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enclin à s'atténuer dans les développements. Plus tard, dans l'histoire de Port-Royal, des campagnes du roi, dans son discours à l'Académie, il resta le même, orateur accompli pour la justesse, la noblesse et les ménagements, avant tout amateur de style, tellement qu'il lisait les bons auteurs pour noter à la marge les expressions choisies qui pouvaient passer en français. Nous autres, aujourd'hui, barbares écrivains de la décadence, nous avons peine à comprendre ces scrupules'. On étudiait les mots alors, comme au temps de Raphaël on étudiait les contours; on n'osait se permettre un sousentendu, une construction un peu nouvelle, un terme violent; on consultait à chaque pas Vaugelas et l'usage. On se justifiait par l'exemple d'Horace ou de Denys d'Halicarnasse; on pesait, on allégeait, on rechargeait chaque vers, selon qu'on le soupçonnait d'être trop plein ou trop vide; on se consultait par lettres sur un hémistiche; on ne trouvait aucune construction assez régulière, aucune image assez juste, aucune idée assez claire, aucune phrase assez correcte; je suis persuadé que dans la meilleure page du meilleur écrivain moderne ils ne garderaient pas trois lignes entières. Vous voyez que si jamais l'éducation et la nature ont travaillé pour former un homme dont le plus grand talent fût l'art de bien écrire, c'est celui-là.

J'arrive enfin à la pure et profonde source d'où a coulé sa poésie, et à qui tout le reste n'a fait que fournir un lit, je veux dire la délicatesse et la vivacité des sentiments. Il était passionné, ardent à soutenir son opinion, fécond en raisons, en images, en railleries, jusqu'à fâcher quelquefois Boileau, son ami le plus ancien et le plus intime; ingénieux, brillant, abondant, livré à la verve au point de ravir d'admiration ceux

1. Lire, par exemple, la lettre à Boileau du 28 septembre 1694. Du reste, le commentaire de Voltaire sur Corneille est d'une minutie étonnante. [A.]

qui l'écoutaient. Mais en même temps il était doux, plein de ménagements, de tendresses, prompt aux affections, «< tout sentiment et tout cœur ». Une phrase de Nicole l'avait blessé lorsqu'il travaillait pour le théâtre; il se crut désigné comme « un empoisonneur public », prit feu, et répondit par la lettre la plus maligne; la seconde était prête, et allait lui attirer, avec la faveur des jésuites, l'applaudissement de tous les gens d'esprit, lorsqu'il réfléchit, comprit que son action pourrait être entachée d'ingratitude, et supprima son écrit. Bien longtemps après il se repentait encore; ayant enfin obtenu le pardon de M. Arnaud, «< il entra chez lui avec la confusion et l'humilité peintes sur le visage, et quoiqu'on fût en nombreuse compagnie, il se jeta à ses pieds ». Cette âme trop fine s'attachait à tous les devoirs avec excès et scrupule; quand il fut nommé historiographe par le roi, pour se mettre ses devoirs devant les yeux, il fit une espèce d'extrait du traité de Lucien sur la manière d'écrire l'histoire ». Il assembla les traits qui avaient rapport à son office, les écrivit, puis, pour étudier les précédents et les modèles, se mit à extraire Mézerai, Siri, et à dépouiller toutes sortes de mémoires, d'instructions et de lettres, transformant sa sinécure en un fardeau de lourd labeur. On voit dans sa correspondance avec son fils qu'il se représente avec excès les émotions des autres, qu'il adoucit le blâme, qu'il a ujours peur d'avoir la main maladroite ou pesante, que sa sensibilité est inquiète, timide et presque féminine. Un jour, à Saint-Cyr, la jeune fille qui jouait Esther manqua de mémoire; il s'écrie avec sa vivacité ordi

1. Dans quelques lettres adressées, en 1666, à Desmarets, auteur d'une comédie intitulée les Visionnaires, Nicole avait écrit ces mots : « Un faiseur de romans et un poète de théâtre est un empoisonneur public, non des corps, mais des âmes des fidèles, qui se doit regarder comme coupable d'une infinité d'homicides spirituels ». Racine se sentit blessé personnellement par cette phrase de Nicole.

naire: «< Ah! Mademoiselle, quel tort vous faites à ma pièce ! »> La pauvre enfant s'étant mise à pleurer, il courut à elle, prit son mouchoir, essuya ses larmes et pleura lui-même. Ce cœur si tendre avait besoin de s'attendrir; ayant renoncé aux vers, il poursuivait innocemment la poésie, et allait aux vêtures, dit Mme de Sévigné, parce qu'il «< voulait pleurer ». C'est encore par bonté de cœur qu'il s'attira sa demi-disgrâce, ayant donné à Mme de Maintenon un mémoire sur les misères du royaume et sur les moyens d'y remédier. Dans ses lettres, dans ses actions, il y a cent traits de cette humanité, si rare alors, et qui chez lui était si naturelle. On se souvient des vers dignes de Fénelon où son Joad recommande au nouveau roi la compassion et le soin du pauvre peuple. Ailleurs, sortant d'une magnifique revue, il s'écrie :

J'étais si las, si ébloui de voir briller les épées et les mousquets, si étourdi d'entendre des tambours, des trompettes et des timbales, qu'en vérité je me laissais conduire par mon cheval sans plus avoir d'attention à rien, et j'eusse voulu de tout mon cœur que tous les gens que je voyais eussent été chacun dans leur chaumière ou dans leur maison, avec leur femme et leurs enfants, et moi dans ma rue des Maçons avec ma famille !

En effet, il s'y trouvait plus heureux qu'ailleurs, jouant avec ses enfants, les instruisant, les redressant, d'une simplicité parfaite, d'une bonté admirable, tellement qu'un jour, étant invité chez M. le Duc et

1. Certains littérateurs ont contesté la sensibilité de Racine. « Celui qu'on a pris l'habitude de nommer le tendre Racine, dit l'un d'eux, méritait peut-être ce nom dans les moments de passion, mais semble assez sec en d'autres rencontres... » Et l'on prend texte de « trois cents épigrammes attribuées à Racine ». Mais M. Brunetière, toujours précis, répond« qu'il n'y en a seulement pas cinquante qui soient authentiques, et que, de ces cinquante, il n'y en a pas six qui ne soient dirigées contre les Boyer, les Coras, les Pradon, les Fontenelle et autres gens de bien dont la cabale ne se lassait pas de railler, harceler, persécuter Racine >>. (Cf. la tragédie de Racine, Histoire et Littérature, t. II. Voyez aussi la Psychologie de Racine, par P. Janet.)

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averti qu'une nombreuse compagnie l'attendait pour dîner, il refusa, disant qu'il n'avait point vu depuis huit jours sa femme et ses enfants, qui comptaient sur lui pour manger une belle carpe. Puis, avec une naïveté charmante, il montra au messager la carpe, qui coûtait environ un écu

Jugez vous-même si je me puis dispenser de dîner avec ces pauvres enfants qui ont voulu me régaler aujourd'hui et n'auraient plus de plaisir s'ils mangeaient ce plat sans moi. Je vous prie de faire valoir cette raison auprès de Son Altesse Sérénissime.

On voit que, s'il avait les façons d'un courtisan, il n'en avait point l'âme1*.

H. TAINE.

NOTICE SUR H. TAINE

Hippolyte Taine, né à Vouziers (1828), est l'un des écrivains les plus étonnants de ce temps-ci. Par la vigoureuse conception et l'enchaînement de ses doctrines, par son érudition immense, par son puissant talent d'artiste, il est de la race des initiateurs qui ouvrent des voies nouvelles, deviennent le centre et l'âme des mouvements philosophiques et littéraires. L'enseignement classique, auquel il s'était brillamment préparé à l'Ecole normale, était une carrière trop étroite pour un esprit aussi impétueux et aussi indépendant. De bonne heure il y renonça pour entrer dans la critique militante.

Ses débuts furent éclatants. 11 apparut tout à coup, à vingtcinq ans, avec une pensée déjà maîtresse d'elle-même, une méthode à lui, un système à lui, ce système célèbre dont il pour

*Nouveaux Essais d'Histoire et de Critique, p. 211-221, passim. Hachette,

1880.

1. « Cette sensibilité éclate encore mieux dans sa pénitence pour expier ses tragédies, il voulut d'abord se faire chartreux, et n'en fut détourné qu'à grand'peine; plus tard, il refusa de relire les éditions de ses œuvres; une seule fois il y consentit et ne put s'empêcher de faire des corrections en marge; puis, tout d'un coup, il jeta l'exemplaire au feu. Une autre fois, on lui demanda de donner des leçons de déclamation à une jeune princesse; mais, quand il vit qu'il s'agissait de lui faire réciter un morceau d'Andromaque, il supplia en grâce qu'on l'en dispensât. » [A.]

suivra la démonstration par tous ses ouvrages de littérature, de philosophie, d'art et même d'histoire.

C'est dans sa thèse sur La Fontaine et ses Fables (1853), que se dessine pour la première fois cette conception personnelle et impérieuse, dont les lignes s'accuseront de plus en plus, et qui constituera, pour ainsi dire, la charpente de tous ses écrits postérieurs. Dès la première page la critique traditionnelle est déroutée. La Fontaine, qu'on avait regardé jusque-là comme solitaire au milieu de son siècle, comme étranger par son individualité poétique au monde où il a vécu, comme un antique plutôt que comme un moderne, y est représenté et expliqué comme le produit fatal de cette race sobre, fine, avisée, malicieuse que nourrit la Champagne, de ce climat tempéré où les sens échappent aux impressions extrêmes du chaud et du froid, de ce sol aux contours sinueux, aux beautés simples et aux grâces fuyantes, enfin de ces milieux divers où il a vécu en province et à Paris près de la cour. Ainsi formé, « il a fait des fables comme les vers à soie font leurs cocons et comme les abeilles font leurs ruches ». Une analyse pénétrante saura dégager ces éléments constitutifs de l'homme et du poète; elle saura retrouver, sous les traits de Messire Lion, de Maître Renard, de Bertrand le singe, de Mitis le chat, des ours, des loups, des chiens et du baudet, toute la société du xvII° siècle peinte au vif, depuis le roi, le courtisan, le marquis, le hobereau, le moine, le bourgeois, jusqu'au simple artisan et au paysan. Ne demandez pas si la thèse est démontrée. La richesse de pensée, l'originalité des vues, la magie d'un style énergique et coloré entraînent le lecteur et la lui font heureusement oublier. D'ailleurs, du milieu de ces influences diverses qui enveloppent La Fontaine et semblent composer toute son âme, jaillit et brille un vif rayon de lumière, qui échappe à toute analyse et dont M. Taine ne rend point compte, c'est le don divin, c'est le génie.

Dans l'Essai sur Tite-Live (1855), l'illustre critique ne fait guère davantage sa part à l'énergie native et individuelle. La race, le sol, le climat, le milieu social sont les facteurs mystérieux et inconscients de l'homme, même du plus grand. « La race façonne l'individu, le pays façonne la race. Un degré de chaleur dans l'air et d'inclinaison dans le sol est la cause première de nos facultés et de nos passions. (Voyage aux Pyrénées.) - Si inventeur que soit un esprit, il n'invente guère: ses idées sont celles de son temps, et ce que son génie original y change ou ajoute est peu de chose. » Un principe nouveau s'ajoute cependant à ceux-là et complète le système, c'est « qu'il y a en nous une faculté-maîtresse dont l'action uniforme se communique différemment à nos différents rouages et imprime à notre machine un système nécessaire de mouvements prévus.

Une

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