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notre littérature ». Au moyen âge, quelques refrains, presque toujours les mêmes, moins sentis qu'appris et plaqués; au xvIe siècle, quelques idylles, et combien mignardes encore, combien « amenuisées »; au XVIIe siècle, les fables du seul La Fontaine, quelques traits à l'aventure et non tâtés, partis de la plume de Balzac, de Mme de Sévigné ou de Mme de La Fayette, quelques vers détachés de Corneille, de Racine ou encore de Molière, voilà, en gros, toute la place que le sentiment de la nature avait prise dans notre littérature. Pour mesurer celle que lui a faite Rousseau, et aussi celle que ce sentiment a usurpée à sa suite, il suffit d'ouvrir un roman moderne quelconque, depuis ceux de George Sand jusqu'à ceux de l'école naturaliste, car les responsabilités de l'auteur de la Nouvelle Héloïse et des Confessions vont jusque-là. Comme romancier d'ailleurs, il les a toutes, et l'on a pu commencer spirituellement une étude récente, dont il était l'objet, en ces termes : « Jean-Jacques Rousseau, romancier français '... »

Mais ce n'est pas seulement par le lyrisme du fond et de la forme que Rousseau a agi sur les écrivains qui l'ont suivi, et il y a longtemps que Villemain offrait aux orateurs et aux journalistes des modèles achevés d'éloquence et de dialectique, dans les Lettres de la Montagne, à d'Alembert, à Christophe de Beaumont. Le conseil n'a pas été perdu. Il avait été d'ailleurs deviné depuis longtemps par des écrivains avisés, tels que Linguet ou Beaumarchais, et par tous les orateurs de la Révolution. C'est Rousseau qui a infusé à notre littérature cette éloquence dont le secret était perdu depuis Bossuet, et qui n'a cessé depuis de nous en offrir le modèle le plus suivi. On pourrait aisément faire toucher du doigt l'influence de la prose

1. Cf. M. É. Faguet, XVIII° siècle, p. 327. Sur le sentiment de la nature au XVIIe siècle chez Rousseau, voir la note de la page 265.

de Rousseau sur les plus véhéments orateurs, comme sur les plus délicats écrivains de ce temps. Remarquons seulement, sans désigner personne, que nos contemporains les plus voisins de la perfection dans l'art d'écrire sont ceux qui ont tempéré le lyrisme et l'éloquence de Rousseau par l'atticisme de Voltaire, et non les malavisés qui répètent avec la dédaigneuse marquise du Deffand: « J'estime et j'aime trop le style de Voltaire pour goûter celui de Jean-Jacques ».

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Mais c'est de l'autre côté du Rhin que le lyrisme de Rousseau a produit tous ses effets, et, en ce sens, les Allemands ont raison de prétendre que l'influence de cet écrivain a été plus grande chez eux que chez nous. Comme il s'agit surtout ici de l'influence de ses idées et de ses sentiments, nous pouvons nous en consoler, car le meilleur de Rousseau nous reste, qui est son style. Cette distinction faite, que d'éminents Rousseauistes c'est le mot d'outre-Rhin à saluer ! Voici Goethe, le père de Werther, ce premier-né des innombrables fils de Saint-Preux; et Schiller, auteur de ces Brigands échappés des marges du Discours sur l'inégalité, et créateur de ce marquis de Posa, exalté jusqu'au martyre par les doctrines du Contrat social; et Kant, qui complète si utilement la métaphysique. du Vicaire savoyard; et Fichte, disciple authentique de Jean-Jacques, père véritable du socialisme moral et maître avoué de Ferdinand Lassalle; et tous ces ardents philosophes et poètes de la période de trouble et d'assaut; et enfin tous ces pédagogues qui corrigèrent ou outrèrent l'Émile, depuis Herder jusqu'à Pestalozzi et à Basedow. Mais on pourrait faire le tour de la littérature européenne sans perdre la trace de Rousseau. Il fut en effet un génie du monde, selon une autre expression chère aux Allemands, et l'on a même pu dire qu'il était l'écrivain de demain, tant il reste le contemporain des plus hardis d'aujourd'hui. « Avec Voltaire

c'est un monde qui finit, avec Rousseau c'est un monde qui commence », prophétisait Goethe, au seuil de ce siècle, et sa fin n'est pas faite pour démentir l'Olympien.

Mais d'où vient, en dernière analyse, la puissance permanente de l'action de Rousseau sur les masses, encore plus que sur les individus ? Elle ne vient pas seulement du fond de ses idées qui est emprunté, comme le montraient déjà et Buffon et La Harpe, et bien d'autres, et parfois leur auteur lui-même. Elle ne vient pas seulement de cette éloquence lyrique qui a tout enflammé, non plus que de cette logique décisionnaire qui a tout systématisé. Elle vient, par-dessus tout, de la sincérité de sa foi à l'idéal. « Rousseau, dit excellemment M. Paul Janet, est une sorte de platonicien imprégné de sensualisme. Il est spiritualiste comme Platon. Comme lui, il a le goût de l'idéal, le rêve du mieux. » Ce rêve du mieux, voilà justement la voix intérieure qui le sauvait de lui-même, en l'élevant audessus des sophismes de sa raison et des misères de son être moral. Pour obéir à ses appels, il a souffert ; lui aussi, il a cherché, en gémissant, et c'est ce dont il faut le louer pour finir

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Eugène LINTILHAC.

DU STYLE ORATOIRE ET DE LA DÉCLAMATION

DANS ROUSSEAU

Depuis Bossuet, la littérature avait perdu le tour oratoire. Fontenelle et La Motte, les écrivains les plus en vue, étaient des esprits secs et froids, qui dans la poésie avaient banni les images et dans la prose les grands

* Précis de la Littérature française, II volume, p. 250-257. Librairie classique E. André, Paris, 1894.

mouvements. Voltaire et Montesquieu avaient décidément rejeté le style périodique avec ses développements pompeux et sa magnificence décevante. La critique, qui était leur premier besoin et le fonds même de leur génie, eût été étouffée par cette végétation touffue et souvent parasite que le lieu commun fait épanouir1. Les défauts, les vices des institutions établies, ils les voyaient, ils les sentaient, mais sans transports, et comme des gens d'esprit qui ne veulent pas être des dupes. Ils n'étaient pas fâchés de communiquer à leurs contemporains les réflexions vives et piquantes que leur suggérait la vue des choses; mais donner l'assaut, lancer des tirades contre les puissants qu'il était bien. plus facile et plus sûr de railler en petit comité, prendre des attitudes de tribun et de révolté, faire sonner aux oreilles d'un peuple imbécile les grands mots de droit, justice, humanité, liberté, cela n'était ni dans leur goût, ni dans leur tempérament, ni dans leurs moyens. Cette position, dont nul ne se souciait, Rousseau s'en saisit. Aussi bien, les idées dont il se fit l'apôtre ne pouvaient se produire que sous la forme oratoire. Il ne s'agissait plus de décocher çà et là quelques traits spirituels faits pour les délicats: il fallait frapper les imaginations, entraîner. Les sceptiques et les critiques eurent beau

1. L'écrivain indique avec sagacité l'une des causes principales qui firent renoncer à la construction périodique dans le style, au XVIIe siècle. La critique, en effet, où excellèrent les écrivains de cette époque, met en œuvre un nombre infini d'idées qu'il serait trop long de revêtir chacune d'une ample période. L'esprit de discussion qui anime la critique est vif et pressé et veut un style alerte. Mais en outre, au xvIII° siècle, on suivait de moins près les modèles latins; le grand styliste romain, Cicéron, était moins pratiqué que les publicistes de l'Angleterre, et ce n'était pas chez Swift ou Bolingbroke que l'on pouvait apprendre à dérouler une phrase à longs replis. Il faut ajouter à ces deux raisons une troisième plus importante et qu'elles supposent l'une et l'autre. La phrase périodique convenait au sérieux, à la gravité des écrivains du XVII siècle; s'il fallait caractériser l'esprit des écrivains suivants, le mot de frivolité ou de légèreté serait de mise; un tel esprit affecte dans la conversation et le style des grâces légères et emploie de préférence de petites phrases menues et vives. On voit ainsi que le nouveau style répondait à des objets, à des sympathies, à un esprit nouveau.

se récrier, prétendre que ces déclamations sonores et souvent paradoxales étaient un défi au bon sens public, qu'un esprit sérieux n'avait point recours à de tels moyens; ils eurent beau prédire bruyamment un réveil de la raison qui ferait justice de toute cette charlatanerie de paroles c'est le contraire qui arriva. Non seulement le public accepta, admira la forme nouvelle; mais les philosophes eux-mêmes furent séduits et se mirent à l'unisson. A partir de 1760, le ton de la littérature est changé, il redevient oratoire. Les Holbachiens' essayent de déclamer; l'honnête Thomas déclame, Marmontel déclame; Diderot arrache sa lourde plume à l'abbé Raynal, et remplit des plus véhémentes tirades cette indigeste Histoire des établissements des Européens dans les Indes; l'Académie provoque chez les concurrents à ses prix des débordements d'éloquence; le moindre procès suscite tout à coup des mémoires qui tournent à la philippique; Linguet et Beaumarchais adressent à l'opinion publique les appels les plus passionnés; Voltaire lui-même est entraîné, il se sent orateur, il plaide, il est l'avocat de tous les opprimés. Qui a déterminé ce mouvement universel? Rousseau.

Il clôt la période de critique et ouvre la période déclamatoire. Il est le premier maître de ceux qui rédigèrent les fameux cahiers et jetèrent à tous les échos les éclats de la tribune française. Les orateurs véhéments comme Mirabeau et Danton, les parleurs sentencieux et larmoyants comme Robespierre, les doctrinaires impitoyables comme Saint-Just, les énergumènes comme Marat, tous procèdent de lui, tous reproduisent à un degré quelconque ses idées, ses sentiments, son langage. C'est dans les écrits de Rousseau qu'il faut chercher l'origine du jargon révolutionnaire et sentimental. Il a donné la note et les principaux motifs, cela

1. L'école du baron d'Holbach, philosophe allemand, naturalisé français, et auteur du Système de la Nature.

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