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ORDONNANCE

portant défense aux comédiens de campagne de jouer la comédie du MALADE IMAGINAIRE (1).

DE PAR LE ROI,

Sa Majesté étant informée que quelques comédiens de campagne ont surpris, après le décès du sieur Molière, une copie de sa comédie du MALADE IMAGINAIRE, qu'ils se préparent de donner au public contre l'usage de tout temps observé entre tous les comédiens de n'entreprendre de jouer au préjudice les uns des autres les pièces qu'ils ont fait accommoder au théatre à leurs frais particuliers pour se récompenser de leurs avances et en tirer les premiers avantages; Sa dite Majesté fait trèsexpresses inhibitions et défenses à tous comédiens autres que ceux de la troupe établie à Paris, rue Mazarini, au faubourg Saint-Germain, de sa bonne ville de Paris, de jouer et représenter ladite comédie du MALADE IMAGINAIRE, en quelque manière que ce soit, qu'après qu'elle aura été rendue publique par l'impression qui en sera faite, à peine de trois mille livres d'amende et de tous dépens, dommages et intérêts. Enjoint Sa Majesté à tous ses officiers et sujets de tenir la main à l'exécution de la présente.

Fait à Saint-Germain-en-Laye, le vuo janvier 1674.

Le même registre de la Grange nous a mis sur la voie d'une pièce pleine d'intérêt que nous avons trouvée ces jours derniers dans les minutes de M. Lefer, notaire à Paris. C'est l'acte par lequel la troupe de Moliere, la souche de la Comédie-Française, a constitué la première pension qui ait été établie au profit d'un sociétaire se retirant. C'était Béjart, preuant sa retraite à Paques de 1670, à quarante ans, à cause de l'infirmité que lui avait laissée la blessure qu'il avait reçue. Ses camarades, qui l'aimaient et l'estimaient, lui constituèrent une pension pour, suivant leur délicate et noble expression, qu'il vécût avec honneur. Tout mérite attention dans cet acte l'élection de domicile, qui montre la déférence qu'on avait pour la doyenne de la troupe, Madeleine Béjart; le peu de respect que les notaires et les parties, les Béjart par exemple, avaient pour l'orthographe des noms propres, écrits et signés tantôt d'une façon, tantôt d'une autre: enfin la particule nobiliaire donnée à Molière par les notaires et non prise par lui dans sa signature. Voici cet acte:

CREATION DE PENSION.

16 AVRIL 1670.

Furent presents Jean-Baptiste Poquelin de Moliere; damoiselle Claire Gresinde Béjard, sa femme, de lui autorisée: damoiselle Made- | leine Béjard, fille majeure; Edme Villequin, sieur de Brie; damoiselle Catherine Leclerc, sa femme, de lui autorisée; damoiselle Geneviève Béjard de la Villaubrun, demeurant Place du Palais-Royal; Charles Varlet de la Grange, demeurant rue Saint-Honoré; Philibert Cazeau, sieur du Croisy, demeurant susdite rue: François Lenoir, sieur de la Thorilliere; et André Hubert, demeurant aussi rue Saint-llonoré, ès-même paroisse Saint-Germain l'Auxerrois ;

Tous faisant, composant le corps de la troupe du Roi représentant dans la salle du Palais-Royal, rue Saint-Honoré, paroisse Saint-Eustache,

d'une part;

Et Louis Béjart, ci-devant comédien en ladite troupe, demeurant rue Frementeau, d'autre part;

Lesquelles parties ont accordé entre elles ce qui en suit :

C'est à savoir qu'en conséquence de ce que ledit Louis Béjard se retire de ladite troupe, et que pour ce faire il la requiert de lui donner une pension viagère pour vivre avec honneur, sans pouvoir être saisie par qui que ce soit, et lui être destinée pour ses aliments, ce que ladite troupe lui avait accordé, avait promis, comme elle promet par ces présantes, tant par ceux que par celles qui la composent et la composeront, et qu'elle subsistera en ladite salle du Palais-Royal ou en autre lieu en cette ville de Paris en cas d'accident ou de changement, de bailler et payer audit Louis Béjard, ce acceptant, mille livres de pension viagère payable aux quatre quartiers, le premier échéant au dernier juin prochain, et continuer tant et si longuement que ladite troupe subsistera en la manière que dessus; laquelle pension lui servira d'aliments, et ne pourra être saisie en façon quelconque par qui que ce soit, le tout à condition que ledit corps de troupe subsiste et qu'il ne se dissolve point; et rupture d'icelle arrivant sans se pouvoir réunir, ladite pension n'aura plus cours; et en cas que quelqu'un desdits acteurs ou actrices se retirent de ladite troupe, soit pour entrer dans une autre troupe ou pour quitter tout à fait ladite comédie, il sera entièrement déchargé de ladite pension viagère, de laquelle seront chargés ceux qui entreront

(1) Archives du royaume, section administrative. E. 3360, fo 2, ro.

en leurs places, ou le reste de la troupe en cas qu'il n'y en entre point. Et pour l'exécution des présentes, lesdites parties élisent leur domicile en la maison de ladite damoiselle Madelaine Béjart, rue SaintHonoré, sus-déclarée, auquel lieu promettant, obligeant et renonçant. Fait et passé audit Palais-Royal, l'an 1670, le seizième jour d'avril. Et ont signé. (Suivent les signatures )

Le jour où paraîtra ce livre, un tardif mais digne hommage sera rendu à Molière. Qu'il ne soit pas regardé comme acquittant toutes les dettes.

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L'imprimerie royale fait sortir de ses presses des volumes d'une admirable exécution qui vont enrichir de rares bibliothèques et servent à des cadeaux diplomatiques. Qu'une édition des œuvres de notre plus excellent génie soit entreprise par elle. Les Chambres ne lui refuseront pas l'allocation nécessaire. Elle fera appel au pinceau, au crayon, au burin de nos premiers artistes, et le gouvernement, en faisant un présent d'usage à un envoyé étranger, lui prouvera mieux notre esprit de nationalité par un mouument typographique élevé à Molière que par une Collection orientale. Le Moniteur Universel du 8 décembre 1835 annonçait la fondation, au foyer du Théâtre-Français, d'un MuSÉE-MOLIÈRE. Un grand nombre d'artistes, au dire du journal officiel, et notamment MM. Paul Delaroche, Decamps, Grandville, Johannot, Roqueplan, Deveria, Robert-Fleury, Boulanger, s'étaient empressés de promettre à cette œuvre le tribut de leurs talents. Ce projet ne s'est pas encore réalisé, mais la Comédie voudra qu'il le soit, et il le sera.

Paris, 10 janvier 1844.

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LIVRE PREMIER.

1622-1661.

Presque tous ceux qui se sont fait un nom dans les beaux-arts les ont cultivés malgré leurs parents, et la nature a toujours été en eux plus forte que l'éducation. VOLTAIRE.

Au commencement du dix-septième siècle, peu de temps après l'époque de notre littérature où, selon l'expression naïve d'un des historiens du théâtre, « on commença à sentir qu'il était bon que les comédies fussent mieux composées, et que des gens d'esprit, et même des gens de lettres, s'en mêlassent, » naquit dans une classe peu élevée de la so- . ciété un de ces hommes qui semblent envoyés pour ouvrir à leurs contemporains des routes nouvelles, et répandre des lumières qu'ils n'ont point reçues de leurs prédécesseurs. Molière, voué à l'ignorance par les préjugés du temps, ne put qu'en s'exposant à la malédiction de sa famille recevoir une éducation tardive; témoin des mépris qu'on prodiguait à la profession de comédien, il l'embrassa, entraîné par son génie; doué d'une sensibilité ardente, il sentit encore se développer ce don, dirons-nous précieux ou fatal, par les rebutantes froideurs de celle qu'il crut trop longtemps digne de son amour; ami généreux, il se vit trahi par ceux qu'il avait comblés de ses bienfaits; esclave et victime de ses faiblesses, son unique étude fut de faire rire les hommes aux dépens des leurs, et de les en corriger; citoyen vertueux, la mort ne le mit point à l'abri des outrages de ses concitoyens.

C'est le tableau de cette carrière pleine de mouvement et d'intérêt que nous nous proposons aujourd'hui de décrire: c'est la peinture des émotions profondes dont fut agité cet homme supérieur que nous allons essayer de retracer. Puissent l'importance du sujet et les forces de celui qui l'aborde ne pas former un contraste choquant dans un portrait où tout contraste; dans l'histoire d'un homme de lettres qui connut le monde et la cour, d'un ornement de son siècle qui fut protégé, d'un philosophe qui fut comédien!

Jean-Baptiste Poquelin naquit à Paris le 15 janvier 1622. On avait cru longtemps qu'il était né sous les piliers des balles, où Regnard vint au monde trente-cinq ans plus tard; mais on a aujourd'hui la certitude que nos deux premiers poëtes comiques n'eurent point un berceau commun: des recherches nouvelles ont appris que Poquelin vit le jour dans une maison de la rue Saint Honoré, au coin de la rue des VieillesEtuves.

Sa mère, Marie Cressé, appartenait à une famille qui exerçait depuis longtemps à Paris la profession de tapissier. Son grand-père paternel et son père, Jean Poquelin, se livraient également à ce genre de commerce. Mais plusieurs de leurs parents furent juges et consuls de la ville

de Paris, fonctions importantes qui donnaient quelquefois la noblesse (1). Ainé de dix enfants, le jeune Poquelin fut des son bas âge destiné au métier des siens. L'office de tapissier-valet-de-chambre du roi, dont fut investi son père comme successeur de Nicolas Poquelin, son oncle, en verta d'une lettre de Louis XIII du 22 avril 1631, confirma encore Jean Poquelin dans ce dessein. Aussi, après s'être borné à faire donner à son fils les notions les plus élémentaires de l'instruction, il lui fit prendre part exclusivement à ses travaux jusqu'en 1637, époque à laquelle il obtint pour lui la survivance de sa charge, appointée de trois cents livres (2). C'était tout ce que les marchands croyaient alors devoir faire pour leurs enfants. Les sciences et les belles-lettres n'étaient cultivées que par la noblesse et le clergé, ou par ceux qui s'y livraient spécialement; mais un négociant ne connaissait d'autre lecture que celle de ses registres, d'autre étude que celle de son commerce. Le caractère naturellement ardent du jeune Poquelin ne pouvait se plier longtemps à une semblable vie. De telles occupations répugnèrent bientôt à un génie qui ne s'ignorait pas entièrement; aussi ne tardat-il pas à témoigner le plus vif désir de s'instruire. N'ayant déjà plus sa mère pour la ranger de son parti, il mit son aïeul dans ses intérêts, et ce ne fut pas sans peine que, par leurs efforts réunis, ils parvinrent à déterminer son père à satisfaire cet impérieux besoin d'apprendre. Ce brave homme gémit probablement sur la destinée future du mauvais sujet qui ne se contentait pas de l'ignorance héréditaire; mais, voyant enfin qu'il n'y avait plus rien à espérer de ce jeune obstiné, il se laissa fléchir, et le collége de Clermont, dirigé par les jésuites, reçut, comme externe, l'enfant qui devait être un jour l'immortel auteur du TARTUFE (3).

On a aussi généralement attribué cette espèce de révélation de son génie à la fréquentation des théatres. Le grand-père maternel du jeune Poquelin, qui l'avait pris en affection, le menait quelquefois aux représentations de l'hôtel de Bourgogne, auxquelles Bellerose dans le haut comique, Gautier Garguille, Gros-Guillaume et Turlupin dans la farce, donnaient alors un grand attrait (4). Sans doute l'afléterie du premier, signalée par Scarron dans son ROMAN COMIQUE (5), et l'ignoble gaieté des derniers, qui est devenue proverbiale dans notre langue (6), ne furent pas ce qui séduisit le jeune spectateur: mais il pressentit peut-être dès lors ce que les jeux de la scène, quelque informes qu'ils fussent encore, pouvaient devenir un jour; il comprit peut-être que les Hardy, les Monchrétien, les Balthazar Baro, les Scudéri, les Desinarets, auxquels Corneille n'avait pas encore entièrement enlevé la faveur publique, étaient des modèles très-utiles, non à suivre, mais, si nous osous le dire, à éviter enfin, s'il ne vit dès lors qu'il était appelé à opérer cette révolution, il sentit du moins que sa place était marquée ailleurs qu'au magasin de son père.

Le jeune Poquelin répondit par des progrès rapides aux soins qui lui furent prodigués. L'émulation ne demeura probablement pas étrangère à ces succès. Les mêmes cours étaient alors suivis par plusieurs enfants qui, plus tard, se firent un nom dans les sciences et dans les lettres. Armand de Bourbon, prince de Conti, qui devint par la suite son protecteur, était alors son condisciple. Outre ce frère du grand Condé, il comptait également pour émules Bernier, célèbre depuis par ses voyages, dont le récit se lit encore avec intérêt, et par ses livres de philosophie, aujourd'hui tombés dans l'oubli ce même Bernier, qui, ayant presque tout appris dans ses excursions lointaines, hors le métier de courtisan, revint en France se faire tourner le dos par Louis XIV; Chapelle, auquel un grand amour du plaisir et quelques petits vers ont assuré une immortalité facile; enfin Hesnaut, fils d'un boulanger de Paris, connu par des poésies anacréontiques, le sonnet de l'AVORTON et l'éducation poétique du chantre des moutons, madame Deshoulières; Hesnaut qui prit, par reconnaissance, la défense de Fouquet contre Colbert dans des vers satiriques, et qui faillit se repentir de son plaidoyer (7).

Quand ils eurent terminé leurs cours d'humanités et de rhétorique, M. Lhuillier, père de Chapelle, détermina Gassendi, son ami, à se charger de lui enseigner la philosophie. Le célèbre antagoniste de Descartes admit à ce cours le jeune Bernier, Poquelin et flesnaut: ils se montrerent dignes d'un tel maître. Gassendi leur enseigna la philosophie d'Epicure, « qui, bien que aussi fausse que les autres, a dit Voltaire, avait du moins plus de méthode et plus de vraisemblance que celle de l'école, et

P. 199.

(1) Mes voyages aux environs de Paris, par M. Delort, 1821, t. II, (2) Grimarest, Vie de Molière, Paris, 1705, p. 6. - Voltaire, Vie de Molière, 1759, p. 2. Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, par la Serre, t. I, P. xviij de l'édition des Œuvres de Molière, in-4°, 1734. Vie de Molière, par Petitot, p. 1, à la tête des OEuvres de Molière, in-8°, 1812. -Etats généraux des officiers de la maison du roi (Louis XIII): Archives du royaume, section judiciaire. Voir l'état de 1631 et le deuxième de 1637.

(3) Grimarest, p. 6 et 8.- Voltaire, Vie de Molière, p. 4. - Bayle, Dictionnaire historique et critique, art. PoQUELIN. - Petitot, p. 2. Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, loco cit.

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n'en avait pas la barbarie (1). » Ces deux derniers partagèrent l'admiration de leur professeur pour Lucrèce, et entreprirent dans la suite d'en faire passer les beantés dans notre langue. Mais il ne nous reste de la traduction de Hesnaut que l'invocation à Vénus, et de celle de Poquelin qu'un passage du quatrième livre sur l'aveuglement de l'amour, passage qu'il a adroitement introduit dans le MISANTHROPE (2).

La réputation des élèves et du maître donna à un jeune homme, alors aussi redoutable dans les colléges par son insubordination qu'il le fut depuis dans le monde par son humeur guerroyante, un désir ardent d'être admis à ces cours. Ce nouveau condisciple était Cirano de Bergerac. Son père, après avoir confié sa première éducation à un curé de campagne, l'avait fait entrer au collége de Beauvais, dont il mit depuis le principal en scène dans son PEDANT JOUÉ. Chassé de cet établissement et voulant terminer ses études, Cirano parvint à se faire admettre parmi les disciples de Gassendi. Sa mémoire et son intelligence le firent profiter en peu de temps des leçons de celui-ci et de la fréquentation de ceux-là. Comme nous aurons peu d'occasions de nous occuper de nouveau de ce camarade de notre auteur, nous croyons devoir dire ici qu'ils se perdirent tout à fait de vue, et que Cirano entra peu après au service, où il acquit un grand renom comme ferrailleur. La Monnoye prétend, dans le MÉNAGIANA, que « son nez, qu'il avait tout défiguré, lui avait fait tuer plus de dix personnes, parce qu'il fallait mettre l'épée à la main aussitôt qu'on l'avait regardé. » Il était d'un esprit original, et avait des saillies très-piquantes. Sa comédie du PEDANT JOUÉ obtint assez longtemps les applaudissements du public; mais elle n'a guère d'autre mérite que celui d'avoir fourni deux scènes aux FOURBERIES DE SCAPIN. Molière disait à ce sujet qu'il prenait son bien où il le trouvait (3): en effet, de tels larcins sont permis au génie qui recrée, pour ainsi dire, ce qu'il emprunte.

Le jeune Poquelin eut à peine terminé son cours de philosophie, qu'en sa qualité de survivancier de l'emploi de tapissier-valet-de-chambre du roi, il fut obligé, en 1641, de suivre Louis XIII dans son voyage à Narbonne, pour remplacer son père, que ses affaires ou peut-être des infirmités retenaient à Paris (4). Ce voyage, dont la durée fut de près d'un an, lui fournit l'occasion de saisir les ridicules des provinces, et d'étudier les mœurs de la cour et des gouvernants. Perpignan repris sur les Espagnols: les jeunes et trop malheureux Cinq -Mars et de Thou, victimes de leur fougue imprudente et de l'inflexibilité cruelle du cardinal de Richelieu; ce ministre presque mourant ayant à lutter tout à la fois contre le courage de l'Espagnol, l'audace des mécontents et la pusillanimité du roi; telles furent les scènes pleines de mouvement et d'intérêt qui se passèrent sous les yeux du jeune observateur.

A son retour du midi de la France, Poquelin se livra à l'étude du droit; c'est du moins ce qu'attestent plusieurs écrivains. Grimarest a dit : « On s'étonnera peut-être que je n'aie point fait M. de Molière avocat ; mais ce fait m'avait été absolument contesté par des personnes que je devais supposer savoir mieux la vérité que le public, et je devais me rendre à leurs bonnes raisons. Cependant sa famille m'a si positivement assuré du contraire, que je me crois obligé de dire que Molière fit son droit avec un de ses camarades d'études; que, dans le temps qu'il se fit recevoir avocat, ce camarade sé fit comédien; que l'un et l'autre eurent du succès chacun dans sa profession, et qu'enfin, lorsqu'il prit fantaisie à Molière de quitter le barreau pour monter sur le théâtre, son camarade le comédien se fit avocat. Cette double cascade m'a paru assez singulière pour la donner au public telle qu'on me l'a assurée, comme une particularité qui prouve que Molière a été avocat. »

Il n'y a probablement de faux dans ce passage que la double cascade, singulière aux yeux mêmes de Grimarest, qui ordinairement s'effrayait peu de l'invraisemblance de ses récits. Quant à l'étude du droit, il est à peu près constant que le jeune Poquelin s'y est livré. Il paraît même qu'il suivit les cours de l'école d'Orléans, et qu'il revint à Paris se faire recevoir avocat. Voilà du moins ce qu'on lit dans une mauvaise comédie de le Boulanger de Chalussay, ELOMIRE (5) HYPOCONDRE, ou les MEDECINS VENGÉS, qui parut en 1670. Ce témoignage et celui d'un autre contemporain, l'acteur la Grange, qui fit partie de la troupe de Molière, concordant avec ce qu'on affirma plus tard à Grimarest, nous portent à ne pas douter que Poquelin n'ait étudié pour être avocat, et n'ait été reçu en cette qualité (6). Nous n'accordons pas une égale confiance à l'assertion isolée de Tallemant des Réaux, qui tendrait à persuader que notre premier comique, destiné par ses parents à l'état ecclésiastique, étudia avec succès la théologie; mais que, « devenu amoureux de la Béjart,

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(2) Le Misanthrope, acte II, sc. v. (5) Grimarest, p. 14.- Ménagiana, édit. de 1715, t. III, p. 240.- Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, p. xix. Histoire du Théâtre français, par les frères Parfait, t. X, p. 70, et t. VII, p. 390 et suiv. Petitot, p. 2. (4) Grimarest, p. 14. Voltaire, Vie de Molière, 1759, p. 6. - Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, p. xviij. - Petitot, p. 4. (5) Elomire, anagramme de Molière.

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(6) Elomire hypocondre, ou les Médecins vengés, par le Boulanger de Chalussay, Paris, 1760. Préface de l'édition des OEuvres de Molière, Paris, 1682, par la Grange. Grimarest, p. 312. - Bayle, Dictionnaire historique et critique, article POQUELIN. Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, p. xviij.

alors actrice dans une troupe de campagne, il quitta les bancs de la Sorbonne pour la suivre (1). » Nous voyons moins de vraisemblance que de singularité dans cette historiette. Elle donnerait à Poquelin un point de ressemblance avec la Fontaine et Diderot, qui tous deux se trompèrent assez étrangement sur leur caractère et la disposition de leur esprit pour entrer dans leur adolescence, l'un à l'Oratoire, l'autre aux Jésuites, avec les intentions que Tallemant des Réaux prête à notre auteur. Mais comment Tallemant se trouve-t-il seul instruit de cette particularité? Ne sont-ce pas plutôt les études que Poquelin fit chez les Jésuites, recevant tous les jours des enfants destinés à rester laïques, qui auront donné lieu à cette erreur, bien évidente, puisque ses parents, loin de vouloir le consacrer à l'exercice du culte, l'avaient fait admettre dans la survivance de tapissier-valet-de-chambre du roi?

Après son retour à Paris, Poquelin s'abandonna avec ardeur à son goût pour les spectacles. Fidèle habitué de Bary, de l'Orviétan, dont le pont Neuf voyait s'élever les tréteaux, il se montra, dit-on, spectateur également assidu du fameux Scaramouche; on a même été jusqu'à dire qu'il prit des leçons de ce farceur napolitain (2). Cette tradition est aussi incertaine que les autres faits trop peu nombreux qui nous sont parvenus sur la jeunesse de notre auteur. Ce qu'il y a de constant, c'est qu'au commencement de la régence d'Anne d'Autriche, régence annoncée sous d'heureux auspices, trop tôt démentis, le goût du théâtre, loin de s'affaiblir par la mort du cardinal de Richelieu, son partisan enthousiaste, n'avait fait que s'accroître et s'étendre jusqu'aux classes moyennes de la société. Le jeune Poquelin se mit à la tête d'une de ces réunions de comédiens bourgeois dont Paris comptait alors un grand nombre. Cette troupe, après avoir joué la comédie par amusement, la joua par speculation. Elle donna d'abord des représentations aux fossés de la porte de Nesle, sur l'emplacement desquels se trouve aujourd'hui la rue Mazarine: alla ensuite chercher fortune au port Saint-Paul, et revint enfin s'établir au faubourg Saint-Germain, dans le jeu de paume de la Croix-Blanche, rue de Bussy. Elle prit le nom très-exigeant de l'Illustre Theatre (5). Ces comédiens de société jouaient quelquefois des ouvrages nouveaux, et il existe une tragédie intitulée ARTAXERCE, d'un auteur nommé Magnon, imprimée en 1645, dont le titre porte: Représentée par l'Illustre Théâtre (4).

Ce fut alors que Poquelin, qui devait dire un jour :

Quel abus de quitter le vrai nom de ses pères !

changea le sien en celui de Molière, le seul qu'illustrèrent les applau dissements des contemporains, la haine des sots et l'admiration de la postérité (5). Grimarest a prétendu qu'il ne voulut jamais faire connaître les motifs qui le déterminèrent à se donner un nouveau nom. Toutefois, il est facile de deviner que ce ne fut pas par une folle vanité, que ce ne fut pas

Pour en vouloir prendre un bâti sur des chimères.

eux comme les Grecs.» Cependant, comme les lois tendaient à faire fleurir un art qui tient de si près à la civilisation des Etats, ce parti n'oc casionna à Molière aucune inquiétude pour la charge qu'il occupait chez le roi.

La famille de Molière ne fit pas moins d'efforts pour le détourner de cette carrière qu'elle n'en avait fait naguère pour le déterminer à rester ignorant. Si elle avait vu sa perte dans le premier parti, elle voyait sa damnation dans le second. Alarmée de ce dessein, elle dépêcha vers lui le maître de pension dont il avait reçu les leçons dans son enfance, et le chargea de lui représenter qu'il compromettait l'honneur des siens, et les condamnait à une éternelle douleur, en embrassant une profession que réprouvaient à la fois et l'Eglise et la société. Molière, si l'on en croît Perrault, qui rapporte ce fait, écouta l'orateur sans s'émouvoir; et, après qu'il eut fini son discours, parla à son tour avec tant d'art et de talent en faveur du théâtre, qu'il parvint à convaincre l'ambassadeur de ses parents, et qu'il le détermina même à venir prendre part à ses jeux, dont il était idolâtre (1). La vanité de ses parents avait été vivement blessée, leur ressentiment fut long. Hormis son père et son beau-frère, aucun d'eux, en 1662, ne signa son acte de mariage. Vainement, quand il fut établi à Paris avec sa troupe, donna-t-il aux Poquelin leurs entrées : nul n'en voulut profiter. Il fut exclu de l'arbre généalogique qu'un d'eux fit dresser. Aveugle empire du préjugé! Le grand poëte, l'homme de génie, ne put faire absoudre le comédien. Vaine sottise! Que serait aujourd'hui le nom de Poquelin séparé de celui de Molière (2)?

Si, au moment de monter sur la scène, il sut résister aux sollicitations qu'on lui adressa pour l'en détourner, si plus tard il ne voulut jamais consentir à en descendre, il n'en fut pas moins cruellement affligé ration de son génie, l'avaient guide dans sa première démarche; son de la conduite de sa famille à son égard. Mais l'amour de son art, l'inspihumanité, son inquiète bienveillance pour ses camarades, dont il était le seul appui, lui firent prendre la dernière résolution. Il ne fallait rien moins que ces considérations pour l'empêcher de se rendre aux vœux rent. L'anecdote suivante, à laquelle l'ordre des temps assignerait une des siens, quelque insolente que fût la manière dont ils les exprimeautre place, mais qui figurera ici plus opportunément, nous en fournit la preuve.

Après qu'il fut installé à Paris, un jeune homme vint un jour le trou ver, lui avoua qu'un penchant insurmontable le portait à embrasser la carrière du théatre, et le pria de lui donner les moyens d'obéir à sa vocation. Pour séduire Molière, il se mit à lui réciter avec beaucoup d'abord de l'aisance pleine de grâce du jeune aspirant, fut plus étonné d'art plusieurs morceaux sérieux et comiques. Notre auteur, charmé encore du talent avec lequel il débitait. Il lui demanda comment raître en public, lui répondit celui-ci; les régents sous qui j'ai étudié il avait appris la déclamation. « J'ai toujours eu inclination de paont cultivé les dispositions que j'ai apportées en naissant; j'ai tâché d'appliquer les règles à l'exécution, et je me suis fortifié en allant souvent à la comédie. Et avez-vous du bien? lui dit Molière. Mon père est un avocat assez à l'aise. En ce cas, je vous conseille de prendre sa profession: la nôtre ne vous convient point: c'est la dernière ressource de ceux qui ne sauraient mieux faire, ou des libertins

-

mais bien évidemment pour soustraire le nom de ses parents, désolés qui veulent se soustraire au travail. D'ailleurs, c'est enfoncer le poide ses nouvelles résolutions, au mépris attaché alors à la profession de gnard dans le cœur de vos parents que de monter sur le théâtre; vous comédien par un préjugé qui existait presque avec la même force long-plaisir à ma famille, et je vous avoue que, si c'était à recommencer, en savez les raisons. Je me suis toujours reproché d'avoir donné ce détemps après sa mort. Ce motif avait également déterminé trois acteurs, non moins célèbres par leur touchante et funeste amitié que par les ris qu'ils excitèrent, Hugues Guéru, Legrand et Robert Guérin, à prendre dans le comique noble les surnoms de Fléchelles, Belleville et la Fleur, et ceux de Gautier Garguille, Turlupin et Gros-Guillaume dans la farce; Arlequin, créateur de l'emploi auquel il a laissé ce nom, s'appelait réellement Dominique. Quant à Scaramouche, que Voltaire cite également comme ayant changé le sien par égard pour celui de ses pères, nous sommes plutôt porté à croire qu'il ne le fit que par un amour-propre assez bien entendu, et qui lui était tout à fait personnel; car il ne s'était réfugié en France que pour échapper au juste châtiment des lois dont ses escroqueries avaient provoqué la sévérité, et le nom de Tiberio Fiurelli, flétri par une condamnation aux galères, ne demandait plus de ménagements de cette nature. La Bruyère a dit : « La condition des comédiens était infame chez les Romains et honorable chez les Grecs. Qu'est-elle chez nous? On pense d'eux comme les Romains, on vit avec

(1) Tallemant des Réaux, Historiettes.

p.

(2) Ménagiana, 1715, t. II, p. 404.- Vie de Scaramouche, par Mezzetin (Angelo Constantini). Anecdotes dramatiques, t. III, 129. (3) Grimarest, p. 15. - Histoire de la poésie française, par l'abbé de Mervesin, 1706, p. 217.-Voltaire, Vie de Molière, p. 8. Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, p. xix. Petitot, p. 4. Histoire de Paris, par Dulaure, 1re édit., t. IV, p. 553. (4) Artaxerce, tragédie représentée par l'Illustre Théâtre; Paris, Cardin-Besongne, 1645, in-4°.. Les frères Parfait rendent compte de cette pièce, t. VI, p. 371, de leur Histoire du Théâtre français.

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(5) Grimarest, p. 16.- Voltaire, Vie de Molière, 1739, p. 9.- Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, p. xxix. Pelitot, p. 4.

je ne choisirais jamais cette profession. Vous croyez peut-être, ajoutat-il qu'elle a ses agréments: vous vous trompez. Il est vrai que nous assujettissent à leurs plaisirs, et c'est la plus triste de toutes les situasommes en apparence recherchés des grands seigneurs; mais ils nous tions que d'être l'esclave de leur fantaisie. Le reste du monde nous regarde comme des gens perdus, et nous méprise. Ainsi, monsieur, quitlez un dessein si contraire à votre honneur et à votre repos. Si vous étiez dans le besoin, je pourrais vous rendre mes services; mais, je ne vous le cèle point, je vous serais plutôt un obstacle. Représentez-vous la peine que nous avons. Incommodés ou non, il faut être prêts à marcher au premier ordre, et à donner du plaisir quand nous sommes bien souvent accablés de chagrins; à souffrir la rusticité de la plupart des gens avec qui nous avons à vivre, et à captiver les bonnes grâces d'un public qui est en droit de nous gourmander pour l'argent qu'il nous donne. Non, monsieur, croyez-moi, encore une fois, ne vous abandonnez point au dessein que vous avez pris. >>

En vain Chapelle, qui survint pendant cette scène, la raison un peu troublée par les fumées du vin, essaya-t-il de persuader à Molière et au jeune homme lui-même que ce serait un meurtre, avec autant de dispositions pour la déclamation, d'embrasser la profession d'avocat, qu'il devait se faire comédien ou prédicateur; Molière persista dans ses conseils avec une nouvelle force, et parvint à déterminer celui-ci à renon

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cer à l'art dramatique. L'historien auquel nous empruntons ce fait ne dit pas s'il lui laissa l'alternative de monter dans la chaire (1).

Parmi les acteurs de l'Illustre Théâtre, on distinguait, outre du Parc, dit Gros-René, dont le nom est devenu plus célèbre encore par la beauté de la femme que par le talent du mari (2), Béjart aîné, Béjart cadet et Madeleine Béjart. Ceux-ci tenaient le jour d'un Joseph Béjart, auquel plusieurs actes donnent tantôt la qualité de procureur au Châtelet de Paris, tantôt celle d'huissier du roi ès-eaux et forêts (3). Quelle qu'ait été sa profession, il paraît toutefois que lui et Marie Hervé, sa femme, s'occuperent peu de l'éducation de leurs enfants, qui tous prirent le parti du théâtre. Malgré l'incurie de leurs parents, les deux Béjart se firent toujours remarquer par la noblesse et l'élévation de leurs sentiments. Molière les estimait et les aimait beaucoup. Madeleine Béjart, qui n'était pas également digne de son estime, mais pour laquelle il ressentit cependant durant quelque temps un sentiment plus tendre, figurera plus d'une fois dans cette histoire; quant à leur jeune sœur Armande-Gresinde-Claire-Elisabeth Béjart, depuis épouse de Molière, ce ne fut que dans cette même année qu'elle naquit (1645). Ne voulant point intervertir l'ordre des événements, nous nous bornerons en ce moment à donner cette date, qui ne nous sera pas inutile pour réfuter plus tard une atroce calomnie.

La régence d'Anne d'Autriche ne tarda pas à devenir orageuse. On vit bientôt, selon l'expression d'un homme d'esprit, « ce mélange singulier du libertinage et de la révolte; ces guerres à la fois sanglantes et frivoles; ces magistrats en épée; ces évêques en uniforme; ces héroïnes de cour suivant tour à tour le quartier général et la procession; ces beaux esprits factieux, improvisant des épigrammes au milieu des séditions, et des madrigaux au milieu des champs de bataille; cette physionomie de la société variée à l'infini; ce jeu forcé de tous les caractères; ce déplacement de toutes les positions; ce contraste de toutes les habitudes (4). » On conçoit facilement qu'un temps où une libre carrière était ouverte à toutes les ambitions fût favorable à l'observation des ridicules, des travers et des vices, car ils étaient tous en jeu dans ces jours de licence et d'intrigue; et, sous ce rapport, Molière, avec son esprit contemplateur, ne l'employa point inutilement. Mais cette crise devait frapper de langueur les frivoles divertissements de la scène aussi lui fallut-il quitter Paris pour aller, avec sa troupe, tenter une fortune lointaine.

Toutes les circonstances de la vie de Molière, depuis le commencement de 1646 jusqu'en 1653, sont presque entièrement ignorées. On sait seule ment qu'il consacra les quatre ou cinq premières années de cet intervalle à exploiter la curiosité des provinces; qu'il se rendit d'abord à Bordeaux, où le fameux duc d'Epernon, alors gouverneur de la Guienne, l'accueillit avec une grande bienveillance (5); que, si l'on en croit une ancienne tradition à laquelle Montesquieu accordait une entière confiance, il y fit représenter une tragédie de lui qui avait pour titre la THBAÏDE, et dont le malheureux sort le détourna à propos du genre tragique (6). Il est, à la vérité, impossible de fournir une preuve bien positive à l'appui de cette assertion; mais on sentira qu'elle offre assez de vraisemblance, pour peu qu'on réfléchisse à la passion malheureuse que Molière eut longtemps pour le genre sérieux, passion dont le PRINCE JALOUX et ses excursions comme acteur dans le grand emploi tragique sont les tristes té moignages. On verra aussi qu'il regardait ce sujet de la THEBAÏDE comme tout à fait propre à la tragédie, puisque ce fut lui qui plus tard le donna à traiter au jeune Racine.

On doit aussi fixer aux premières années de cette période assez peu connue de sa carrière les représentations que la VIE DE BOISSAT, de l'Académie française, écrite en latin par Nicolas Chorier, de Vienne (7), nous apprend que Molière et ses camarades donnèrent dans cette ville du Dauphiné. « Jean-Baptiste Molière, dit-il, acteur distingué et excellent auteur de comédies, était venu à Vienne. Boissat lui témoignait beaucoup d'estime. Il n'allait pas, comme certaines gens qui affectaient une sotte et orgueilleuse austérité, disant du mal de lui. Quelque pièce que Molière dût jouer, Boissat voulait se trouver au nombre des spectateurs. Il voulait aussi que cet homme distingué dans son art prît place à sa table. Il lui donnait d'excellents repaset ne faisait point comme font certains fanatiques, ne le mettait point au rang des impies et des scélérats, quoiqu'il fût excommunié. Cette affection pour Molière, cette pas

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(1) Grimarest, p. 233 et suiv. Vie de Chapelle, par Saint-Marc, p. lj, à la tête des OEuvres de Chapelle et Bachaumont, 1755. Mercier a mis cette anecdote en scène dans son drame de Molière, acte V, scène Iv; mais au jeune homme il a substitué une jeune fille.

(2) Histoire du Théâtre français, t. VIII, p. 409. français, par M. Lemazurier, t. I, p. 253 et 254.

Galerie historique du Théâtre

(3) Dissertation sur Molière, par M. Beffara, p. 15, et note manuscrite du même.

(4) Théâtre français, ou Recueil des chefs-d'œuvre composant le Répertoire, Panckoucke, 1824, première livraison, Notice sur le Tartufe, par M. Etienne. (5) Mémoires manuscrits de M. de Tralage, art. 77 du vol. in-4o, Q.JQ. 688. Histoire du Théatre français, t. X, p. 74.

(6) OEuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. I, p. 53. sur Molière, par Cailhava, p. 8.

- Etudes

(7) De Pietri Boessatir, equitis et comitis palatini viri clarissimi, Vita amicisque litteratis, libri duo, Nicolai Chorrei Viennensis. Grenoble, 1680, in-12, p. 71.

sion pour le spectacle, finit par susciter une grave querelle à Boissat. Il avait fait retenir plusieurs places au théâtre, parce qu'il devait conduire des femmes de distinction et des jeunes personnes à une comédie que Molière avait composée. Deux ou trois de ces places avaient été, par hasard, louées à Jérôme Vachier de Robillas; Boissat néanmoins les obtint toutes sans difficulté, à cause de son mérite, de son crédit, et de la distinction des femmes qu'il devait amener. Vachier se plaignit qu'on lui eût fait cette injure, et il pensait qu'il y avait là préméditation. Cet homme joignait aux avantages extérieurs un esprit vif et pénétrant, une grande force d'âme; tout était noble en lui, excepté la naissance. Il figurait parmi les familiers du duc Henri de Montmorency, dans le temps même où Boissat y figurait également et jouissait de toutes ses bonnes grâces. Supportant avec peine le chagrin qu'il ressentait de l'affront qui lui avait été fait, il cherchait l'occasion d'amener Boissat à un combat singulier et de se venger ainsi. Moi, alors, devinant les intentions de Vachier, car nous étions assez unis par une amitié qui avait existé déjà entre nos parents, j'avertis de tout les amis de Boissat, qui étaient nombreux et bien choisis; pendant ce temps-là je ne perdais pas de vue Boissat lui-même. A la fin, George de Musy, premier président de la cour des aides, et Jacques Marchier, avocat général de la même cour (à Vienne), interposant leur médiation, les deux partis se réconcilièrent, et la querelle s'apaisa. >>

On sait encore qu'en 1648 Molière se trouvait à Nantes; car on lit sur un des registres de la mairie de cette ville, à la date du 23 avril : « Ce jour est venu au bureau le sieur Molière, lui et ses comédiens, et la troupe du sieur du Fresne, qui a démontré que le restant de ladite troupe doit arriver ledit jour en cette ville, et a supplié très-humblement messieurs leur permettre de monter sur le théatre pour représenter leurs comédies. Sur quoi le bureau arrête que la troupe desdits comédiens obtiendra de monter sur le théâtre jusqu'à dimanche prochain. » Ce théâtre était dressé sur des tréteaux dans un jeu de paume qui existait encore il y a peu d'années. Molière n'y fut pas heureux; très-suivi d'abord, il eut à subir la concurrence redoutable d'un Vénitien, nommé Segalla, qui montrait des marionnettes (1).

De retour, à Paris vers l'année 1650, Molière y fut accueilli avec le plus grand intérêt par son ancien condisciple le prince de Conti, qui fit venir plusieurs fois sa troupe à son hôtel pour y jouer la comédie. En 1653, cette caravane comique partit pour Lyon, où fut représentée pour la première fois la comédie de l'ETOURDI. La pièce et les comédiens obtinrent un succès complet, et les Lyonnais oublierent bientôt un autre théâtre que leur ville possédait depuis quelque temps, et dont les principaux acteurs prirent le parti de passer au nouveau. Parmi eux se trouvaient de Brie, Ragueneau et mesdemoiselles du Parc et de Brie.

Ces deux derniers noms nous amènent naturellement à parler des intrigues amoureuses de Molière. On s'est généralement accordé à dire qu'il eut d'abord des liaisons avec Madeleine Béjart. L'intimité qu'une sorte de communauté d'intérêts avait dû faire naître entre eux, le caractère aimant et facile de notre auteur et l'âme peu cruelle de mademoiselle Béjart, qui se vantait, dit-on, de n'avoir jamais eu jusque-là de faiblesses que pour des gentilhommes, nous portent assez à le croire, bien que ce fait n'ait peut-être été répété par certains ennemis de Molière que pour donner une apparence de fondement à la calomnie dirigée contre lui à l'occasion de son mariage, calomnie que plus tard nous saurons confondre. Quoi qu'il en soit, il paraît constant qu'il succéda dans les bonnes grâces de cette comédienne au comte de Modène, qui en avait eu, en 1638, une fille naturelle (2).

Bientôt il vit mademoiselle du Parc, dont les charmes le touchèrent. Mais cette beauté orgueilleuse et froide accueillit mal la déclaration de son amour. Son désespoir s'accrut encore par les efforts qu'il fit pendant quelque temps pour le dissimuler. Il prit à la fin le parti de le confier à mademoiselle de Brie, dont la tendre amitié essaya de l'en consoler. Nous disons l'amitié, car ce n'était peut-être d'abord que ce sentiment; mais il fit bientôt place à une affection plus vive, et qui, chez mademoiselle de Brie, était presque aussi durable. Une femme jeune, aimable et jolie, qui cherche à calmer les chagrins amoureux d'un homme de trente ans, ne peut être longtemps reléguée au rôle de confidente: aussi en prit-elle bientôt un plus actif qu'elle n'interrompit qu'au mariage de Molière. Peu de temps après, captivée par la gloire qu'il acquérait chaque jour, mademoiselle du Parc se repentit des froideurs qu'elle lui avait fait essuyer; mais, soit dépit, soit crainte de ne pas trouver près d'elle la paix que lui faisaient goûter ses rapports avec mademoiselle de Brie, il sut résister aux moyens de séduction qu'elle mit en œuvre avec lui. Plus tard, il fit allusion à sa position entre ces deux femmes par les rôles de Clitandre, de Henriette et d'Armande des FEMMES SAVANTES, et principalement par la scène n du premier acte de ce chef-d'œuvre (3).

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D'Assoucy, dans ses Aventures, nous apprend qu'en partant de Lyon Molière et ses camarades se rendirent à Avignon, où il les suivit. Cette ville, d'après les aveux de ce troubadour épicurien, le vit se livrer avec excès à sa passion pour le jeu, dont les chances lui furent si constamment et si cruellement défavorables, qu'en moins d'un mois il demeura, selon son expression, vétu comme notre premier père Adam lorsqu'il sortit du paradis terrestre. « Mais, ajoute-t-il, comme un homme n'est jamais pauvre tant qu'il a des amis, ayant Molière pour estimateur et toute la maison des Béjart pour amie, en dépit du diable et de la fortune..... je me vis plus riche et plus content que jamais; car ces généreuses personnes ne se contentèrent pas de m'assister comme ani, elles me voulurent traiter comme parent. Etant commandés pour aller aux états, ils me menèrent avec eux à Pézenas, où je ne saurais dire combien de grâces je reçus ensuite de toute la maison. On dit que le meilleur frère est las au bout d'un mois de donner à manger à son frère; mais ceux-ci, plus généreux que tous les frères qu'on puisse avoir, ne se lassèrent point de me voir à leur table tout un hiver..... Quoique je fusse chez eux, je pouvais bien dire que j'étais chez moi. Je ne vis jamais tant de bonté, tant de franchise, tant d'honnêteté que parmi ces gens-là bien dignes de représenter réellement dans le monde les personnages qu'ils représentent tous les jours sur le théâtre (1). »

On conserve religieusement à Pézenas et dans les environs la tradition de quelques circonstances qui marquèrent le séjour que Molière y fit. A Gignac, une source avait été détournée par les soins de M. de Laurès, consul de cette petite ville, d'une prairie où elle serpentait, et, confondue avec un ruisseau, elle avait été conduite dans un grand réservoir destiné à l'usage public. Le magistrat municipal venait provisoirement de faire écrire au-dessus de ce réservoir le vers suivant :

Quæ fuit ante fugax, arte perennis erit.

C'en était assez pour occuper les oisifs et les curieux, qui, assemblés devant cette inscription, se livraient, avec toute la chaleur et l'abondance méridionales, à des gloses, à des critiques et à des traductions fort diverses. Molière passe, il aperçoit le rassemblement, s'approche et vient écouter et étudier les orateurs. Il est mis au courant du sujet de la discussion et propose de substituer au vers latin le distique suivant, que M. de Laurès fit, dit-on, graver dans son dépit contre les censures de ses compatriotes:

Avide observateur, qui voulez tout savoir, Des ânes de Gignac c'est ici l'abreuvoir (2).

Sur une des rives de l'Hérault se trouve le château de Lavagnac, auprès duquel Molière, allant un jour de Gignac à Pézenas, s'aperçut que sa valise était égarée. « Ne cherchez pas, dit-il à ceux qui l'accompagnaient; je viens de Gignac, je suis à Lavagnac, j'aperçois le clocher de Montagnac; au milieu de tous ces gnac ma valise est perdue (3). Les habitants de Belarga et de Saint-Pons-de-Mauchiens, villages qui se trouvent sur la grande route, tiennent de leurs aïeux quelques détails suivants sur ce fait. Des femmes étaient occupées à travailler aux champs qui longent le grand chemin, lorsque, Molière passant, cette valise tomba de la croupe du cheval qu'il montait. Une de ces paysannes s'en aperçut, quitta ses compagnes et vint couvrir de la rotoudité de ses jupes l'objet qu'elle voulait dérober. Molière, revenu sur ses pas, lui adressa la parole, mais, ne soupçonnant pas la ruse, il se remit en route et sa valise fut perdue pour lui (4).

Le prince de Conti, gouverneur du Languedoc, préférait le séjour de Pézenas à celui des autres villes de la province. Il accueillit Molière avec faveur, lui assigna des appointements et lui confia la direction des fêtes qu'il donnait, surtout à l'approche et durant la tenue des Etats. Le prince avait son habitation à la Grange-des-Prés, où logeaient aussi les officiers de sa maison. Molière y fut reçu avec sa troupe, et dernièrement encore, en faisant des réparations à une partie conservée du chateau, on a trouvé son nom gravé sur une cloison recouverte en plâtre (5).

Néanmoins il allait donner des représentations dans les petites villes voisines, Marseillan, Agde, Montagnac, et on trouve encore dans les archives de Pézenas l'ordre adressé par le prince aux consuls de mettre en réquisition les charrettes nécessaires pour transporter le théâtre de Molière et sa troupe de Marseillan à la Grange-des-Prés. On voit aussi

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dans les archives de Marseillan, qu'une contribution fut établie sur les habitants pour indemniser Molière des représentations qu'il y avait données (1).

La tradition de Pézenas fait de lui le héros d'une aventure amou→ reuse dans laquelle il fit jouer à un mari le rôle que plus tard il devait être condamné à jouer lui-même. Il fut même, dit-on, surpris en tendre conversation, et obligé, pour échapper à de mauvais traitements, de sauter par une fenêtre (2).

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Il existe dans la même ville un grand fauteuil de bois auquel une tradition a conservé le nom de fauteuil de Molière; sa forme atteste son antiquité; l'espèce de vénération attachée à son nom l'a suivi chez ses divers propriétaires. Voici ce que les habitants du pays racontent à ce sujet d'après l'autorité de leurs ancêtres Pendant que Molière séjournait à Pézenas, le samedi, jour du marché, il se rendait assidument, dans l'après-dinée, chez un barbier de cette ville, nommé Gély, dont la boutique très-achalandée était le rendez-vous des oisifs, des campagnards et des agréables; car, avant l'établissement des cafés dans les petites villes, c'était chez les barbiers que se débitaient les nouvelles, que l'historiette du jour prenait du crédit, et que la politique épuisait ses combinaisons. Le grand fauteuil de bois occupait un des angles de la boutique, et Molière s'emparait de cette place. Un tel observateur ne pouvait qu'y faire une ample moisson; les divers traits de malice, de gaieté, de ridicule, ne lui échappaient certainement pas, et qui sait s'ils n'ont pas trouvé leur place dans quelques-uns des chefsd'œuvre dont il a enrichi la scène française? On croit à Pézenas au tauteuil de Molière comme à Montpellier à la robe de Rabelais (3). D’AsSoucy nous apprend qu'après avoir passé six mois dans cette cocagne, il suivit Molière à Narbonne.

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De Narbonne, notre auteur se rendit, vers la fin de 165, à Montpellier pendant la tenue des états, présidés par le prince de Conti, qui l'avait engagé à l'y venir rejoindre. L'ETOURDI, représenté l'année précédente à Lyon, et le DÉPIT AMOUREUX, qui ne l'avait encore été nulle part, furent accueillis avec la plus grande faveur, et attirèrent à la troupe et à Molière d'unanimes applaudissements et de nouveaux bienfaits de la part de son ancien condisciple (4). Le prince voulut même se l'attacher en qualité de secrétaire. Le poste ne laissait pas d'être pél'âge de quarante-trois ans, d'une fièvre chaude causée par un mauvais rilleux; car Segrais dit que « Sarrasin, qui l'avait occupé, mourut à traitement de M. le prince de Conti. Ce prince lui donna un coup de pincettes à la tempe: le sujet de son mécontentement était que l'abbé de Cosnac, depuis archevêque d'Aix, et Sarrasin, l'avaient fait condescendre à épouser la nièce du cardinal Mazarin (Martinozzi), et à abandonner quarante mille écus de bénéfices pour n'avoir que vingt-cinq mille écus de rente de sorte que l'argent lui manquait souvent, et alors il était dans des chagrins contre ceux qui lui avaient fait faire cette bassesse, comme il l'appelait à cause de la haine universelle qu'on avait dans ce temps-là contre le cardinal Mazarin (5). » Toutefois,fil est probable que ce ne fut pas la crainte d'un semblable sort, ou, comme le prétend Grimarest, à qui un sentiment généreux ne semble pas appaqu'il aimait à parler en public, et que cela lui aurait manqué chez remment une raison déterminante dans une semblable position, parce mais bien parce que rien à ses yeux ne pouvait être préférable à cet M. le prince de Conti, que Molière crut devoir refuser cette place, art pour lequel il n'avait pas hésité à rompre en quelque sorte avec sa abandonner à la misère. «Eh! messieurs, disait-il à ceux qui le blåfamille, et qu'il sentait d'ailleurs que, quitter ses camarades, c'était les maient de refuser la proposition du prince, ue nous déplaçons jamais : je suis passable auteur, si j'en crois la voix publique; je puis être un fort mauvais secrétaire. Je divertis le prince par les spectacles que je lui donne; je le rebuterai par un travail sérieux et mal conduit. Ei pensez-vous d'ailleurs qu'un misanthrope comme moi, capricieux, si vous voulez, soit propre auprès d'un grand? Je n'ai pas les sentiments assez flexibles pour la domesticité. Mais, plus que tout cela, que deviendront ces pauvres gens que j'ai amenés de si loin? Qui les conduira? Je me reprocherais de les abandonner. » La place fut donnée à un gentilhomme nommé de Simoni (6).

Molière et sa troupe parcoururent encore la province pendant plusieurs années. Dans ces diverses excursions, il fit représenter quelques farces dans le goût italien, par lesquelles il préludait à ses belles compositions. C'étaient les TROIS DOCTEURS RIVAUX et le MAÎTRE D'ÉCOLE, dont il ne nous reste que le titre. Mais deux autres de ces bluettes que nous possédons, le MÉDECIN VOLANT et la JALOUSIE DU BARBOUILLÉ, ne laissent pas de grands regrets pour la perte des premières. L'intrigue de ces deux petites comédies a bien quelques traits de ressemblance avec

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