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celle du MÉDECIN malgré lui et de George Dandin (1); « mais tout cela, »> ainsi que l'a dit J.-B. Rousseau, « est revêtu du style le plus bas et le plus ignoble qu'on puisse imaginer. Ainsi le fond de la farce peut être de Molière: on ne l'avait point porté plus haut de ce temps-là; mais, comme toutes les farces se jouaient à l'improvisable, à la manière des Italiens, il est aisé de voir que ce n'est point lui qui en a mis le dialogue sur le papier, et ces sortes de choses, quand même elles seraient meilleures, ne doivent jamais être comptées parmi les ouvrages d'un homme de lettres (2). » Cependant Boileau regrettait la perte du DocTEUR AMOUREUX, autre bouffonnerie du même genre, « parce que, disaitil, il y a toujours quelque chose d'instructif et de saillant dans ses moindres ouvrages (3). »

De graves autorités nous portent à penser que Molière, se souvenant de l'accueil qu'il avait reçu à Lyon en 1653, y retourna avec sa troupe au commencement de 1657. Il paraît y avoir donné une première représentation au profit des pauvres le 19 février, et une seconde, avec la même destination, le 41 juin suivant.

Au mois de décembre de l'année 1657, la troupe nomade se rendit à Avignon, où elle avait déjà également joué en 1653. Molière y rencontra Mignard, qui, revenant d'Italie, où il avait séjourné pendant vingtdeux ans, s'était arrêté dans le Comtat pour dessiner les antiques d'Orange et de Saint-Remi, et pour faire le portrait de la trop fameuse marquise de Gange. C'est là que se contracta entre ces deux hommes célèbres une union qui concourut, pour ainsi dire, à leur gloire mutuelle : Mignard laissa à la postérité le portrait de son ami; Molière, nouvel Arioste d'un autre Titien, consacra son poëme du VAL DE GRACE à célébrer le talent de son peintre (4).

Tourmenté du désir de venir à Paris pour rivaliser avec les comédiens de l'hôtel de Bourgogne, notre auteur, après avoir passé le carnaval à Grenoble, se rendit à Rouen, vers les fêtes de Pâques de l'année 1658. Il fit, dans le courant de l'été, plusieurs absences de cette ville pour venir sonder les dispositions du prince de Conti et du cardinal Mazarin, et, après maintes démarches, ses vœux furent enfin comblés. Son protecteur le recommanda à MONSIEUR; celui-ci le présenta lui-même au roi et à la reine, et il parvint à être autorisé à donner une représenta

tion à Paris.

Le 24 octobre suivant, sa troupe joua, devant la famille royale, sur un théâtre qu'on avait fait dresser exprès dans la salle des gardes au vieux Louvre, la tragédie de NicOMEDE de Corneille. La présence des comédiens de l'hôtel de Bourgogne, qui assistaient à cette représentation, dut exciter encore l'émulation de ces débutants. Les actrices surtout obtinrent beaucoup d'applaudissements par leurs talents et leurs charmes. Mais, comme Molière ne se dissimulait pas que la troupe de ses rivaux était supérieure à la sienne dans le tragique, il tenait à donner une idée de son savoir-faire dans la comédie, où elle était plus exercée. Il s'avança donc vers la rampe, et, suivant le récit d'un de ses camarades, « après avoir remercié Sa Majesté, en des termes très-modestes, de la bonté qu'elle avait eue d'excuser ses défauts et ceux de toute sa troupe, qui n'avait paru qu'en tremblant devant une assemblée si auguste, il lui dit que l'envie qu'ils avaient eue d'avoir l'honneur de divertir le plus grand roi du monde leur avait fait oublier que Sa Majesté avait à son service d'excellents originaux, dont ils n'étaient que de très faibles copies; mais que, puisqu'elle avait bien voulu souffrir leurs manières de campagne, il la suppliait très-humblement d'avoir pour agréable qu'il lui donnât un de ces petits divertissements qui lui avaient acquis quelque réputation, et dont il régalait les provinces. >>

L'usage de jouer des pièces en un acte ou en trois après des pièces en cinq, qui, depuis ce jour, a été conservé, sans interruption, jusqu'à nous, était alors abandonné. Louis XIV agréa l'offre de Molière, qui dans l'instant fit représenter le DOCTEUR AMOUREUX. L'auteur-acteur provoqua des rires unanimes par le comique de son jeu dans le principal rôle de cette bluette.

Le roi leur permit de s'établir sous le titre de TROUPE de Monsieur, et de jouer alternativement avec les comédiens italiens sur le théaire du Petit-Bourbon, situé vis-à-vis le cloître Saint-Germain-l'Auxerrois, dans Ja rue des Poulies, qui descendait alors jusqu'au quai. Ils vinrent s'y fixer, et commencèrent leurs représentations le 5 novembre 1658 (5). Le duc d'Orléans, qui leur accorda sa protection et le titre de ses comédiens, y joignit le brevet de 300 livres de pension pour chacun d'eux. Mais la Grange, qui nous fait connaître ces circonstances, ajoute « Nora que les 300 livres n'ont point été payées. » La troupe de Molière se composait alors des deux frères Béjart, de

(1) Voir notre édition des Œuvres de Molière, t. IV, p. 285 et suiv., et t. VI, p. 161 et suiv.

(2) Euvres de J.-B. Rousseau, avec des notes par M. Amar, t. V, p. 320. (5) Bolæana, Amsterdam, 1742, p. 31.

(4) Vie de Mignard, p. 55, - OEuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. I, p. 55.

Gri

(5) Préface de l'édition des Œuvres de Molière de 1682, par la Grange. marest, p. 28 et suiv.- Voltaire, Vie de Molière, 1739, p. 14 et suiv. - Mémoires bur la vie et les ouvrages de Molière, p. xxj. Histoire du Théâtre français, t. VII, p. 289, note. Petitot, p. 15,

du Parc, de du Fresne, de de Brie, de Croisac (gagiste à deux livres par jour), et de mesdemoiselles Béjart, du Parc, de Brie et Hervé (1), Depuis l'année 1642, époque à jamais célèbre par l'apparition sur notre horizon littéraire du plus brillant météore qui l'eût éclairé jusquelà, du MENTEUR de Corneille, la Thalie française n'avait attiré le public à ses jeux que par les turlupinades de Scarron, et par les intrigues romanesques de Rotrou. Aucun ouvrage n'avait encore rappelé la gaieté, la grâce aimable et la noble élévation dont le créateur de notre double scène avait empreint ses rôles de Cliton, de Dorante et de Géronte, quand un comédien, directeur d'une troupe nomade, qui, bien qu'âgé déjà de trente deux ans, n'avait encore composé que quelques farces pour subvenir aux besoins de ses camarades, et non pour travailler à sa gloire, fit représenter dans la province où cette caravane comique se trouvait alors deux comédies en cinq actes et en vers. Une telle entreprise dut paraître bien hasardeuse de la part d'un pauvre histrion ambulant; mais cet histrion était Molière, ces pièces étaient l'ETOUrdi et le Dépit Amou¬ REUX. Nous avons déjà dit que leur succès avait été complet à Lyon et à Montpellier. Elles furent non moins bien accueillies à Paris, où il les fit représenter dans le mois qui suivit son installation au théâtre du PetitBourbon. La Grange nous apprend qu'elles y passèrent pour nouvelles, et que chacune d'elles, frais déduits, produisit 70 pistoles à chacun des acteurs, alors au nombre de dix.

Ce succès est plus que suffisamment justifié par la supériorité de ces comédies sur celles du répertoire d'alors; il pourrait l'être également par leur mérite réel. En effet, on trouverait difficilement, même dans Molière, une pièce aussi fortement intriguée que la première. Quel nerf! quelle habileté dans le rôle de Mascarille! quel ensemble! quelle suite dépits, des raccommodements amoureux, et de tous ces riens chardans ses menées! Dans la seconde, quel tableau touchant et vrai des mants, brillante aurore du bonheur ! Chaque spectateur est juge, et juge très-compétent, de ces sortes de scènes parce qu'il n'en est aucun qui n'y ait joué plus d'une fois un rôle. Eh bien ! quel est le cœur assez glacé pour y trouver un trait à reprendre, un mot à blâmer? Quel est I homme qui, ayant aimé, ne serait, en voyant le manége de Lucile et Harpe dans une autre occasion, et de répéter ce mot de Sadi: «Voilà d'Eraste (2), près de tomber aux genoux de Molière, comme le dit la celui qui sait comme on aime! >>

Toutefois, malgré les scènes pleines de mouvement et de vérité de ses premières pièces, on ne saurait s'empêcher de lui reprocher de n'y être point encore lui-même. Presque tout ce qui lui appartient en propre dans ces deux productions, comnie tout ce qu'il a emprunté à ses devanciers, est dans le goût des théâtres latin, espagnol et italien. Ce sont les intrigues d'esclaves, les menées de valets et les vieillards dupés du premier: les aventures extraordinaires et accumulées du setait de se montrer supérieur à ses prédécesseurs et à ses contempocond, et quelquefois les trivialités du troisième. Molière enfin se contenrains; mais il n'osait encore aborder la représentation de la vie humaine, unique source du vrai comique, alors ignorée, et depuis si souvent mé

connue.

L'année 1659 fut heureuse pour sa troupe et pour sa propre gloire. Après la rentrée de Pâques, il vit bien son camarade du Fresne se retile théâtre du Marais, qu'ils devaient du reste abandonner à son tour, à rer à Argentan, son pays natal: du Parc et sa femme l'abandonner pour Pâques 1660, pour revenir à Molière; il se priva même des services modestes du gagiste Croisac : mais en compensation il enrôla un farceur en renom, Jodelet, et son frère de l'Epy, tous deux du Marais, et trois autres acteurs, nouveaux à Paris, du Croisy, sa femme et la Grange. Il ne craignit pas plus tard de confier le rôle de Tartufe à du Croisy, qui le créa avec beaucoup de talent. Quant à la Grange, doué d'une intelligence parfaite, d'une rare aménité de mœurs, et sûr dans le commerce de la vie, il devint l'ami de Molière, et donna, en 1682, avec Vinot, la première édition complète des œuvres de notre auteur.

Le 18 novembre, on applaudit pour la première fois la charmante comédie des PRÉCIEUSES RIDICULES. Avant d'apprécier cet ouvrage, et de parler de son succès et de ses effets, un coup d'œil rapidement jeté sur la société d'alors nous mettra mieux à même de calculer tout ce que le poëte avait à faire en s'armant du fouet de la satire, de constater tout ce qu'il a fait.

Il existait à Paris une réunion d'hommes instruits, de femmes remarquables par leur rang et leur esprit, dont les classes un peu élevées de la capitale se faisaient un devoir de prendre le ton et les manières, et que la province elle-même s'empressait déjà de singer. Cette société tenait ses séances à l'hôtel Rambouillet. C'était là que se rendaient chaque jour la Rochefoucauld, Chapelain, Conrart, Cotin, Pellisson, Voiture, Balzac, Segrais, Bussy-Rabutin, Benserade, Desmarets, Ménage, Vangelas, et beaucoup d'autres hommes non moins célèbres alors. La princesse mère du grand Condé, sa fille, depuis madame de Longueville, mademoiselle de Scudéri, madame de la Suze, nombre d'autres femmes aussi distinguées, et, comme pour contraster avec le ton général de la

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société, madame de Sévigné, en étaient le charme et l'ornement. Ce berceau du mauvais goût, son origine, et les diverses phases de sa gloire, nous forcent à entrer dans quelques détails que leur bizarrerie nous fera peut-être pardonner. Après l'avénement de Louis XIII, dans cet interrègne des discordes civiles où te fanatisme et l'ambition firent place pour trop peu de temps à l'amour des lettres, une femme d'une haute naissance, d'un caractère aimable, d'un esprit cultivé, Catherine de Vivonne, épouse du marquis de Rambouillet, voulut élever chez elle un autel aux belles-lettres. Elle sut y attirer le concours de personnages célèbres; mais on n'y sacrifia guère qu'à l'afféterie. Dame de toutes les pensées, idole de tous les cultes, madame de Rambouillet se vit chantée par les lyres de tous les poëtes qui composaient sa cour. Malheureusement son prénom de Catherine n'avait rien de galant ni de poétique. Le vieux Malherbe prit à tâche de réparer les torts qu'un parrain peu roma. nesque avait eus envers elle. Arthénice, Eracinthe et Carinthée sont les seuls anagrammes que Racan et lui purent composer avec ce nom. Le premier fut choisi pour le remplacer, et, en 1672, Fléchier, consacrant ainsi ce ridicule, s'en servit pour la désigner dans l'oraison funèbre de madame de Montausier, sa fille : « Souvenez-vous, mes frères, dit l'orateur chrétien, de ces cabinets que l'on regarde encore avec tant de vénération, où l'esprit se purifiait, où la vertu était révérée sous le nom de l'incomparable Arthenice, où se rendaient tant de personnages de qualité et

de mérite qui composaient une cour choisie, nombreuse, saus confusion, modeste sans contrainte, savante sans orgueil, polie sans affectation. » C'est pour suivre ce noble exemple que Cathos et Madelon des PRÉCIEUSES RIDICULES, abjurant la légende, se fout appeler Aminte et Polixène (1).

La maison de madame de Rambouillet offrit un nouvel attrait lorsque Julie d'Angennes, sa fille, commença à paraître dans le monde. Elle était faite pour y obtenir de véritables succès; mais l'affectation dans laquelle elle avait été élevée, le faux esprit qu'on lui avait inspiré dès son enfance, lui avaient ravi tout moyen de plaire aux gens que n'avait

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celui qui est faux et où l'imagination a le plus de part. >>

Les usages de ces coteries n'étaient pas moins bizarres que les discours qui s'y tenaient. Les femmes affectaient entre elles une exagération romanesque de sentiments. Elles ne s'appelaient que ma chère, et ce mot avait fini par servir à les désigner généralement.

Une chère, une précieuse devait se mettre au lit à l'heure où sa société habituelle lui rendait visite. Chacun venait se ranger dans son alcove, dont la ruelle était ornée avec recherche. Pour être admis à ces cercles, il fallait avoir prouvé qu'on connaissait, comme le dit Madelon, le fin des choses, le grand fin, le fin du fin, et y être présenté par un des hommes qui y donnaient le ton. Les abbés de Bellebat et du Buisson avaient, selon le DICTIONNAIRE DES PRÉCIEUSES de Saumaise, le titre de grands introducteurs des ruelles. C'était chez eux, chez le premier surtout, que les jeunes gens allaient s'instruire des qualités indispensables aux hommes qui voulaient fréquenter les cercles des chères (1).

Mais, outre ces profes en l'art des précieuses et ces jeunes initiés, on rencontrait encore chez chaque femme un individu qui, revêtu du titre singulier d'alcoviste, était son chevalier servant, l'aidait à faire les

honneurs de sa maison et à diriger la conversation. Un pareil rôle, par la familiarité qu'il exigeait entre les précieuses et ceux qui le remplissaient auprès d'elles, semblerait aujourd'hui devoir être une source de désordres et une cause de scandale. Il n'en produisait alors aucun, et ne donnait pas même lieu à la moindre interprétation maligne. Saint-Evremont s'est chargé de nous donner l'explication de l'innocence de ses effets: « L'alcoviste, dit-il, n'était que pour la forme, parce qu'une précieuse faisait consister son principal mérite à aimer tendrement son amant sans jouissance, et à jouir solidement de son mari avec aversion. >>

Voilà les extravagances, voilà les folies en action que Corneille, que Bossuet, et les personnages justement célèbres que nous avons déjà nommés semblaient sanctionner par la fréquentation des salons qui en étaient

(1) Œuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. II. Avertissement sur les Précieuses ridicules.

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il nous faudra brûler ce bain que nous avons adoré et d adorer ce que nous avons brûlé. » Cela arriva com-jh me je l'avais prédit; et, dès cette première représentation, on revint du galimatias et du style force (1)».

Emporté par son admiration soudaine pour un comique si franc, un vieillard, auquel cet ouvrage révélait un Ménandre nouveau, s'écria du milieu du parterre: « Courage, Molière! voilà la véritable comédie (2)!» Ce mot, qui est devenu le jugement de la postérité, est remarquable sans doute; p mais, comme l'a dit la Harpe, «il n'est que le suf-34 frage de la raison, tandis que celui de Ménage ste le sacrifice de l'amourpropre et le plus grand triomphe de la vérité. »

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dans la préface, où, tout en s'excusant de le faire, il rai le encore les originaux qu'il a pris pour modèles, il crut devoir cependant, pour détourner de lui la colère de personnages puissants, déclarer qu'il n'avait pas eu en vue les véritables précieuses, mais celles qui les imitaient mal (car on attachait alors à ce mot le sens le plus avantageux), et protester même que c'était contre son gré qu'il publiait son ouvrage. Il serait inexact de dire que cette victoire remportée sur l'ambitieuse déraison la détruisit entièrement; mais il est certain du moins que ses défenseurs confus se dispersèrent, et n'osèrent même pas faire entendre de plaidoyer en sa faveur. Le style contourné et amphigourique fut abandonné; et, s'il resta encore aux femmes pendant un certain temps une prétention pédantesque au savoir, ne devons-nous pas nous en réjouir, puisque ce fut ce ridicule rebelle et invétéré qui provoqua le second manifeste de Molière, l'admirable comédie des FEMMES SAVANTES? On devine bien cependant que, si les faiseurs de madrigaux à la Mascarille et les nombreuses Cathos que notre auteur avait joués ne crurent pas devoir élever la voix contre ce sanglant arrêt, les ennemis de sa gloire n'imitèrent pas leur silence, et que rien ne fut épargné pour ravaler le mérite de la nouvelle production.' La tourbe des envieux fut en émoi, et, dans l'aveuglement de leur haine, ils ne trouvèrent rien de mieux que de l'accuser de tirer toutes ses pièces de Guillot-Gorju, un des plus misérables farceurs de ce siècle.

Il l'encouragea, loua ses dispositions, et lui fit don de cent louis.

Le succès des PRECIEUSES fut tel à la première représentation, que, dès la seconde, la troupe doubla le prix des places (3). A ce chorus d'applaudissements vinrent encore se joindre ceux de la cour. L'ouvrage fut envoyé au bas des Pyrénées, où elle se trouvait occupée à débattre de grands intérêts. Il y reçut le même accueil qu'à Paris. On assure que Molière, éclairé par ce double succès, dit alors: « Je n'ai plus que faire d'étudier Plaute et Térence, ni d'éplucher les fragments de Ménandre; je n'ai qu'à étudier le monde (4) ». Il livra sa pièce à l'impression; mais,

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Ici commence, pour Molière et pour notre théâtre, une ère toute nouvelle. Jusque-là imitateur habile, quelquefois rival heureux des Latins et des Italiens, il ne nous avait intéressés qu'aux ruses d'un valet on aux amours de deux jeunes gens. Dès ce moment, il s'engage à nous faire rire aux dépens de nos ridicules; il se propose pour but de nous en corriger. Répétons-lui avec le vieillard du parterre: «Courage! voilà la bonne comédie! »

On est faché de le voir, après avoir donné une si grande, une si noble direction aux jeux de la scène, revenir aussitôt à ce genre d'intrigne qu'il semblait avoir abandonné. Sans doute on retrouve dans SGANARELLE ou le Cocu IMAGINAIRE quelques traits assez fidèles des mœurs des petits bourgeois de ce temps, qui, aimant bien leurs femmes, les bat

taient mieux encore. Mais quelle intention morale peut-on supposer à l'auteur? Quel travers, quel défaut, quel vice a-t-il cu dessein de signaler, de corriger ou de punir? Nous ne le devinons pas; à moins cependant que la moralité de la pièce ne soit renfermée dans ces deux vers aux maris trompés:

Quel mal cela fait-il? La jambe en devient-elle Plus tortue après tout, et la taille moins belle?

Et, dans ce cas, Molière, que nous verrons si malheureux de ses infortunes conjugales, Molière, qui, pour nous servir de l'image plaisante de la Fontaine, en mettait son bonnet

Moins aisément que de coutume,

eût bien dû se persuader tout le premier ce qu'il cherchait à faire croire

aux autres. Mais non, il n'eut évidemment d'autre but que celui de salle était nécessaire pour le bâtiment du Louvre, et que, les dedans de faire rire; et il était difficile, à la vérité, de le mieux atteindre. Néan- la salle, qui avaient été faits pour les ballets du roi, appartenant à Sa moins, on regrette que ce soit fréquemment aux dépens de la vérité. Majesté, il n'avait pas cru qu'il fallut entrer en considération de la CoLe personnage de Sganarelle est trop souvent invraisemblable pour of-médie pour avancer le dessein du Louvre. La méchante intention de frir toujours de l'intérêt, trop souvent bouffon pour être toujours comique; c'est un de ces caractères de convention, une de ces caricatures de fantaisie, assemblage bizarre de trivialité et de boune plaisanterie, de verve et de grossièreté, que les auteurs qui précédèrent Molière avaient naturalisés sur notre scène, et qu'il en expulsa après s'être courbé devant l'idole, comme pour la renverser plus sûrement.

Quoi qu'il en soit du mérite de cette pièce, son succès fut tel, dès la première représentation, donnée le 28 mai, qu'elle attira constamment la foule pendant plus de trente représentations, malgré la chaleur de la saison et les fêtes du mariage de Louis XIV et de Marie-Thérèse, célébré à Fontarabie le 3 juin 1660; fêtes qui forcèrent toute la cour à se rendre dans le midi de la France (1).

Aux cris des zoïles effrayés de la vogue de Molière se joignirent les plaintes d'un pauvre bourgeois dont le dépit n'avait pas la même cause. La beauté et l'humeur avenante de sa femme lui avaient procuré une juste mais malheureuse célébrité. Il se persuada que c'était lui que l'auteur avait mis en scène, sous le nom de Sganarelle, et en témoigna hautement son ressentiment. Il voulait l'attaquer, mais un ami obligeant s'efforça de lui faire entendre qu'il n'y avait rien de commun entre lui et un mari dont les affronts n'étaient qu'imaginaires; et, soit qu'il sentit toute la justesse de cette réflexion, soit plutôt qu'il désespérat de mettre les rieurs de son côté, il prit le parti de garder le silence et de ne pas retourner voir la pièce.

Le second titre de cette comédie, celui qu'on lui donnait et qu'on lui donne encore le plus ordinairement, nous paraît aujourd'hui d'une licence intolérable; mais ce mot qui nous choque si fort, ce mot, qu'on ne trouve plus que dans le vocabulaire du bas peuple, le mot cocu, enfin, puisqu'il faut le prononcer, était autrefois employé par les gens de la meilleure compagnie. La correspondance charmante d'une femme dont Bussy lui-même n'a jamais cherché à attaquer les mœurs, de madame de Sévigné, nous l'offre mainte et mainte fois, même dans les lettres adressées à sa fille. On le rencontre nou moins souvent encore dans un monument historique du même temps, les Mémoires du cardinal de Retz. Nous devons citer surtout, pour donner une juste idée de l'innocence, nous allions dire du crédit de cette expression, dans le grand siècle, une réponse d'une dame Loiseau, bourgeoise riche, et renommée par la vivacité de ses saillies. Le roi, l'apercevant un jour à son cercle, et voulant mettre ce talent à l'épreuve, dit à la duchesse de *** de l'attaquer. « Quel est l'oiseau le plus sujet à être cocu? lui deinanda aussitôt la duchesse. C'est le duc, madame, » répondit la spirituelle interlocutrice; et l'on ne dit pas que la demande, qui passerait aujourd'hui pour licencieuse dans la bouche d'une femme, ait en aucune façon choqué la cour et le roi, et les ait empêchés d'applaudir à la repartie (2). Molière eut recours, dans cette même année, à la bonté du monarque, qui, par un amour-propre bien entendu, protégeait avec empressement toutes les gloires de son royaume; qui, s'entourant de tous les lauriers, de toutes les palmes, en faisait, selon l'expression d'un de nos écrivains, des fleurons de sa couronne, et semblait se dire, du moins avec un noble orgueil : « L'Etat, c'est moi (5) ». La salle du Petit-Bourbon, où la troupe de Molière donnait ses représentations, fut abattue vers la fin d'octobre, lorsqu'on eut résolu de bâtir la colonnade du Louvre; admirable chefd'œuvre dont l'auteur, Claude Perrault, eut, pendant quelque temps, la crainte de voir préférer à son plan celui du cavalier Bernin. Louis XIV accorda à Molière la salle du Palais-Royal (4). Richelieu l'avait fait batir pour la représentation de Miramie, tragédie jouée en 1639, sous le nom de Desmarets, dans laquelle il avait composé plus de cinq cents vers, et dont la mise en scene lui coûta, selon Gui Patin, cent mille écus, trois cent mille selon d'autres contemporains (5); selon tous, sa réputation de bel esprit. C'est cette même salle qui, consacrée, après la mort de Molière, à la représentation des tragedies lyriques, appelées depuis opéras, fut détruite en 1765 par un incendie, et qui, reconstruite peu après, fut incendiée de nouveau le 8 juin 1781. La troupe de Molière y débuta le 20 janvier 1661 par le DEPIT AMOUREUX et le COCU IMAGINAIRE. Laissons la Grange nous raconter les causes et les soucis de ce déplacement, Son récit, simple et seuti, est plus propre à bien faire connaître Molière et ses relations avec ses camarades que des pages plus brillantes et des phrases plus sonores:

« Le lundi XI octobre, le théâtre du Petit-Bourbon commença à être démoli par M. de Ratabon, surintendant des bâtiments du roi, sans en avertir la troupe, qui se trouva fort surprise de demeurer sans théâtre. On alla se plaindre au roi, à qui M. de Ratabon dit que la place de la

(1) Mémoires secrets de M. le comte de Bussy-Rabutin, Amsterdam, 1768, p. 20. - Anquetil, Louis XIV, sa cour et le régent, t. I, p. 30 et suiv. (2) Ménagiana, édition de 1715, t. II, P. 79.

(3) Théatre français, première livraison; Notice sur le Tartufe, par M. Etienne. (4) Muse historique de Loret, du 30 octobre 1660. Voltaire, Vie de Molière, 1759, p. 17. -Histoire du Théatre français, t. VII, p. 239. OEuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. II, p. 107.

(5) Histoire de l'Académie française, par Pellisson, édit. de 1743, t. I, p. 106.

M. de Ratabon était apparente. Cependant la troupe, qui avait le bonheur de plaire au roi, fut gratifiée par Sa Majesté de la salle du Palais-Royal, Monsieur l'ayant demandée pour réparer le tort qu'on avait fait à ses comédiens; et le sieur de Ratabon reçut un ordre exprès de faire les grosses réparations de la salle du Palais-Royal: il y avait trois poutres de la charpente pourries et étayées, et la moitié de la salle découverte et en ruine. La troupe commença, quelques jours après, à faire travailler au théatre, et demanda au roi le don et la permission de faire emporter les loges du Bourbon et autres choses nécessaires pour leur nouvel établissement, ce qui fut accordé, à la réserve des décorations, que le sieur de Vigarani, machiuiste du roi, nouvellement arrivé à Paris, se réserva, sous prétexte de les faire servir au palais des Tuileries; mais il les fit brûler jusques à la dernière, afin qu'il ne restàt rien de l'invention de son prédécesseur, qui était le sieur Torelli, dont il voulait ensevelir la mémoire. La troupe, en butte à toutes ces bourrasques, eut encore à se parer de la division que les autres comédiens de l'Hôtel de Bourgogne et du Marais voulurent semer entre eux, leur faisant diverses propositions pour en attirer, les uns dans leur parti, les autres dans le leur, Mais toute la troupe de Mousieur demeura stable. Tous les acteurs aimaient le sieur de Molière, leur chef, qui joignait, à un mérite, une capacité extraordinaires, une honnêteté et une manière engageante qui les obligea tous à lui protester qu'ils voulaient courir sa fortune et qu'ils ne le quitteraient jamais, quelque proposition qu'on leur fit et quelque avantage qu'ils pussent trouver ailleurs. Sur ce fondement, le bruit se répandit dans Paris que la troupe subsiste, qu'elle s'établit au Palais-Royal avec la protection du roi et de Monsieur. » Pendant cette suspension de plus de trois mois, ils allèrent jouer plusieurs fois la comédie à la ville, c'était ce qu'on appelait aller en visite; ils en firent chez des grands seigneurs, le maréchal d'Aumont, le duc de Roquelaure, le duc de Mercœur; ils en firent également chez des financiers, et notamment chez Fouquet, qui se montra de beaucoup le plus généreux de tous les visités. Enfin ils jouèrent six fois au palais du Louvre et à Vincennes, et la munificence du roi, comme la rémunération privée, les indemnisèrent à cette occasion par une somme de 5,115 livres (1).

La salle du Palais-Royal ne fut point inaugurée par un triomphe; et le peu de succès de la première nouveauté qui y fut jouée, le 4 février, dut faire regretter à Molière les beaux jours du théâtre du Petit-Bourbon.

Ses deux premières pièces, après avoir charmé la province, étaient venues faire les délices de Paris; les PRÉCIEUSES RIDICULES avaient jeté l'alarme dans le camp de l'hôtel Rambouillet; le COCU IMAGINAIRE avait transporté de fureur l'honnête bourgeois dont nous avons parlé et un grand nombre d'autres, ses compagnons d'infortune: on avait attribué par envie le succès de ces derniers ouvrages au mérite dont Molière avait fait preuve en en remplissant les principaux rôles : de là grande jalousie de la part des comédiens de l'hôtel de Bourgogne, puissamment protégés, et qui, tout en joignant leurs voix au chorus d'improbation contre les pièces, auraient bien voulu qu'on portât le même jugement sur le talent de l'acteur, auquel ils gardaient d'ailleurs rancune pour certaine épigramme des PRÉCIEUSES: beaux esprits, femmies savantes, maris trompés, acteurs en vogue, tous conspiraient contre l'auteur; et l'on pouvait prévoir le sort du PRINCE JALOUX.

tique justifièrent toutes les espérances de la cabale. La pièce disparut Le genre faux de la pièce et le jeu de Molière déplacé dans le dramade l'affiche après la cinquième représentation (2).

Mais un grand succès naît quelquefois d'un grand revers: c'est à la pardonner ERYPHILE: les sifflets, accompagnement ordinaire de Don malheureuse tragédie de THÉODORE que nous devons HERACLIUS; ZAIRE fit GARCIE, se changerent en fanfares de gloire pour accueillir le tuteur d'Isabelle. Ce fut le 24 juin que Moliere se vengea de ses ennemis par le succès de l'ECOLE DES MARIS. Cette pièce, qui, malgré les efforts des envieux, obtint d'abord les applaudissements de Paris, fut ensuite représentée dans une réjouissance donuée par Fouquet, le 12 du mois suivant, dans sa magnifique terre de Vaux. La reine d'Angleterre, Monsieur, frère du roi, et Henriette d'Angleterre, que ce prince venait d'épouser, y assistaient, et joignirent leurs augustes suffrages à ceux que celle excellente comédie avait déjà su se concilier (3).

Le nom du trop fameux surintendant se rattache également à un autre triomphe de Molière. Les FACHEUX furent représentés le 17 août chez ce favori et cette victime de l'inconstante fortune, dans une fète à jamais mémorable. Tous les mémoires du temps (4) s'accordent à vanter la magnificence de la réception que fit au roi et à toute sa cour ce Mécène

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financier, qui avait, comme l'a fait observer l'historien de notre fabuliste, Pellisson pour premier commis, le Nôtre pour dessinateur de ses jardins, le Brun pour décorateur de ses palais, Molière pour composer ses divertissements, la Fontaine pour poëte ordinaire (1).

Mazarin n'était plus, et sa mort avait ouvert un vaste champ à toutes les ambitions. Fouquet, aspirant à la succession de ce ministre, avait sur ses rivaux la supériorité que donne une immense fortune. Afin de mettre dans tout son jour ce titre au portefeuille, il voulut recevoir sou roi dans une fête qui étalât à ses yeux tous les brillants prestiges des arts.

Pour réunir toutes ces merveilles par un lien commun, Fouquet pria Molière de composer une comédie qui comportât de nombreux divertissements: ils furent confiés à Beauchamp, et ne se ressentirent que peu de la précipitation avec laquelle ils avaient été ajoutés à la pièce. Le Brun interrompit un moment ses Victoires d'Alexandre pour peindre les décorations théâtrales; Torelli fut chargé de les mettre en mouvement; enfin Pellisson, sans pressentir, non plus que Fouquet, l'orage qui menaçait leurs têtes, composa le prologue que débita la naïade Béjart, morceau remarquable par l'élégance et la pureté du style.

Le charme et l'admirable effet que l'on devait attendre de la réunion de tant de talents divers furent encore surpassés par l'émulation que la présence de Louis XIV communiqua aux artistes. La grossesse de la reine l'avait empêchée d'accompagner son époux; mais un grand nombre de seigneurs, de princes, Monsieur, Madame, et la reine-mère, assistaient également à cette fête. La Fontaine, qui s'y trouvait, nous en a laissé le récit dans une lettre adressée à M. de Maucroix (1). On se promena d'abord dans le parc, au milieu des jets d'eau et des cascades qui jaillissaient de toutes parts. Bientôt après, on se rendit dans Ja salle où était servi un repas digue de l'amphitryon et des conviés. On gagna ensuite une allée de sapins où le théâtre se trouvait dressé. Molière nous apprend lui-même, dans son avertissement, que, « d'abord que la toile fut levée, il parut sur le théâtre en habit de ville, et, s'adressant au roi avec le visage d'un homme surpris, fit des excuses sur ce qu'il se trouvait là seul et manquait de temps et d'acteurs pour donner à Sa Majesté le divertissement qu'elle semblait attendre. » En même temps, au milieu de vingt jets d'eau naturels, un rocher se changea en une coquille, d'où sortit bientôt après la naïade Béjart, chargée de dé biter le prologue de Pellisson. Cette coquille fut une des merveilles qui cbarmènent le plus les spectateurs. La Fontaine ne l'oublie pas dans son récit, et elle devint le sujet de plusieurs chansons, dont une se termine ainsi :

Peut-on voir nymphe plus gentille Qu'était Béjart l'autre jour? Lorsqu'on vit ouvrir sa coquille, Tout le monde disait à l'entour, Lorsqu'on vit ouvrir sa coquille : Voici la mère d'Amour (3).

Les FACHEUX, rendus avec un parfait ensemble, reçurent de fréquentes marques d'approbation. L'esprit et l'art dont l'auteur avait fait preuve firent pardonner ce genre, alors tout nouveau, de pièces à tiroir. La Fontaine, dans sa lettre déjà citée, dit de cette production d'un homme dont il appréciait dès lors le génie, comme il devait plus tard apprécier les qualités de son cœur :

C'est un ouvrage de Molière :
Cet écrivain, par sa manière,
Charme à présent toute la cour:
J'en suis ravi, car c'est mon homme.
Te souvient-il bien qu'autrefois
Nous avons conclu d'une voix
Qu'il allait ramener en France
Le bon goût et l'air de Térence ?
Plaute n'est plus qu'un plat bouffon,
Et jamais il ne fit si bon

Se trouver à la comédie;

Car ne pense pas qu'on y rie

De maint trait jadis admiré,

Et bon in illo tempore.

Nous avons changé de méthode;
Jodelet n'est plus à la mode,
Et maintenant il ne faut pas
Quitter la nature d'un pas.

Nous voyons encore dans l'avertissement de Molière que « l'intention était aussi de donner un ballet; mais comme il n'y avait qu'un petit

(1) Histoire de la vie et des ouvrages de la Fontaine, par M. Walckenaer, troisième édition, p. 32.

(2) Lettre à M. de Maucroix, du 22 août 1661, dans les OEuvrss de la Fontaine, Lefèvre, 1823, t. VI, p. 402.

(3) Recueil manuscrit de chansons historiques et critiques, in-fol., t. IV, p. 285, cité dans les Buvres de la Fontaine, Lefèvre, 1823, t. VI, p. 507, note.

nombre choisi de danseurs excellents, on fut contraint de séparer les entrées de ce ballet, et l'avis fut de les jeter dans les entr'actes de la comédie, afin que ces intervalles donnassent le temps aux mêmes baladins de revenir sous d'autres habits; de sorte que, pour ne point rompre aussi le fil de la pièce, on s'avisa de les coudre au sujet du mienx que l'on put et de ne faire qu'une seule chose du ballet et de la comédie. » C'est cette circonstance qui donna naissance à la comédie-ballet, genre jusqu'alors ignoré.

Un feu d'artifice ou plutôt un déluge de feu, un bal brillant, une collation splendide, complétèrent dignement cette fête si réjouissante pour la foule, qui n'était point initiée aux noirs mystères qu'elle cachait, si cruelle pour Fouquet, auquel ils venaient d'être dévoilés.

Le surintendant, qui avait su par son influence balancer auprès du roi le crédit de Mazarin, délivré, par la mort de ce premier ministre, d'un rival redoutable, avait cru pouvoir s'abandonner avec une plus ample liberté à de nouvelles profusions. L'esprit des jeunes seigneurs, les lyres des poëtes n'avaient pu résister aux prodigalités vraiment royales de cet homme, dont, selon l'expression de Bussy-Rabutin, on était le pensionnaire sitôt qu'on voulait l'être (1). La vertu des femmes les plus belles, les plus aimables de la cour n'avait pas fait meilleure contenance, quand le refus d'une obscure fille d'honneur vint mettre fin à cette longue suite de succès. Le surintendant trouva une cruelle, et bientôt s'écroula l'échafaudage de son vain bonheur.

Mademoiselle de la Vallière, dont le nom rappelle d'aimables vertus et de tendres faiblesses, était attachée à la maison de Madame, bellesœur du roi. La douceur de ses mœurs, la modestie de son caractère, la rendaient, pour ainsi dire, inaperçue au milieu de cette cour bruyante. Cependant Fouquet, dont le cœur blasé ne pouvait plus trouver que dans un perpétuel changement, non pas le bonheur, mais un plaisir éphémère, jeta les yeux sur elle, et, séduit par sa grâce, la voulut donner pour remplaçante aux femmes des plus grands seigneurs. La froideur avec laquelle la Vallière reçut ses hommages piqua davantage les désirs du surintendant, peu habitué à un semblable accueil. Il chargea la complaisante madanie du Plessis-Bellière de faire cesser les rigueurs et les scrupules de la jeune bayadère à laquelle il avait jeté le mouchoir, par l'offre de deux cent mille francs!!! Il en coûte si peu à un ministre pour être galant! La somme était honnête; mais la condition déplut à mademoiselle de la Vallière.

Fouquet, étonné de ce refus, brûla d'en connaître la cause; il découvrit bientôt, par des agents secrets, les intelligences encore mystérieuses de Louis XIV et de cette femme qui lui fit goûter le bonheur si doux et si peu connu des rois d'être aimé pour soi-même. Rencontrant un jour dans l'antichambre de Madame mademoiselle de la Vallière, il voulut lui faire comprendre qu'il connaissait celui qui possédait son cœur. Celle-ci, irritée de recevoir un tel compliment d'un tel homme, se troubla, se retira outrée, et alla le soir même instruire le roi de l'indiscrète félicitation de Fouquet, et des propositions qu'elle en avait précédemment reçues. Dès lors la ruine de Fouquet fut résolue. Il n'avait été nullement inquiété tant qu'à l'exemple de Mazarin il n'avait fait que dilapider les trésors de la France; sa perte fut jurée dès qu'on apprit qu'il avait osé soupirer pour la maîtresse du monarque.

La fureur jalouse de Louis XIV lui permit d'abord difficilement de comprendre qu'il était prudent d'user quelque temps de dissimulation avec un homme qui s'était fait d'innombrables créatures. Il consentit avec peine à différer la vengeance de son amour.

Il était plein de ce sombre projet, quand Fouquet sollicita la faveur de lui donner, à Vaux, la fête dont nous avons énuméré les merveilles. Le rôle qu'on l'avait forcé de prendre lui fit un devoir de s'y rendre. Le luxe qu'il remarqua dans ce magique séjour put bien l'indisposer encore contre l'amphitryon; mais, ce qui l'irrita, ce qui le mit hors de luimême, ce fut un portrait de mademoiselle de la Vallière qu'il aperçut dans le cabinet de son rival infortuné. Il voulait le faire arrêter sur-lechamp; mais la reine-mère l'en détourna par ce mot bien simple, mais bien fort: Quoi! au milieu d'une fête qu'il vous donne! Un billet de madame du Plessis-Bellière, remis à Fouquet pendant cette fête même, lui apprit le danger qu'il avait couru et son ajournement momentané. Chacun sait, et ce n'est point ici le lieu de le répéter, quel fut son sort et celui du généreux Pellisson.

Tels étaient les desseins, les tourments qui agitaient quelques spectateurs des FACHEUX. Le roi, cependant, malgré son trouble intérieur, eut assez de présence d'esprit pour adresser à Molière un reproche d'omission. Voilà, lui dit-il après la représentation, en voyant passer M. de Soyecourt, son grand-veneur; voilà un grand original que vous n'avez point encore copié. « C'en fut assez, dit l'auteur du MÉNAGIANA, qui rapporte ce fait cette scène fut faite et apprise en moins de vingt-quatre heures. » Et le roi eut la satisfaction, à la représentation de cette comédie donnée à Fontainebleau, le 27 du même mois, d'y voir joint ce rôle dont il avait eu la bonté de lui ouvrir les idées (2).

Mais une particularité non moins plaisante que la scène ajoutée, par

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