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de liberté, mais apparemment plus nécessaire aux nations, puisqu'il ne souffre pas d'interruption; il s'agit de cette force protectrice des sociétés, qui se forme de leur consentement intelligent, et qui pourrait être le dernier progrès de la liberté dans ceux qui obéissent. Entre l'idéal de l'autorité, tel qu'il apparut à Bossuet sous la forme de la monarchie absolue tempérée par des lois fondamentales, et les dangereuses rêveries du Contrat social, on voudrait comme un corps de doctrines tirées de la science des besoins de l'homme et de l'expérience comparée des sociétés humaines, supérieur à toutes les formes de gouvernement et pouvant les perfectionner toutes. Il eût été digne de Montesquieu de tracer un idéal de l'autorité qui fût à jamais une lumière pour les gouvernants, une garantie pour les sujets, un obstacle insurmontable pour quiconque ne peut pas commander et ne veut pas obéir. Il n'y a pas songé. C'est une occasion perdue pour la France et pour l'esprit humain, et on le regrette, surtout en nos temps où les révolutions ont accoutumé de plus en plus les peuples à ne voir dans l'autorité qu'une dictature, et dans les gouvernements que des expédients.

Les erreurs de l'Esprit des lois sont d'ailleurs si peu impérieuses, si pures de déclamation, qu'il n'y a pas de risque qu'elles passionnent la foule ni ceux qui veulent prévaloir par la foule. Elles n'ont été pour rien dans nos malheurs publics. C'est au contraire le propre des vérités qui brillent dans ce livre, comme le feu toujours allumé sur l'autel de Vesta, d'avoir été pour quelque chose dans tous les biens de l'ordre civil dont nous jouissons. Les vérités nous ont défendus de la séduction des erreurs, et jusqu'au paradoxe de la vénalité des charges, que Montesquieu a eu le tort de défendre, ses belles idées sur la justice nous ont appris à le réfuter. Enfin, cette «joie secrète » qu'il a sentie, disait-il, «< toutes les fois qu'on a fait quelque règlement

qui allait au bien commun», il l'inspire à ceux qui lisent son livre, et il donne à chacun le désir de contribuer pour sa part au bien de tous. Il peut se faire qu'on sorte du commerce de Montesquieu un peu trop content de son esprit; mais on en sortira toujours meilleur citoyen *1.

D. NISARD.

* Histoire de la Littérature française, t. IV, p. 349-356, 12 édition. Didot, passim.

1. Comme l'a dit aussi M. Brunetière, que nous ne saurions trop citer sur ce sujet : « Toutes ces remarques ne sauraient faire que Montesquieu ne soit lui-même un très grand esprit, et son livre un livre essentiel dans l'histoire de la littérature française. Il marque d'abord une date, une époque même de la prose classique. Toutes ces considérations de droit public, toutes ces matières de politique et d'économie... enfouies jusque-là dans les livres savants et spéciaux..., l'Esprit des lois, pour la première fois, les faisait sortir de l'enceinte étroite des écoles, de l'ombre des bibliothèques, et, les mettant à la portée de tous, accroissait ainsi le domaine de la littérature de toute une vaste province de celui de l'érudition. C'est ce que Descartes, avec son Discours de la méthode, avait fait pour la philosophie, Pascal pour la théologie, dans ses Lettres provinciales, et c'est ce que faisaient, vers le même temps que Montesquieu, pour l'histoire, Voltaire, dans son Essai sur les mœurs, et pour la science, Buffon, avec son Histoire naturelle.

«Le livre eut un autre mérite ce fut de donner aux études historiques une direction nouvelle. Apologétique ou érudite avec les Bénédictins, polémique avec Bossuet, narrative avec Voltaire, l'histoire, avec l'Esprit des lois, devient philosophique, en ce sens qu'elle fait désormais consister son principal objet dans la recherche des causes. C'est l'Esprit des lois qui a dégagé les historiens de la superstition des modèles antiques, en leur proposant une autre ambition que d'imiter de loin César ou Tite-Live. Ce que l'on n'avait pas clairement discerné dans les Considérations, quoique la méthode y fùt déjà tout entière, on le vit à plein dans l'Esprit des lois ; et « comme un ouvrage original en fait toujours construire cinq ou six cents autres », quand on l'eut vu, on ne l'oublia plus. Voltaire même, autant qu'il le pouvait, se mit à l'école de Montesquieu; les Anglais suivirent et, de nos jours encore, chez Guizot. chez Tocqueville, chez M. Taine enfin, rien ne serait si facile que de retrouver l'influence de l'Esprit des lois ».

Il faut lire cette étude sur Montesquieu (Études critiques sur l'Histoire de la Littérature française, 4° série), que M. Brunetière termine par un mot qui met ce grand homme tout à fait à son rang Montesquieu,

si Français cependant, et voire un peu Gascon, est presque un plus grand homme encore dans l'histoire de la pensée européenne que dans celle de la littérature française ».

J.-J. ROUSSEAU'

DE L'INFLUENCE DE ROUSSEAU SUR LA SOCIÉTÉ
DU XVIII SIÈCLE

Il est permis de douter que jamais aucun écrivain ait exercé une influence aussi profonde et aussi diverse sur l'esprit d'un siècle entier que Jean-Jacques Rousseau. La plupart des philosophes, des poètes, des moralistes, des publicistes de génie, n'agissent que sur un nombre restreint d'esprits, sur une élite, qui entraîne, il est vrai, l'opinion générale, qui éveille des échos, mais ne fait guère pénétrer les idées dans cette multitude qui répète trop souvent des mots sans les comprendre. Leurs ouvrages, admirés et critiqués par quelques juges compétents, loués par un plus grand nombre avec peu de discernement, ne modifient guère ni les sentiments ni la conduite de la majorité des hommes. L'effet qu'ils produisent est lent, incertain, contrarié par des influences opposées, qui le détruisent à mesure qu'il se produit. Il est enfin borné à un certain ordre d'idées qui ne modifient pas la vie

entière.

Si nous passons en revue les principaux philosophes du XVIe siècle, qui cependant par leur ensemble ont profondément modifié l'esprit public, chacun d'eux en particulier n'a produit qu'un effet restreint. Montesquieu transforme l'histoire en raisonnant sur les 1. Annotation de G. Le Bidois.

causes des événements; il indique les principes d'une politique savante, qui accommode les lois aux intérêts multiples d'une société; son œuvre est grande et haute; mais par son élévation même et sa profondeur, bien plus que par ses défauts, elle échappe à l'intelligence de la multitude, qui bientôt s'emparera de la puissance réelle et ne se laissera gouverner que par ses passions.

Que dirai-je de l'oeuvre gigantesque et inachevée de Buffon? Elle excita l'enthousiasme de ses contemporains, non sans contradictions, mais elle était née caduque, par la nature même des sciences physiques dont la vie est le progrès, c'est-à-dire le changement; il en reste un beau monument d'un état momentané de la science; on y admire surtout les conceptions puis santes d'un homme et son génie d'écrivain et de peintre de la nature : le fruit de l'œuvre s'est desséché.

L'action de Voltaire sur la postérité a été plus étendue et plus durable. Cependant, de son œuvre dramatique, si ample et si diverse, quelles traces reste-t-il dans la poésie de notre siècle? Et de tant de chefs-d'œuvre de grâce, de bon sens et de malice, que renferme la collection de ses poésies, est-il passé quelque chose dans les écrits de notre temps? N'est-on pas étonné que la nation dont nous faisons partie soit la même qui ait produit ces petits poèmes si délicats et si piquants? Voltaire, dans sa prodigieuse activité, a touché à tant de choses qu'il n'est peut-être étranger à rien de ce qu'a tenté l'esprit français depuis lui; mais pour quelle part compte-t-il dans le renouvellement de la poésie, des arts, des mœurs et des opinions, qui distingue le XIXe siècle des précédents? Il semble à certains égards qu'après avoir ruiné les croyances et les préjugés de l'ancienne France, il est allé rejoindre ce monde dont il faisait légitimement partie, et qu'il a été enseveli sous ses ruines. Ce qui reste de son esprit

dans les générations suivantes n'est guère qu'un bon sens fin et hardi, mais superficiel; une habileté prestigieuse à tourner en ridicule, à tort ou à raison, ce qu'on ne goûte pas; un mépris général des convictions. fortes, qui sont des puissances et souvent des consolations. Quant à la part de vérités philosophiques et politiques, d'ardeurs généreuses pour la justice et l'humanité, qui se trouve dans ses œuvres, il se confond en cela si bien avec ses contemporains, qu'il les efface seulement par la supériorité de la plume: il n'est toujours vivant que parce qu'il est le modèle d'une manière d'écrire exquise, où personne ne l'égale.

Jean-Jacques Rousseau, par son génie comme par ses défauts, par ses erreurs et par ses plus louables inspirations, a contribué plus qu'aucun autre homme à transformer la société française dans ses opinions, dans ses sentiments, dans ses goûts, dans ses mœurs, dans sa littérature; il l'a, pour ainsi dire, refaite à son image, soit directement par ses écrits, soit indirectement par ceux de ses disciples: on est étonné, à mesure qu'on y songe, qu'il ait été donné à un seul homme d'agir si puissamment sur l'esprit d'un siècle entier. Son influence a pénétré jusqu'aux derniers degrés de la société une multitude de personnes illettrées subissent, sans le savoir, l'action produite par ses livres, raisonnent et se conduisent d'après ses principes, sans l'avoir jamais lu. (Début de la Leçon d'ouverture du Cours sur J.-J. Rousseau, 5 décembre 1883 '.)

L. CROUSLÉ.

NOTICE SUR LÉON CROUSLÉ

L. Crouslé, né à Paris en 1830, camarade et ami de Taine à l'École normale, occupa la chaire d'Éloquence française à la

1. Le même sujet a été repris et développé par M. Crouslé, qui a bien voulu mettre à notre disposition ce travail inédit. C'est pour nous un grand honneur et un encouragement précieux, dont nous lui gardons une vive reconnaissance.

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