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dédommager de dix mois de contrainte et de privation

de caresses.

« Écoutez :

De mes accusateurs qu'on punisse l'audace;
Que de Britannicus on calme le courroux;

Que Junie à son choix puisse prendre un époux;
Qu'ils soient libres tous deux, et que Pallas demeure;
Que vous me permettiez de vous voir à toute heure;
Que ce même Burrhus, qui nous vient écouter,
A votre porte enfin n'ose plus m'arrêter.

« Quel trait de lumière et quel trait de génie! Ce masque de tendresse subitement jeté, ces larmes subitement séchées, ces vers brefs, secs, hautains, succédant sans transition à ces effusions, ne jettent-ils pas un jour effrayant sur le caractère d'Agrippine? L'ambitieuse n'est-elle pas tout entière dans ce contraste? Aussi ne craignez pas d'accentuer un peu vivement, dans le couplet précédent, la douleur et la tendresse maternelles ; les gens qui jouent un sentiment en exagèrent toujours un peu l'expression; ils ont peur qu'on ne les croie pas. Puis, arrivé aux derniers vers, prenez une voix impérieuse, je dirai presque impériale, dictez des ordres! Cette opposition doit produire un immense effet; c'est un coup de théâtre moral.

<< Reste la dernière réponse de Néron. Je l'attends avec une certaine impatience. Tant d'arrogance doit le blesser. Le Néron railleur de la première réplique va sans doute se réveiller. Écoutez :

Oui, Madame, je veux que ma reconnaissance
Désormais dans les cœurs grave votre puissance;
Et je bénis déjà cette heureuse froideur

Qui de notre amitié va rallumer l'ardeur.
Quoi que Pallas ait fait, il suffit, je l'oublie :
Avec Britannicus je me réconcilie;

Et quant à cet amour qui nous a séparés,
Je vous fais notre arbitre, et vous nous jugerez.

Allez donc, et portez cette joie à mon frère.
Gardes, qu'on obéisse aux ordres de ma mère !

« Qu'en pensez-vous? la soumission est-elle assez complète? S'avoue-t-il assez vaincu ? Quelques artistes, qui jouent Agrippine, sortent alors la tête haute, radieuse, et jetant à Burrhus, qui entre, un regard de mépris et de triomphe! Je doute qu'elles aient raison de tant triompher. Néron en dit trop pour me convaincre. Les grâces félines de ses protestations, le raffinement de ses sentiments:

Et je bénis déjà cette heureuse froideur
Qui de notre amitié va rallumer l'ardeur;

sa facilité à tout abandonner :

Quoi que Pallas ait fait, il suffit, je l'oublie;
Avec Britannicus je me réconcilie;

et l'accent déclamatoire de ce dernier vers:

Gardes, qu'on obéisse aux ordres de ma mère!

tout cela sonne faux à l'oreille. On y sent, non pas le fils convaincu, mais le cœur lâche qui n'ose engager la lutte avec sa mère et qui s'en tire par l'hypocrisie.

<< La scène suivante nous le montre d'une façon évidente. Dès le premier vers, éclate le vrai Néron dans ce cri sauvage:

J'embrasse mon rival, mais c'est pour l'étouffer.

« La crédulité d'Agrippine serait inexplicable si elle n'était aveuglée par les deux passions qui nous dupent le plus l'orgueil et l'ambition! Ainsi s'achève, par ces deux derniers traits, la peinture effrayante de

ce fils et de cette mère! A vous maintenant, interprète, de les exprimer par la voix *. »

E. LEGOUVÉ.

NOTICE SUR ERNEST LEGOUVÉ

Pour bien connaître E. Legouvé, qu'on lise Soixante ans de souvenirs (2 vol. in-8°, 1886-1887). L'homme et l'écrivain sont là tout entiers: l'homme, avec son culte touchant pour la mémoire de son père, avec son esprit libéral, le don de sympathie communicative, l'entrain et la bonne humeur; l'écrivain, avec sa verve rapide, son talent de conteur qui sème tour à tour dans ses récits familiers l'anecdote piquante et la note émue, ses qualités dramatiques enfin qui mettent partout l'action et le dialogue, qui font revivre à nos yeux, en pleine lumière, nombre de figures originales à demi disparues déjà à l'horizon du passé, les Andrieux, les Népomucène Lemercier, les Jean Reynaud et tant d'autres. Par la variété et l'intérêt, ces Mémoires rappellent ceux de Marmontel, et prouvent une fois de plus que, sous la plume des gens d'esprit, le moi n'est pas toujours haïssable.

Né en 1807, E. Legouvé se promit, tout jeune encore, de faire honneur au nom de son père qu'il avait perdu à l'âge de cinq ans, et de marcher vaillamment sur ses traces. A la fin d'une longue et honorable carrière, il eut le droit de dire avec une légitime fierté qu'il avait tenu parole. Comme son père, il a été poète dramatique, et il a obtenu au théâtre français par Louise de Lignerolles et Adrienne Lecouvreur le succès qu'avaient eu autrefois la Mort d'Abel (1792) et la tragédie d'Épicharis et Néron (1793). Comme lui, il est entré à l'Académie (1855); comme lui, il a été professeur au Collège de France, où il a fait sur l'Histoire morale des femmes des leçons très applaudies, dont le titre rappelle l'ouvrage le plus célèbre de son père : le Mérite des femmes.

:

Mais il a trouvé de plus une veine à lui, une veine nouvelle et des plus heureuses, en abordant les questions d'éducation. Il les traite dans son livre les Pères et les Enfants au XIXe siècle, avec le tact et la pénétration d'un moraliste et avec l'esprit qu'il sait mettre à tout. Des problèmes complexes et délicats se rencontrent sur son chemin; il ne les évite pas, il y va tout droit, bravement, avec franchise et courage. Si la solution qu'il en donne n'est pas toujours satisfaisante, c'est que beaucoup de jugement, de sagacité et de finesse ne suffisent pas pour les résoudre. Il y faut la

* La Lecture er action, p. 208-222. Paris, Hetzel.

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lumière supérieure de l'Évangile, qui donne aux vues d'un Bossuet et d'un Fénelon tant de profondeur et de vérité. Sans doute, E. Legouvé a une foi vivante en un Dieu créateur et gouverneur du monde, il a le vif sentiment de l'honneur et il veut même pour les enfants une éducation chrétienne, assuré que « l'humanité n'a pas trop de tous les secours humains et surhumains pour la soutenir contre les mauvais penchants »; il n'en garde pas moins certains préjugés et certaines défiances qui faussent parfois la justesse de son coup d'œil et la sagesse de ses conclusions.

Ces réserves n'atteignent point Nos filles et nos fils, un des livres les plus sains et les plus attrayants qu'on puisse offrir à des enfants de douze à quinze ans, un livre véritablement délicieux.

Quels charmants ouvrages, dans un autre genre, que l'Art de la lecture et la Lecture en action! Les observations morales et les vues littéraires s'y mêlent aux recommandations pratiques, et se présentent, pour ainsi dire, en action, dans des scènes rapides et des dialogues animés. Rien de plus spirituel, de plus varié et de plus vivant. On reconnaît partout la main d'un poète dramatique, faite à tous les secrets du métier, mais aussi celle d'un artiste et d'un lettré, qui transforme une simple leçon de lecture en une excellente leçon de critique littéraire. Qu'on en juge par les pages qui précèdent et par celles qui suivent.

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Racine a été un jour grand comme Shakespeare, en restant grand comme Racine. La scène de Narcisse et de Néron1égale et rappelle la scène d'Yago et d'Othello. La situation est la même : Narcisse veut faire de Néron un empoisonneur; Yago veut faire d'Othello un assassin. Le meurtre d'une femme, le meurtre d'un frère, voilà où les deux tentateurs traînent deux âmes non encore souillées, à travers mille péripéties de lutte, comme on traîne un coupable à l'échafaud. Jamais n'a

1. Au IV acte de Britannicus, après que Néron vient de faire à sa mère l'hypocrite promesse de sa réconciliation avec Britannicus, et après que, ramene par Burrhus à de bons sentiments, il vient de donner à ce dernier l'assurance sincère de cette réconciliation.

été peint d'une manière plus grandiose l'éternel et terrible combat du génie du bien et du génie du mal. Chacun de ces deux grands hommes y porte sa forme de talent; Shakespeare y reproduit, tressaillement à tressaillement, cri à cri, toutes les tortures d'un cœur déchiré par le soupçon; c'est une étude pathologique, et faite sur nature. Racine à la nature ajoute l'art français. Shakespeare développe, Racine condense; Shakespeare épand la vérité à grands flots, Racine la cristallise'. L'avouerai-je? S'il fallait choisir entre les deux scènes, je donnerais la préférence à celle de Racine. Yago ne s'attaque qu'à un seul sentiment, la jalousie; Narcisse met toutes les passions humaines en jeu, pour atteindre son but. Il n'y arrive qu'après avoir ruiné en Néron tous les bons instincts et exaspéré tous les mauvais; il ne triomphe qu'après avoir été vaincu quatre fois. Cette bataille est une succession de batailles où se déploient toutes les ressources de la stratégie du mal. Étudions ce chef-d'œuvre, et si nous apprenons à le comprendre et à le rendre, même imparfaitement, notre peine aura bien sa récompense.

Le début est sinistre. Néron est tombé sur un siège, vaincu par les prières de Burrhus, et l'âme encore toute troublée de sa promesse de clémence; il a juré d'épargner Britannicus. Narcisse arrive par derrière, s'approche à pas assoupis, et glisse dans l'oreille de l'empereur ces terribles paroles :

Seigneur, j'ai tout prévu pour une mort si juste.
Le poison est tout prêt. La fameuse Locuste
A redoublé pour moi ses soins officieux;
Elle a fait expirer un esclave à mes yeux,

Et le fer est moins prompt à trancher une vie,
Que le nouveau poison que sa main me confie.

Quelle sûreté d'exécution dans cet organisateur de

1. Il la concentre.

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