Ne pût bien altérer l'amitié qu'il vous porte?

TARTUFE. Je sais que vous avez trop de bénignité,
Et que vous ferez grâce à ma témérité;
Que vous m'excuserez sur l'humaine faiblesse
Des violents transports d'un amour qui vous blesse,
Et considérerez, en regardant votre air,

Que l'on n'est pas aveugle, et qu'un homme est de chair. ELMIRE. D'autres prendraient cela d'autre façou peut-être ; Mais ma discrétion se veut faire paraître.

Je ne redirai point l'affaire à mon époux;
Mais je veux, en revanche, une chose de vous:
C'est de presser tout franc, et sans nulle chicane,
L'union de Valère avecque Mariane,

De renoncer vous-même à l'injuste pouvoir
Qui vent du bien d'un autre enrichir votre espoir;
Et...

SCÈNE IV.

ELMIRE, DAMIS, TARTUFE.

DAMIS (sortant du cabinet où il s'était retiré).

Non, madame, non; ceci doit se répandre;
J'étais en cet endroit d'où j'ai pu tout entendre;
Et la bonté du ciel m'y semble avoir conduit
Pour confondre l'orgueil d'un traître qui me nuit,
Pour m'ouvrir une voie à prendre la vengeance
De son hypocrisie et de son insolence,

A détromper mon père, et lui mettre en plein jour
L'âme d'un scélérat qui vous parle d'amour.

ELMIRE. Non, Damis; il suffit qu'il se rende plus sage,
Et tâche à mériter la grâce où je m'engage.
Puisque je l'ai promis, ne m'en dédites pas.
Ce n'est point mon humeur de faire des éclats;
Une femme se rit de sottises pareilles,
Et jamais d'un mari n'en trouble les oreilles.
DAMIS. Vous avez vos raisons pour en user ainsi :
Et pour faire autrement j'ai les miennes aussi.
Le vouloir épargner est une raillerie;
Et l'insolent orgueil de sa cagoterie
N'a triomphé que trop de mon juste courroux,
Et que trop excité de désordre chez nous.

Le fourbe trop longtemps a gouverné mon père
Et desservi mes feux avec ceux de Valère.
Il faut que du perfide il soit désabusé,

Et le ciel pour cela m'offre un moyen aisé.
De cette occasion je lui suis redevable,
Et pour la négliger elle est trop favorable :
Ce serait mériter qu'il me la vînt ravir,
Que de l'avoir en main et ne pas m'en servir.
ELMIRE. Damis...

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ORGON, ELMIRE, DAMIS, TARTUFE.

DAMIS. Nous allons régaler, mon père, votre abord
D'un incident tout frais qui vous surprendra fort.
Vous êtes bien payé de toutes vos caresses,

Et monsieur d'un beau prix reconnaît vos tendresses;
Son grand zèle pour vous vient de se déclarer.
Il ne va pas à moins qu'à vous déshonorer.

Et je l'ai surpris là, qui faisait à madame
L'injurieux aveu d'une coupable flamme.

Elle est d'une humeur douce, et son cœur trop discret
Voulait à toute force en garder le secret;
Mais je ne puis flatter une telle impudence,

Et crois que vous la taire est vous faire une offense. ELMIRE. Oui, je tiens que jamais de tous ces vains propos On ne doit d'un mari traverser le repos;

Que ce n'est point de là que l'honneur peut dépendre,
Et qu'il suffit pour nous de savoir nous défendre.
Ce sont mes sentiments: et vous n'auriez rien dit,
Damis, si j'avais eu sur vous quelque crédit.

SCÈNE VI.

ORGON, DAMIS, TARTUFE.

ORGON. Ce que je viens d'entendre, ô ciel! est-il croyable ?
Tartufe. Qui, mon frère, je suis un méchant, un coupable,
Un malheureux pécheur, tout plein d'iniquité,
Le plus grand scélérat qui jamais ait été.
Chaque instant de ma vie est chargé de souillures ;
Elle n'est qu'un amas de crimes et d'ordures;
Et je vois que le ciel, pour ma punition,

Me veut mortifier en cette occasion.

De quelque grand forfait qu'on me puisse reprendre,

Je n'ai garde d'avoir l'orgueil de m'en défendre.

Croyez ce qu'on vous dit, armez votre courroux,
Et comme un criminel chassez-moi de chez vous;
Je ne saurais avoir tant de honte en partage
Que je n'en aie encor mérité davantage.

ORGON (à son fils). Ah, traitre! Oses-tu bien par cette fausseté
Vouloir de sa vertu ternir la pureté !

DAMIS. Quoi ! la feinte douceur de cette âme hypocrite
Vous fera démentir!...

ORGON.

Tais-toi, peste maudite!
TARTUFE. Ah! laissez-le parler; vous l'accusez à tort,
Et vous ferez bien mieux de croire à son rapport.
Pourquoi sur un tel fait m'être aussi favorable?
Savez-vous, après tout, de quoi je suis capable?
Vous fiez-vous, mon frère, à mon extérieur?

Et, pour tout ce qu'on voit, me croyez-vous meilleur ?
Non, non vous vous laissez tromper à l'apparence;
Et je ne suis rien moins, hélas! que ce qu'on pense.
Tout le monde me prend pour un homme de bien;
Mais la vérité pure est que je ne vaux rien.

(S'adressant à Damis.) Oui, mon cher fils, parlez; traitez-moi de perfide,

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Je sais bien quel motif à l'attaquer t'oblige, Vous le haissez tous; et je vois aujourd'hui Femme, enfants et valets déchaînés contre luj, On met impudemment toute chose en usage Pour ôter de chez moi ce dévot personnage: Mais plus on fait d'efforts afin de l'en bannir, Plus j'en vais employer à l'y mieux retenir; Et je veux me bâter de lui donner ma fille, Pour confondre l'orgueil de toute ma famille. DAMIS. A recevoir sa main on pense l'obliger? ORGON. Oui, traître, et dès ce soir, pour vous faire Ah! je vous brave tous, et vous ferai connaître Qu'il faut qu'on m'obéisse, et que je suis le maître, Allons, qu'on se rétracte, et qu'à l'instant, fripon, On se jette à ses pieds pour demander pardon. DAMIS. Qui? moi! de ce coquin qui, par ses impostures!... ORGON. Ah! tu résistes, gueux, et lui dis des injures!

enrager,

Un baton, un bâton! (A Tartule.) Ne me retenez pas. (A son fils.) Sus, que de ma maison on sorte de ce pas, Et que d'y revenir on n'ait jamais l'audace. DAMIS. Oui, je sortirai; mais...

ORGON.

Vite, quittons la place. Je te prive, pendard, de ma succession, Et te donne, de plus, ma malédiction.

SCÈNE VII.

ORGON, TARTUFE.

ORGON. Offenser de la sorte une sainte personne!
TARTUFE. O ciel, pardonne-lui la douleur qu'il me donne !
(A Orgon.) Si vous pouviez savoir avec quel déplaisir
Je vois qu'envers mon frère on tâche à me noircir.....
ORGON. Hélas!
TARTUFE. Le seul penser de cette ingratitude
Fait souffrir à mon âme un supplice si rude...
L'horreur que j'en conçois... J'ai le cœur si serré,
Que je ne puis parler, et crois que j'en mourrai.
ORGON (Courant tout en larmes à la porte où il a chassé son fils).
Coquin, je me repens que ma main t'ait fait grâce,
Et ne t'ait pas d'abord assommé sur la place.

(A Tartufe.) Remettez-vous, mon frère, et ne vous fàchez pas.
TARTUFE. Rompons, rompons le cours de ces fâcheux débats.
Je regarde céans quel grand trouble j'apporte,
Et crois qu'il est besoin, mon frère, que j'en sorte.
ORGON. Comment! vous moquez-vous?

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ORGON. Non, en dépit de tous, vous la fréquenterez.
Faire enrager le monde est ma plus grande joie:
-Et je veux qu'à toute heure avec elle on vous voic.
Ce n'est pas tout encor pour les mieux braver tous,
Je ne veux point avoir d'autre héritier que vous;
Et je vais de ce pas, en fort bonne manière,
Vous faire de mon bien donation entière.
Un bon et franc ami, que pour gendre je prends,
M'est bien plus cher que fils, que femme et que parents.
N'accepterez-vous pas ce que je vous propose?
TARTUFE. La volonté du ciel,soit faite en toute chose!
LEGON. Le pauvre homme! Allons vite en dresser un écrit,
Et que puisse l'envie en crever de dépit!

ACTE QUATRIÈME.

SCÈNE PREMIÈRE.

CLEANTE, TARTUFE.

CLEANTE. Oui, tout le monde en parle, et vous m'en pouvez croire : L'éclat que fait ce bruit n'est pas à votre gloire;

Et je vous ai trouvé, monsieur, fort à propos
Pour vous en dire net ma pensée en deux mots.
Je n'examine point à fond ce qu'on expose;
Je passe là-dessus, et prends au pis la chose.
Supposons que Damis n'en ait pas bien usé,
Et que ce soit à tort qu'on vous ait accusé :
N'est-il pas d'un chrétien de pardonner l'offense,
Et d'éteindre en son cœur tout désir de vengeance?
Et devez-vous souffrir, pour votre démêlé,
Que du logis d'un père un fils soit exilé?

Je vous le dis encore, et parle avec franchise,
Il n'est petit ni grand qui ne s'en scandalise,

Et, si vous m'en croyez, vous pacifierez tout,
Et ne pousserez point les affaires à bout.
Sacrifiez à Dieu toute votre colère,

Et remettez le fils en grâce avec le père.

TARTUFE. Hélas! je le voudrais, quant à moi, de bon cœur :

Je ne garde pour lui, monsieur, aucune aigreur;

Je lui pardonne tout; de rien je ne le blâme,

Et voudrais le servir du meilleur de mon âme;

Mais l'intérêt du ciel n'y saurait consentir,
Et, s'il rentre céans, c'est à moi d'en sortir.
Après son action, qui n'eut jamais d'égale,
Le commerce entre nous porterait du scandale :
Dieu sait ce que d'abord tout le monde en croirait
A pure politique on me l'imputerait :

Et l'on dirait partout que, me sentant coupable,
Je feins pour qui m'accuse un zèle charitable;
Que mon cœur l'appréhende, et veut le ménager
Pour le pouvoir, sous main, au silence engager.
CLEANTE. Vous nous payez ici d'excuses colorées:

Et toutes vos raisons, monsieur, sont trop tirées.
Des intérêts du ciel pourquoi vous chargez-vous?
Pour punir le coupable a-t-il besoin de nous?
Laissez-lui, laissez-lui le soin de ses vengeances:
Ne songez qu'au pardon qu'il prescrit des offenses,
Et ne regardez point aux jugements humains
Quand vous suivrez du ciel les ordres souverains.
Quoi! le faible intérêt de ce qu'on pourra croire
D'une bonne action empêchera la gloire!

Non, non; faisons toujours ce que le ciel prescrit,
Et d'aucun autre soin ne nous brouillons l'esprit.
TARTUFE. Je vous ai déjà dit que mon coeur lui pardonne;
Et c'est faire, monsieur, ce que le ciel ordonne:
Mais, après le scandale et l'affront d'aujourd'hui,
Le ciel n'ordonne pas que je vive avec lui.
CLEANTE. Et vous ordonne-t-il, monsieur, d'ouvrir l'oreille
A ce qu'un pur caprice à son père conseille,
Et d'accepter le don qui vous est fait d'un bien
Où le droit vous oblige à ne prétendre rien?

TARTUFE. Ceux qui me connaîtront n'auront pas la pensée
Que ce soit un effet d'une âme intéressée.

Tous les biens de ce monde ont pour moi peu d'appas;
De leur éclat trompeur je ne m'éblouis pas :
Et, si je me résous à recevoir du père
Cette donation qu'il a voulu me faire,

Ce n'est, à dire vrai, que parce que je crains

Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains; Qu'il ne trouve des gens qui, l'ayant en partage, En fassent dans le monde un criminel usage, Et ne s'en servent pas, ainsi que j'ai dessein, Pour la gloire du ciel et le bien du prochain. CLEANTE. Eh! monsieur, n'ayez point ces délicates craintes Qui d'un juste héritier peuvent causer les plaintes. Souffrez, sans vous vouloir embarrasser de rien, Qu'il soit à ses périls possesseur de son bien; Et songez qu'il vaut mieux encor qu'il en mésuse, Que si de l'en frustrer il faut qu'on vous accuse. J'admire seulement que, sans confusion, Vous en ayez souffert la proposition. Car enfin le vrai zèle a-t-il quelque maxime Qui montre à dépouiller l'héritier légitime? Et, s'il faut que le ciel dans votre cœur ait mis Un invincible obstacle à vivre avec Damis, Ne vaudrait-il pas mieux qu'en personne discrète Vous fissiez de céans une honnête retraite, Que de souffrir ainsi, contre toute raison, Qu'on en chasse pour vous le fils de la maison? Croyez-moi, c'est donner de votre prud'hommie, Monsieur...

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