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et lumineuse qui va d'elles aux yeux de son âme. L'amour même qu'il leur porte pourrait, exagéré et exalté, se tourner en une sorte de panthéisme, à travers lequel les objets lui apparaîtraient comme soulevés et boursouflés; mais il est peu philosophe, il ne glisse pas de ce côté-là. Son orgueil et son amertume, qui l'abusent quelquefois à l'égard des hommes, ne le gênent plus devant la nature, parce que, n'étant point systématique, il n'a point poussé la misanthropie jusqu'au pessimisme universel qui fait voir une nature méchante. Son manque de psychologie même lui sert ici peu habitué à creuser et manier des âmes, il ne songe pas, ce qui est un jeu charmant, mais périlleux, à en mettre dans le flot qui chante ou la fleur qui rêve.

Il reste qu'il voit les choses, tout simplement, mais qu'il les voit avec l'ivresse de les voir; ou, si l'on n'admet pas qu'il n'y ait point un sentiment particulier mêlé toujours par nous à la vision des objets, et qui l'anime, il reste qu'il voit les choses avec le seul sentiment de l'absolue indépendance dont il jouit en les voyant, ce qui revient précisément au même.

C'est bien, ce me semble, ce que lui-même nous dit dans cette page : « Méditations enchantées! charmes secrets et ineffables d'une âme jouissant d'elle-même, c'est au sein des déserts d'Amérique que je vous ai goûtés à longs traits! On se vante d'aimer la liberté!... Lorsque, dans mes voyages, je quittai les habitations européennes et me trouvai, pour la première fois, seul au milieu d'un océan de forêts..., dans l'espèce de délire qui me saisit, je ne suivais aucune route, j'allais d'arbre en arbre, à gauche, à droite indifféremment, et me disant en moi-même : Ici plus de chemins à suivre, plus de ville, plus d'étroites maisons, plus de rois, plus de présidents de République, plus de lois et plus d'hommes... »

Vue dans ces conditions, la nature n'est plus ni em

bellie, ni arrangée, ni idéalisée, ni poétisée, ni enlaidie elle est retrouvée. D'autres en ont écrit ou en écriront le « roman » ou la philosophie, ou la théologie, ou la romance; il la voit, et il l'aime.

C'est pour cela qu'il n'a jamais décrit que ce qu'il a regardé. C'est la forêt d'Amérique sous la lune :

La lune se montra au-dessus des arbres, à l'horizon opposé... L'astre solitaire monta peu à peu dans le ciel : tantôt il suivait paisiblement sa course azurée, tantôt il reposait sur des groupes de nues qui ressemblaient à la cime des montagnes couronnées de neiges. Ces nues, ployant et déployant leurs voiles, se déroulaient en zones diaphanes de satin blanc, se dispersaient en légers flocons d'écume, ou formaient dans les cieux des bancs d'une ouate éblouissante, si doux à l'œil qu'ii croyait ressentir leur mollesse et leur élasticité. La scène sur la terre n'était pas moins ravissante : le jour bleuatre et velouté de la lune descendait dans les intervalles des arbres et poussait des gerbes de lumière jusque dans l'épaisseur des ténèbres... Dans une savane, de l'autre côté de la rivière, la clarté de la lune dormait sans mouvement sur les gazons; des bouleaux agités par les brises et dispersés çà et là formaient des îles d'ombres flottantes sur cette mer immobile de lumière. Tout aurait été silence et repos sans la chute de quelques feuilles, le passage d'un vent subit, le gémissement de la hulotte; au loin, par intervalle, on entendait les sourds mugissements du Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert et expiraient à travers les forêts solitaires

C'est une nuit de Grèce, plus douce, plus fine, plus élégante en quelque sorte, sous un ciel moins vaste et moins profond :

Une de ces nuits, dont les ombres transparentes semblent craindre de cacher le beau ciel de la Grèce; ce n'étaient point des ténèbres, c'était seulement l'absence du jour. L'air était doux comme le lait et le miel, et l'on sentait à le respirer un charme inexprimable. Les sommets du Taygète, les promontoires opposés des Colonides et d'Acritas, la mer de Messénie brillaient de la plus tendre lumière;

une flotte ionienne baissait ses voiles pour entrer au port de Coronée, comme une troupe de colombes passagères ploie ses ailes pour se reposer sur un rivage hospitalier, Alcyon gémissait doucement sur son nid, et le vent de la nuit apportait à Cymodocée des parfums du dictame et la Voix lointaine de Neptune; assis dans la vallée, le berger contemplait la lune au milieu du brillant cortège des étoiles, et il se réjouissait dans son cœur.

Quelquefois le tableau n'est pas fait. Deux ou trois traits seulement très caractéristiques, et une impression:

La nuit était délicieuse. Le Génie des airs secouait sa chevelure bleue embaumée de la senteur des pins, et l'on respirait la faible odeur d'ambre qu'exhalaient les crocodiles couchés sous les tamarins du fleuve. La lune brillait au milieu d'un azur sans tache, et sa lumière gris-perle descendait sur la cime indéterminée des forêts. Aucun bruit ne se faisait entendre, hors je ne sais quelle harmonie lointaine qui régnait dans la profondeur des bois on eût dit que l'âme de la solitude soupirait dans toute l'étendue du désert. (Atala.)

Mais voudrait-on des couleurs vives, des tons de lumière vibrante et chaude? Voici deux toiles étincelantes, l'une de cette pluie de lumière qui baigne les lignes arrêtées et fines d'un paysage attique, l'autre du bariolage capricieux d'une scène orientale :

Le soleil se levait entre deux cimes du mont Hymette; les corneilles qui nichent autour de la citadelle planaient au-dessous de nous; leurs ailes noires et lustrées étaient glacées de rose par les premiers reflets du jour; des colonnes de fumée bleue et légère montaient dans l'ombre le long des flancs de l'Hymette; Athènes, l'Acropolis et les débris du Parthénon se coloraient de la plus belle teinte de la fleur du pêcher; les sculptures de Phidias, frappées horizontalement d'un rayon d'or, s'animaient et semblaient se mouvoir sur le marbre par la mobilité des ombres du relief;

au loin, la mer et le Pirée étaient tout blancs de lumière, et la citadelle de Corinthe, renvoyant l'éclat du jour nouveau, brillait sur l'horizon du couchant comme un rocher de pourpre et de feu. (Itinéraire.)

Chateaubriand s'est mis face à face avec la nature, comme un peintre, et bien plus ingénument que certains peintres classiques, dits idéalistes, qui veulent qu'un paysage ait une pensée, et qui prennent la précaution de penser pour lui. Il a fait de la peinture moins littéraire que bien d'autres avec leur pinceau‘. Comme il a su saisir la beauté propre des temps, des civilisations, des morales et des religions les plus différentes, nonobstant ses convictions propres, tout de même il a reflété, sans les traduire, les tableaux les plus variés de l'univers, laissant à chacun son caractère, et se contentant de les comprendre et de les aimer.

Par là encore il agrandissait l'art, et comme il a appris aux artistes modernes à croire que la beauté. poétique est partout, brisant les barrières factices qui cantonnaient la poésie dans une galerie relativement étroite de modèles 2, il leur apprenait aussi que ces autres limites, déjà plus larges, qui confinent le littérateur dans la pensée et le sentiment, doivent être reculées encore; que la plume peut peindre, sans souci de prouver ou d'émouvoir et que, si ce n'est point là le domaine propre du littérateur, du moins ce ne lui est pas une province étrangère et interdite. Tout un art encore, celui des descriptifs modernes, de ceux qui

1. Mot fin et juste, car le vrai peintre n'est pas l'homme qui étale sur une toile des couleurs plus ou moins brillantes, mais l'artiste qui nous représente les choses avec exactitude, et nous les fait voir dans son tableau ou dans son livre comme on les voit dans la nature. En sorte que le peintre, qui se met en frais de caprice et d'imagination pour peindre la nature, fait surtout œuvre de littérateur; tandis que l'écrivain qui, à force d'art, nous donne la sensation de la réalité, mérite le nom de peintre.

2. Par exemple, les modèles païens et la mythologie.

pensent que la poésie, en prose ou en vers, peut être un art plastique, prend ici sa source 1*.

É. FAGUET.

DU STYLE DE CHATEAUBRIAND

Chateaubriand a eu, comme écrivain, quatre manières : il a eu d'abord le style diffus et embarrassé de l'Essai sur les Révolutions; puis celui des Natchez, de René, d'Atala, du Génie, de l'Itinéraire (notes écrites avant les Martyrs); puis le style, peu différent au fond, mais un peu plus guindé et tendu des Martyrs, où il se hausse au ton épique, déjà essayé dans les Natchez; puis le style des Mémoires et de la Vie de Rancé, qui est très mêlé, souvent très beau, sentant parfois la décadence.

Son vrai style, celui qui le caractérise le mieux, et qui est celui que tout le monde a dans l'esprit quand on dit «le style de Chateaubriand », est celui de la seconde manière. Éclat, nombre et harmonie, voilà de quoi il est fait avant tout.

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Le détail caractéristique, qui met l'objet en plein relief

Études littéraires sur le XIX siècle, p. 42-58, passim. Lecène et Oudin, 1887, Paris.

1. Il est certain que depuis Chateaubriand on reconnait généralement que la poésie peut être un art plastique, c'est-à-dire peut se borner dans certains cas à nous donner des impressions d'harmonie, de ligne ou de couleur, sans éveiller d'idées ou de sentiments dans notre âme. Plusieurs. citations de ce même morceau, qui sont de « la poésie plastique », nous donnent un plaisir extrême; et dans Victor Hugo, Lamartine, Vigny et George Sand, pour ne nommer que les grands noms, on trouve quantité de pages qui s'adressent comme celles-ci aux yeux ou à l'oreille plus qu'à l'esprit. Mais, comme le dit M. Faguet, ce n'est là qu'une province de l'art, et nous ajouterons une étroite province. La poésie a dans sa dépendance les immenses régions de l'idée et du sentiment; c'est là seulement qu'elle peut se donner carrière et atteindre les dernières limites. de la beauté.

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