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destructive encore, sur laquelle il est singulier qu'il se taise, c'est le coup porté à la constitution romaine par les Gracques. Le nœud du drame est à cette époque, si fameuse et si fatale. Personnages des plus considérables dans toute histoire, hommes qui emportent tout dans l'histoire de leur pays, les Gracques seront à jamais un sujet de jugements contradictoires, et admirés même de ceux qui les condamnent. Il y a plus d'un exemple, dans les Considérations, de questions historiques auxquelles Montesquieu semble se dérober. Il s'y rencontre aussi plus d'un jugement sans considérants. Par exemple, est-ce assez de dire des lois de Rome que, bonnes pour faire un grand peuple, elles deviennent impuissantes pour le gouverner? Ce qu'on voudrait savoir, c'est par quelle condition des choses humaines les mêmes lois qui ont aidé une petite république à grandir, lui sont à charge quand elle est grande. Montesquieu nous le laisse à chercher, au risque de ne le trouver pas et, en attendant, de décider de la chose à la légère.

Beaucoup s'accommodent de la discrétion de Montesquieu, et ce ne sont pas les moins passionnés de ses admirateurs. Ils lui savent gré de compter sur eux. Ils ne devinent pas le secret, ils n'y essayent même pas; il leur suffit de se croire de ceux auxquels on donne de ces secrets-là à deviner. Pour moi, qui n'admire Montesquieu que pour les lumières que j'en reçois, là où ce grand esprit pose la question en me laissant la charge de la résoudre, je cesse de l'admirer. Les livres qui traitent de la politique, de l'histoire, des gouvernements, où nous sommes la plupart ignorants ou prévenus, ne doivent pas nous laisser la décision, car ce qui nous reste de telles lectures, c'est la vanité d'être institués juges de telles choses, et le penchant à critiquer d'autant plus vif qu'on sait moins ce qu'on critique.

Dans le Discours sur l'histoire universelle, on ne court aucun de ces risques. Bossuet ne pose point de

très court', quoiqu'il n'en dise rien qui ne soit considérable. Il n'aime pas la décadence; il en détourne la vue; mais de ce regard détourné et fugitif il n'en aperçoit pas moins les causes principales. Montesquieu s'y plaît, et comme il arrive aux hommes de génie, dans leur sujet de prédilection, il y excelle. Il n'était pas loin encore du temps où il avait raillé la décadence du grand règne, et il écrivait les Considérations avec la plume qui venait d'achever les Lettres persanes. Lui aussi avait son « maître si maître », le grand peintre des décadences, Tacite.

Des deux principales causes qu'il a signalées, les guerres loin de Rome qui habituent les soldats à ne considérer plus que leurs chefs « et à voir de plus loin la ville », et la substitution d'un faux peuple romain au vrai peuple détruit par les guerres civiles et étrangères, Bossuet avait touché à la première, et où Bossuet a touché il montre le chemin. Pour la seconde, peu s'en faut qu'il ne l'ait développée, à l'enlever à jamais même aux esprits de la force de Montesquieu. Mais ce que Montesquieu a vu après Bossuet, il eût pu le voir sans l'aide de Bossuet, et il y a une manière de développer les pensées d'un autre qui équivaut à les trouver.

Ces deux causes ont été si actives et si puissantes, que Montesquieu leur donne leur vrai nom en les appelant des causes de destruction. Il en est une autre plus

1. Bossuet parle à peine de la décadence romaine. Montesquieu, au contraire, ne donne que sept chapitres à la grandeur de Rome, et en consacre seize à sa décadence. Cette différence vient peut-être de ce que le premier est surtout un orateur, et le second un écrivain politique avant tout Bossuet se complait à exprimer en termes magnifiques la grandeur de Rome, et Montesquieu, qui, dans l'étude du passé, pense au présent, veut connaitre les causes de sa décadence, pour en préserver son pays. Dans tous les cas, la distinction précédente entre ces deux grands esprits est fondamentale, quoiqu'on la néglige quelquefois, et fournit la véritable caractéristique de leur génie respectif. Presque toutes les différences qu'on a signalées entre les deux écrivains dérivent de celle-là, qu'il faut avant tout retenir.

destructive encore, sur laquelle il est singulier qu'il se taise, c'est le coup porté à la constitution romaine par. les Gracques. Le noeud du drame est à cette époque, si fameuse et si fatale. Personnages des plus considérables dans toute histoire, hommes qui emportent tout dans l'histoire de leur pays, les Gracques seront à jamais un sujet de jugements contradictoires, et admirés même de ceux qui les condamnent. Il y a plus d'un exemple, dans les Considérations, de questions historiques auxquelles Montesquieu semble se dérober. Il s'y rencontre aussi plus d'un jugement sans considérants. Par exemple, est-ce assez de dire des lois de Rome que, bonnes pour faire un grand peuple, elles deviennent impuissantes pour le gouverner? Ce qu'on voudrait savoir, c'est par quelle condition des choses humaines les mêmes lois qui ont aidé une petite république à grandir, lui sont à charge quand elle est grande. Montesquieu nous le laisse à chercher, au risque de ne le trouver pas et, en attendant, de décider de la chose à la légère.

Beaucoup s'accommodent de la discrétion de Montesquieu, et ce ne sont pas les moins passionnés de ses admirateurs. Ils lui savent gré de compter sur eux. Ils ne devinent pas le secret, ils n'y essayent même pas; il leur suffit de se croire de ceux auxquels on donne de ces secrets-là à deviner. Pour moi, qui n'admire Montesquieu que pour les lumières que j'en reçois, là où ce grand esprit pose la question en me laissant la charge de la résoudre, je cesse de l'admirer. Les livres qui traitent de la politique, de l'histoire, des gouvernements, où nous sommes la plupart ignorants ou prévenus, ne doivent pas nous laisser la décision, car ce qui nous reste de telles lectures, c'est la vanité d'être institués juges de telles choses, et le penchant à critiquer d'autant plus vif qu'on sait moins ce qu'on critique.

Dans le Discours sur l'histoire universelle, on ne court aucun de ces risques. Bossuet ne pose point de

problèmes, et ne jette pas de pâture à nos doutes. Tout est décision et conclusion. Point de jugement sans les motifs, et point de motifs dont notre bon sens ne puisse à l'instant vérifier la justesse. C'est proprement la morale de ce Discours. L'explication qu'il nous donne de l'élévation et de la chute de Rome fait à chacun de nous sa part personnelle et sa leçon. Il nous apprend par quelles qualités nous pouvons contribuer à la grandeur de notre pays, par quels défauts nous risquons d'en hâter la décadence. Les Considérations, sans nous enseigner le contraire, nous cachent souvent nos torts ou diminuent notre part de devoirs dans les fortunes de notre patrie; elles nous disposent à juger, du haut de notre innocence, ceux qui portent le fardeau des affaires publiques. Je sors d'une lecture du Discours résolu, à moins exiger des gouvernements et plus de moi-même. Les Considérations me laisseraient croire que je n'ai point à m'aider pour être bien gouverné, et que ceux qui gouvernent m'ont pris ma place. Aussi, ne faut-il entrer dans les Considérations qu'armé contre leurs séductions de la sagesse supé

rieure du Discours.

Je ne compare pas ces deux grands monuments pour élever l'un aux dépens de l'autre. La comparaison sert à faire voir non des infériorités, mais des différences, dont la vérité historique, la morale et la langue ont profité; seulement, on me pardonnera de garder une secrète préférence pour le Discours, comme plus propre à me conduire et comme faisant sortir pour tous, de l'étude de l'histoire, la vérité qu'il nous importe le plus d'avoir présente, à savoir que les vertus privées font seules la grandeur publique. Mais cette préférence ne me gâte ni le plaisir que j'ai à apprendre dans Montesquieu des choses si considérables avec si peu d'efforts, ni les nouveautés de cette étude du cœur humain transportée de l'homme aux sociétés, de l'individu aux

nations; ni les beautés de ces portraits des grands personnages historiques, tirés de la demi-obscurité où les avait laissés l'art ancien et qui nous font lire dans ces âmes profondes avec l'œil de Montesquieu; ni tout cet esprit des Lettres persanes, assaisonnant les vérités les plus élevées; ni cette langue si neuve, qui a gardé la justesse et la propriété de l'ancienne, et qui la rajeunit sans y mettre de fard. Je ne parlerais même pas de quelques fleurs mêlées parmi toutes ces beautés, si Montesquieu n'eût reproché à Tite-Live d'en jeter sur << les énormes colosses de l'antiquité ». Il faut le noter, non pour trouver un si grand esprit en faute, mais comme un avis donné aux plus habiles, de prendre garde si ce ne sont pas leurs propres défauts qu'ils reprochent aux autres, et de parler avec ménagement des Anciens *.

D. NISARD.

DE L'ESPRIT DES LOIS >>>

Quand l'Esprit des lois parut, l'impression dominante fut l'étonnement mêlé de respect. L'épigraphe hautaine prolem sine matre creatam refroidissait les plus hardis à jeter dans les conversations mondaines de ces jugements légers et piquants, si fort goûtés en France. Le livre n'était pas d'une lecture facile d'abord; mais on sait que cela n'arrête guère les jugeurs de salons; et puis il était absolument nouveau ; les termes de comparaison manquaient : il n'y avait, pas moyen de le rapprocher de la Politique tirée de l'Écriture sainte de Bossuet, ni de la Polysynodie de l'abbé de SaintPierre il eût fallu remonter jusqu'à la République de

Histoire de la Littérature française, t. IV, p. 323-333, passim. Paris, Didot. 1. Enfant né sans mère, ce qui signifiait évidemment que Montesquieu n'avait pas eu de modèle. On dit que plus tard, dans le monde, il l'expliquait autrement: Sans mère voulait dire sans liberté. Mais rien n'est

moins certain. [A.]

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