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DE LA SENSIBILITÉ DE ROUSSEAU

Si l'art est, selon le mot de Bacon, l'homme ajouté à la nature, nul écrivain n'a été plus artiste que Rousseau. Il a étendu, suivant sa propre expression, « son âme expansive » à tous les objets de la sphère où il se mouvait et qu'il a remplie de ses affections. Il a projeté son moi sur la nature matérielle et morale, avec une puissance telle qu'il l'a recouverte parfois jusqu'à la masquer. C'est en ce sens qu'on peut lui appliquer pleinement le mot d'Horace à Virgile, dans Fénelon: « Vous animez et passionnez toute la nature ». Certes il avait le droit de s'en dire « le peintre et l'apologiste », avec cette réserve toutefois qu'il s'est partout peint lui-même, et qu'il a fait constamment sa propre apologie, à propos de la nature.

Il est lui-même la substance, l'occasion et la fin de ses écrits. Ce qu'ils racontent surtout, c'est le drame intérieur de sa personnalité qui se construit et s'affirme, s'exalte ou se perd à travers le tumulte de ses passions et de ses raisonnements, de ses tentations et de ses idées, de ses rêves et de ses expériences, toujours inquiète d'ailleurs, toujours tyrannisée par « le sentiment plus prompt que l'éclair », si bien qu'il s'écriait : « On dirait que mon cœur et ma tête n'appartiennent pas au même individu ».

Qu'est-ce, en effet, que sa politique, sinon la constitution de sa patrie, idéalisée, modelée sur ces républiques antiques dont Plutarque lui avait donné la nostalgie dès l'enfance? Sa pédagogie est une généralisation de sa méthode d'autodidacte que les circonstances et son tempérament lui avaient imposée. Sa religion n'est que l'expression de l'admiration qu'il avait conçue pour la beauté et l'harmonie de

la nature, dès le premier éveil de son incomparable sensibilité. Mais voulons-nous prendre sur le fait sa personnalité s'érigeant en règle universelle, en commune mesure de tout, regardons-le construire sa morale. Il déclare quelque part : « Quant à la sensibilité morale, je n'ai connu aucun homme qui en fût autant subjugué ». Croyez-vous que ce soit là un aveu de faiblesse et qu'il va charger sa raison de surveiller les écarts de sa sensibilité? Bien au contraire, il fera de nécessité vertu. C'est à la raison d'être l'humble servante de la sensibilité. Il le déclare formellement en ces termes : « La raison prend à la longue le pli que le cœur lui donne... Si c'est la raison qui fait l'homme, c'est le sentiment qui le conduit... La sensibilité est le principe de toute action ». Les épicuriens mettaient la volupté sur le trône et lui donnaient toutes les vertus pour servantes; Rousseau y met la sensibilité, et non seulement toutes les vertus prennent son mot d'ordre, mais la science ellemême est sa sujette. Écoutez plutôt : « Si nous sommes petits par nos lumières, nous sommes grands par nos sentiments ».

comme

<< Travaillons donc à bien penser, c'est de là qu'il faut nous relever, » disait Pascal, sous l'influence de Descartes.« Travaillons donc à bien sentir »>, hasarde Rousseau, et il prétend démontrer que le reste suivra, à savoir la dignité avec le bonheur, la science et la religion nécessaires et suffisantes. «< Hélas! disait son admiratrice Mme Roland, devant un coucher de soleil qui la transportait, quel dommage que les sentiments ne soient pas des preuves! » Il a comparé une fois vaguement son entreprise avec celle de l'auteur de la Méthode et il avait raison plus qu'il ne pensait. Comme penseur il a été, risquons le mot, le Descartes de la sensibilité.

Comme écrivain, il est le plus illustre exemple des

dangers et des avantages de la prédominance du sentiment dans la conduite du talent et dans celle de la vie, et il a pu être appelé par Lamartine, avec une malignité éloquente, « le tribun des sentiments justes et des idées fausses ». De là ses erreurs de logique, de goût et de conduite, car le sentiment est une source trouble pour la vérité; de là cette unité de système plus formelle qu'essentielle, organique pour ainsi dire, comme le moi ondoyant et divers au centre duquel trônait cette orgueilleuse sensibilité; mais de là aussi cette exaltation soutenue, qui enlève les cœurs, ce feu sacré qui flamboie dans son style et fascine l'esprit.

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Le premier jet est une lave brûlante chargée de scories; mais elles se volatilisent au creuset d'une méditation intense; puis, ce « puissant ouvrier», comme l'appelle Victor Cousin, forge, lime, polit sa matière avec une longue patience alors le bel outil, et combien adapté à sa fin! Dans la dialectique, il a le liant et le piquant d'une épée; dans l'invective, il a le tranchant et le poids de la hache. Mais c'est partout le mème métal, brillant, solide et de bon aloi. Rousseau en fixe le titre avec des scrupules infinis dont témoignent ses manuscrits, et aussi quelques lettres où il traite de son art.

Il aime par-dessus tout les vérités de l'expression, et la correction lui est sacrée, comme la plus précieuse de ces vérités. Il pousse cet amour jusqu'à ne reculer à l'occasion devant aucun de ces « détails familiers et bas, mais vrais et caractéristiques », dont il dit ironiquement qu'ils «< sont bannis du style moderne ». Il les y a fait rentrer de vive force, et, en ce sens, il peut être tenu pour un précurseur du naturalisme contemporain. Ne lui reprochons pas trop fort d'avoir brillanté son style avec un alliage trop visible de prosopopées et d'apostrophes; il nous a répondu : « Il n'y a qu'un géomètre et un sot qui puissent parler sans

figures ». D'ailleurs, aux endroits les plus purs, comme les plus suspects de ses écrits, à ceux où son art de rhéteur s'étale le plus visiblement, il pourrait répéter cette déclaration qui se lit dans une préface longtemps inédite de ses Confessions: « Mon style inégal et naturel, tantôt rapide et tantôt diffus, tantôt sage et tantôt fou, tantôt grave et tantôt gai, fera lui-même partie de mon histoire ». Il est vrai, et dans aucune langue on ne rencontre un style aussi personnel, et c'est par là que Rousseau est, en dépit de ses outrances de ton, « un si grand écrivain », au jugement de La Harpe lui-même.

Il est vrai aussi de répéter ici avec Cousin : « Par ses défauts, comme par ses qualités, Rousseau est un excellent sujet d'étude ».

Mais, si la sensibilité est une bonne source pour le style, elle trouble la composition, et il faut bien avouer que celle des ouvrages de Rousseau est, en général, médiocre, bien que le Contrat social et l'Émile soient les livres les mieux construits du XVIIIe siècle. Et pouvait-il en être autrement avec sa manière de composer? « Je jette, dit-il, mes pensées éparses et sans suite sur des chiffons de papier; je couds tout cela tant bien que mal, et c'est ainsi que je fais un livre; j'ai du plaisir à méditer, chercher, inventer; le dégoût est de mettre en ordre. » Au reste, répétons-le, c'est un vice qui lui est commun avec tous ses contemporains.

Puis, ce défaut se trouve racheté chez Rousseau par le lyrisme, expression suprême de cette personnalité d'où nous avons vu que sortaient, comme d'une source intarissable, et le fond et la forme. C'est par l'éloquence toute subjective de ce lyrisme que Rousseau a fait une révolution dans l'art.

De lui date, en effet, l'avènement de l'individualisme dans la haute littérature. Quel coup de théâtre que l'entrée en scène de ce rude orateur surgissant de la

foule obscure, élevant la voix au nom des droits roturiers de la nature, qu'il prétend incarner, et fixant l'attention de tout ce beau monde doré, fardé et poudré, sur sa bure, sa misère et ses revendications de plébéien, puis sur toutes les hontes et les fiertés de son individualité trouble et tragique ! Quel émoi, des salons de Paris au château de Ferney, et quelle secousse dans tout le monde de la pensée et des lettres! La portée de tout cela est encore incalculable. On a dit qu'avec Figaro le tiers état avait fait son coup d'État dans la haute littérature; mais auparavant, avec Rousseau, le quatrième état avait fait le sien.

En France, il est l'un des plus incontestables promoteurs d'une double révolution celle de 89, dans l'ordre des faits; celle du romantisme, dans l'ordre intellectuel. Oui, il est, par Chateaubriand et Mme de Staël, ces disciples plus ou moins reconnaissants, le vrai père du romantisme, celui qu'on va chercher d'ordinaire au-delà du Rhin et de la Manche. Il a inême inventé le mot avec la chose, avant Stendhal. Toute la mélancolie de René, d'Obermann et de Lamartine découle de la sienne, et Musset le traduit avec sincérité, mais fidèlement, quand il s'écrie:

Rien ne nous rend si grands qu'une grande douleur.

Mais il n'a pas seulement rouvert la source des larmes. Il a dessillé les yeux de l'homme; il lui a appris à voir le paysage, avec tous ses accidents, ses perspectives et ses valeurs de tons, à le sentir, et à encadrer, pour ainsi dire, ses sentiments dans la nature ambiante. Dès lors le drame de la vie humaine eut ses décors, et voilà la plus importante découverte de la sensibilité lyrique, et en cela surtout il a mérité d'être appelé par M. Bersot «un trouveur de sources ». C'est ainsi encore que, selon le mot un peu précieux, mais si juste, de Sainte-Beuve, « il a mis du vert dans

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