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détacher une pensée qui ne soit liée à tout le reste. Il a, pour ainsi dire, écrit les aphorismes de la nature, comme Hippocrate ceux de la médecine; et il réduit la postérité la plus savante à lui emprunter plus qu'elle n'ajoute à ses récits. Il s'est dit: Quels sont les organes et les actes de la vie? Il les a comptés, définis, comparés dans tous les êtres différents; puis il a pris un type. l'homme, par exemple; il l'a décomposé, et il en a fait un point universel de comparaison, indiquant, à l'occasion de chaque partie de l'homme, les analogies et les différences que lui offrait la collection des êtres, de manière qu'il n'y a dans cet ouvrage pas un fait répété, pas un fait inutile, pas un fait qui n'en explique beaucoup d'autres.

Dans un tel travail, le génie d'Aristote a plus fait sans doute que le génie de son temps: mais, après lui, le même rapport nous frappe dans la rencontre des époques où sont cultivées les sciences naturelles. C'est dans le déclin de la haute poésie et de l'éloquence, après la chute de la liberté qui les emportait toutes deux avec elles, que s'élève Pline, compilateur curieux, comme Aristote était observateur inventif, n'ayant pas un Alexandre qui lui envoyât des échantillons de toute la nature, et lui dit : « Fais le catalogue de tous les êtres vivants que renferment mes conquêtes »; mais ayant Rome pour spectacle, avec ses richesses enlevées à tous les peuples, son luxe raffiné, son sanguinaire amphithéâtre, son cirque de bêtes féroces, ses antiquités et ses bibliothèques. Lorsque Pline composa son livre, que restait-il aux Romains privés d'existence publique, et ayant passé l'âge le plus heureux du génie? Il leur restait de regarder ce monde extérieur qu'ils avaient conquis. A côté de cette passion de savoir, de cette curiosité infatigable qui semble remplacer dans Pline les passions de la vie publique, je remarque ainsi un sentiment nouveau, inconnu aux beaux temps de la liberté grecque

et romaine; c'est une sorte d'affection et d'intérêt pour l'humanité; c'est le nom d'homme substitué à celui de barbare; c'est le reproche adressé à César pour le sang qu'il a versé et la grande injure qu'il a faite au genre humain; c'est l'éloge accordé à Tibère lui-même pour le soin qu'il a eu d'abolir en Germanie et en Afrique1 des superstitions homicides; c'est un esprit de philosophie cosmopolite et tolérante, à laquelle se mèle pourtant un scepticisme amer et mélancolique.

Cet état moral si marqué dans l'ouvrage de Pline présente plus d'un trait commun au xvme siècle aussi c'est surtout par des ressemblances avec Pline que Buffon se rapproche de l'antiquité.

Avec plus de goût, c'est la même imagination pompeuse, et tant soit peu monotone; avec moins de hardiesse, c'est le même éclat de langage, la même richesse d'imagination descriptive *.

VILLEMAIN.

DU STYLE DE BUFFON

Lire Buffon, c'est goûter le plaisir le plus délicat, celui qui naît de la raison satisfaite. Une lumière égale, qui éclaire plus qu'elle n'échauffe, est distribuée avec un art surprenant sur ces périodes, dont plus d'une est un tableau complet. Au premier plan se détache, en plein jour, l'idée essentielle; au second, dans une sorte de pénombre, se laissent entrevoir les idées secondaires.

Sans doute, l'importance donnée à l'une fait souffrir un peu les autres. De Brosses louait son ami de ce qu'il excellait à généraliser les idées. On serait plutôt tenté aujourd'hui de lui en faire un reproche. Mais

*Cours de Littérature française, XVIII siècle, t. II, p. 184-188. 1. Éloge répété par Tertullien. [A.]

Buffon n'était pas de ceux dont la curiosité s'attache à l'accessoire; c'est l'ensemble qu'il voulait saisir et fixer dans son unité définitive.

Savant d'ailleurs autant qu'écrivain, s'il recherchait avant tout la simplicité et la clarté, il n'eût pas voulu les conquérir au détriment de la précision scientifique. «Toutes les fois, écrit-il, qu'on traite un sujet dans un point de vue général, il faut tâcher d'être court et précis. » La règle qu'il traçait à ses collaborateurs, il se l'imposait à lui-même. Chaque mot doit contenir une idée, chaque idée doit être condensée et réduite à sa formule la plus expressive. Ni amplification vague, ni jargon inintelligible; presque partout l'expression simple d'une chose simple'. Souvent même, en dépit des préceptes du Discours sur le style, le terme propre n'est pas dédaigné.

Pourtant Buffon se calomnie, lorsqu'il parle d'essais << écrits sans art, et sans autre ornement que celui de la nature ». C'est l'artiste, au contraire, que nous admirons; l'artiste patient, qu'une phrase occupe toute une matinée, qui recopie dix-huit fois le manuscrit des Époques, qui revoit et corrige tout, tantôt ajoute, tantôt retranche, toujours éclaircit et simplifie, jamais satisfait du degré de transparence qu'il a donné à sa pensée, en un mot se défiant d'autant plus de la perfection de la forme qu'il a plus confiance dans la vérité du fond. C'est ainsi que d'une pensée commune il sait faire sortir une pensée originale, qu'il féconde en multipliant les moyens de la rendre. Une profonde connaissance, une longue méditation du sujet lui permettent de l'envisager sous ses aspects les plus divers et de le renou

1. En défendant le style de Buffon contre le reproche banal d'emphase, on s'appuie de l'autorité de M. Villemain, qui a écrit: « Buffon est sévère et précis dans ses descriptions même les plus ornées. >> « Je ne sais,

dit Sainte-Beuve, où l'on a pris que le style de Buffon ait de l'emphase : il n'y a que de la noblesse, de la dignité, une magnifique convenance, une clarté parfaite. » (Causeries du lundi, t. IV.) [A.]

2. Discours sur le style.

veler par l'expression. Nous serions ingrats, si nous lui reprochions le souci exagéré de la forme. C'est pour nous qu'il travaille. Cette revision minutieuse a pour but moins de polir le style que de le rendre plus intelligible. C'est peu que l'élégance : l'ambition de Buffon est plus digne d'un vrai savant; il poursuit la justesse précise, l'exacte propriété des termes. Pour y atteindre, c'est la langue de tout le monde qu'il emprunte, en l'anoblissant. Sa gloire est d'avoir mis à la portée de tous ce qui n'était jusqu'alors que le patrimoine de quelques-uns.

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On a pu lui donner cet éloge, contradictoire en apparence, qu'il est l'esprit du siècle à la fois le plus métaphysique et le plus net'. C'est que chez lui « la métaphysique », loin de se compliquer, en se raffinant, devient de plus en plus lumineuse. Il ne travaille son style que pour l'assouplir, pour le plier au rôle qu'il lui destine: être l'agent de propagande, le véhicule de la science à travers le monde.

Seuls, il aimait à le dire, les ouvrages bien écrits sont dignes de passer à la postérité; mais il avait soin. d'ajouter que, pour bien écrire, il fallait bien sentir autant que bien penser, et que l'esprit n'est rien sans l'âme. L'ordre dans le style, c'est la clarté, la simplicité, l'unité; mais le mouvement, c'est la chaleur et la vie.

Buffon n'est-il qu'un artiste consommé, dont les ressources infinies nous étonnent sans nous émouvoir? Non! L'habileté la plus raffinée ne suffirait point à expliquer une popularité si durable, si universelle. Non! ledieu n'est pas absent de ce temple3. La nature inspire

1. Lettre du président de Brosses à Bonnet, dans le XVIII siècle à l'étranger, de M. Sayous.

2. « Vous ne marquez pas si le préambule des perroquets vous a fait plaisir il me semble que la métaphysique de la parole y est assez bien jasée. » (Lettre à l'abbé Bexon, 30 mars 1778.)

3. « Le Dieu n'y est pas. » (Villemain, Tableau de la littérature au XVIII siècle, t. II, 22 leçon.)

son historien à ce métaphysicien, épris de la froide régularité des systèmes, elle communique l'éloquence de l'orateur et l'imagination du poète.

C'est par ce double mérite que Buffon s'est élevé si fort au-dessus de ces savants contemporains qui mettaient au service de la science une raison sans chaleur ou une finesse sans profondeur. On lit et on lira toujours Buffon; mais on ne lit plus guère Fontenelle. A quoi bon les traits subtils, les saillies dont l'éclat nuit à la solidité de l'ensemble? Buffon n'a pas et ne veut pas avoir d'esprit; il se contente d'avoir du génie, et il applaudit aux vers de Lebrun', lorsque Lebrun s'écrie: Flatté de plaire aux goûts volages, L'esprit est le dieu des instants. Le génie est le dieu des âges: Lui seul embrasse tous les temps.

Ce génie, grave et noble, répugne à la plaisanterie, à l'ironie, dont il use rarement, et où il se sent mal à l'aise. Mais, si l'esprit n'est, pour ainsi dire, nulle part, l'éloquence est partout. Les mouvements oratoires abondent, soutenus d'un souffle puissant, si amples dans leur magnificence que Rivarol en compare la grandeur à la tranquille élévation des cieux.

Buffon avait de l'orateur, non seulement l'attitude et le geste, mais la conviction intérieure, la solennité de la parole et du style, l'amour des longues périodes cicéroniennes, qu'il aimait à réciter lui-même de mémoire au milieu d'un cercle d'amis, et dont la dignité de son débit augmentait encore l'effet. Aussi ses dis

1. Lebrun, Odes, II, III.

2. Dans son Discours sur le style, Buffon recommande aux écrivains « une répugnance constante pour l'équivoque et la plaisanterie ». A peine a-t-il répondu sur un ton plaisant, qui ne lui est pas habituel, aux critiques anonymes de Voltaire, qu'il le regrette: «J'avoue que j'aurais mieux fait de laisser tomber cette opinion que de la relever par une plaisanterie, d'autant que ce n'est pas mon ton, et que c'est peut-être la seule qui soit dans mes écrits. » (Théorie de la terre.)

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